Michaux, Poteaux d'angle. Ce sont des aphorismes, tardifs. Conformément à la loi du genre, la moitié tombe à plat, en raison de l'humeur ou du parti-pris du lecteur, ou de l'heure, ou... Mais l'autre moitié ! richesse, finesse, profondeur, variété ! Le niveau de qualité et la justesse de ton m'évoquent successivement les silhouettes de Valéry, Nietzsche, Cioran, Rilke, Montherlant (eh oui ! ce n'est pas une insulte !), Muray, Gide, Pessoa, Chesterton – et quelques autres de beau gabarit. Pas mal de misanthropie ; un grand souci de l'intériorité (est-ce différent ?) ; une grande méfiance à l'égard de l'enlisement, de la sclérose.
J'aimerais recopier cette moitié si précieuse, mais Gallimard ne serait pas content. Prélevons quelques échantillons :
"La pensée avant d’être œuvre est trajet." Du pur Valéry.
"Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin." Parfait résumé de la vie et de l'œuvre de Bouvier, grand lecteur de Michaux.
"Celui qui acquiert, chaque fois qu’il acquiert, perd." Cousin de Rilke.
"Dans un pays sans eau, que faire de la soif ? De la fierté. Si le peuple en est capable" : Montherlant, oui oui !
Belle énigme mystique : "Qu’est-ce que tu es, nuit sombre au-dedans d’une pierre ?"
"Les arbres frissonnent plus finement, plus amplement, plus souplement, plus gracieusement, plus infiniment qu’homme ou femme sur cette terre et soulagent davantage" : c'est beau comme du Maurice de Guérin.
"Lorsqu’une idée du dehors t’atteint, quelle que soit sa naissante réputation, demande-toi : quel est le corps qui est là-dessous, qui a vécu là-dessous ?" Comment ne pas penser à Nietzsche ? Cf. "Pensées : décharges d’humeurs."
On trouve même la problématique centrale de Céline exposée en quatre lignes :
"Une chose indispensable : avoir de la place. Sans la place, pas de bienveillance. Pas de tolérance, pas de… et pas de…
Quand la place manque, un seul sentiment, bien connu, et l’exaspération, qui en est l’insuffisante issue."
Je venais de relire, toujours avec la même admiration et les mêmes réserves, des pages marmoréennes de Caillois sur la poésie. C'est somptueux. Et, en même temps, c'est verrouillé dans sa perfection. C'est du métal du plus haut prix - et c'est toujours le même métal. Toujours noble de la même noblesse (et, quant au contenu, toujours juste de la même justesse). Voici que j'en trouve le diagnostic, cruel, impitoyable dans sa netteté, dans un paragraphe de Michaux :
"Style : signe (mauvais) de la distance inchangée (mais qui eût pu, eût dû changer), la distance où à tort il demeure et se maintient vis-à-vis de son être et des choses et des personnes. Bloqué ! Il s’était précipité dans son style (ou l’avait cherché laborieusement). Pour une vie d’emprunt, il a lâché sa totalité, sa possibilité de changement, de mutation. Pas de quoi être fier. Style qui deviendra manque de courage, manque d’ouverture, de réouverture : en somme une infirmité."