Très célèbre (trop ?) est le vers de Ronsard :
Comme on voit, sur la branche, au mois de mai, la rose [...]
Il mérite attention quant aux intentions et aux effets de son rythme :
- deux anapestes (comme on voit / sur la branche),
- un péon IV (au mois de mai)
- un iambe (la rose)
Soit, en indiquant atones et toniques respectivement par a et T (la reprise de la notation quantitative antique, pour fréquente qu'elle soit, induit des confusions) :
aaT aaT aaaT aT
Le premier hémistiche nous installe dans l'anapeste, le rythme français le plus classique et le plus doux, et nous fait dnc attendre un alexandrin tout anapestique (aaT aaT aaT aaT).
Attente déçue : le deuxième hémistiche ne reprend pas le premier, mais fait succéder un pied long, puis un pied court. Après l'égal, l'inégal. L'alexandrin contient donc les 3 pieds classiques de la métrique française.
Ceci pour la description. Mais, plus important : les intentions de cette répartition, les effets visés par le poète sur l'esprit du lecteur.
Il s'agit de la rose ; cette star va être mise en valeur en se faisant attendre. On commence, sans dire de quoi il s'agit, par une indication toute vide de comparaison : "comme on voit". Puis une indication de lieu ("sur la branche") ; puis une indication de temps ("au mois de mai"). On ne sait toujours pas de quoi il s'agit ; la disposition agace notre attente. Pour le moment, on est (si on ne connaît pas ou feint de ne pas connaître le poème) dans un état d'indécision, suspensif, hésitant, comparable (en partie) à la poétique symboliste de la potentialité (La Jeune Parque) ; comparable aussi (en partie) à la structure phrase allemande, où, le verbe venant à la fin, ce n'est qu'au dernier mot que le sens apparaît vraiment et se synthétise (Hegel n'était pas allemand pour rien). Mais ici, c'est une attente sémantique, de contenu (de quoi s'agit-il ?) et cette attente sera résolue sous la forme d'une réponse enfin donnée quand le lecteur sera "mûr" : "la rose".
Avec grande douceur, Ronsard l'artiste "ingénieur de cervelle" joue sur les nerfs du lecteur, l'impatiente. En classique, dirait Valéry "il spécule sur l'attente qu'il crée" (contrairement aux Romantiques et aux Modernes qui spéculent sur la surprise). Il sait "faire attendre le mot le plus tendre" (Valéry). Il sait nous faire tendre, nous faire désirer, aiguiser notre appétit. La rose est mise en vedette, c'est-à-dire apparaît en dernier, après les seconds couteaux, après les déterminations vides de temps et de lieu. Le poète lui prépare la place, creuse notre désir. Par la position finale, mais aussi par la gradation, discrète et efficace, qui va de l'anapeste (3 syllabes) au péon IV (4 syllabes ; le IV indique non le nombre de syllabes, qui est toujours de 4 dans le péon, mais la place de l'accent, qui se trouve ici sur la 4°).
Subtile cuisine pourvoyeuse de délices.
L'autre géant de l'époque, Du Bellay, use exactement du même procédé à une fin exactement symétrique. Ce grand malade qui chante son mal commence ainsi son célèbre sonnet à Magny :
Vu le soin ménager dont travaillé je suis
On retrouve le schéma : aaT aaT aaaT aT
Mais ici, il s'agit de faire attendre un moi souffrant, dévasté, mélancolique, qui n'existe presque plus. En français contemporain : "vu les douleurs intérieures qui me torturent...".
Les poètes du temps ne craignaient pas de s'exprimer comme des notaires ou des juristes : Vu le décret n° X, etc... Le poète explique, s'explique, et se montre lui-même relégué tout au fond du vers, en bout de course, en cinquième roue de la charrette. Le procédé rythmique est le même que ci-dessus chez Ronsard, inutile de détailler. Sauf que l'opposition maximale de quanttié est entre "dont travaillé" (4 syllabes) et le maigre, l'étique, le cachectique "je suis" (2 syllabes). Ce "je suis" est bien loin de sonner triomphalement comme un "sum" cartésien, syllabe par laquelle (début de la 2° Méditation) je me sors instantanément de la perdition, je la convertis en repérage intégral, en me définissant comme point de référence de toutes choses, un repère que je ne saurais perdre puisque je le suis. Ici, au contraire, le moi du poète est écrasé, résiduel, presque anéanti par la douleur.
Et, grammaticalement, ce moi n'est pas sujet, mais objet ; victime même. C'est le "soin" qui est sujet (un "soin" qui est l'antithèse du "care" dont on parle ces temps-ci) : la douleur est sujet grammatical, mais aussi sujet réel dont je suis le jouet. Ce n'est pas du tout le positif "je suis" ; c'est au contraire "je suis travaillé", forme éminemment passive, accentuée par une inversion qui n'est pas seulement facilité poétique, mais qui renforce grandement la perception sensible de cette indication (c'est à cela que se reconnaissent les vrais poètes classiques : le son renforce le sens, lui adjoint les effets puissants parce que souvent inaperçus d'une mimétique rythmique ou colorée).
Le merveilleux de ce vers, c'est donc la traduction, par des moyens très classiques, d'une vision très moderne d'un moi souffrant, déficient, lacunaire.
Ronsard et Du Bellay usent du même procédé pour exposer un mot, tantôt en gloire, tantôt en misère. La fin du vers n'est pas seulement le bout du décompte des syllabes réglementaires, ni le lieu d'une rime obligée : il n'y a pas eu lieu de faire intervenir la rime pour montrer combien cette dernière syllabe est poussée par celles qui précèdent jusqu'à acquérir, avec une grand économie de moyens, le statut d'une position extrême. Un Capitole, une Roche Tarpéienne.
ooooo
Incidemment, on peut rapprocher ce premier vers de Du Bellay du premier vers du fameux poème de Wordsworth sur la "mort" de sa sœur Lucy (poème qui a connu une étrange fortune psychédélique) :
A slumber did my spirit seal
Ici, le rythme est tout iambique : aT aT aT aT (l'anglais y tend puissamment), donc proche d'une marche funèbre, ou du choc rythmique du marteau qui cloue un cercueil, celui de Lucy, mais aussi celui de l'âme du poète. Mais c'est l'hébétude ("slumber") qui est sujet, très habilement renforcée par l'article indéfini ("a") et par le "did" explétif, de pure insistance, jusqu'au choc final du sceau ("seal"), sans préjudice d'une association, par le S initial commun à l'esprit et ce qui l'annule : Spirit / Slumber / Seal - le S, en outre, étant en position de tonique.
(un jour, je publierai ma traduction de ce poème très spécial ; pas commode...)