jeudi 1 août 2019

Prendre du recul



  L'ambiance de l'époque a sur nous des effets comparables à ceux du sentiment amoureux. Nos jugements, que l'on croit clairs et libres, sont en réalité constitués, musclés, dopés, boostés, présentés comme évidents et lumineux, non par notre raison, mais par une onde immense, que ce soit par la puissante vague de l'air du temps (le Zeitgeist, qui est très Zeit et très peu Geist), ou bien par le déferlement des hormones. La certitude de juger par soi-même, et de juger bien, est d'autant plus grande qu'elle est moins fondée. Pour être sûr de soi de façon aussi monolithique, il faut ne pas penser par soi-même (donc ne pas penser vraiment), mais être le pantin de quelque force autre et infiniment supérieure à notre chétif jugement. Notre moi n'a de part à ces choix que par une mince superficie brillante qui suffit à nous leurrer ; tout le solide, l’épaisseur, l’Hinterland, nous est étranger. 
  Il faut sortir de l'amour, sortir de l'époque, pour que se rétablissent les justes proportions, par disparition de tant de force et de chaleur étrangères.
  Sagesse des méthodes d'autrefois : on entraînait les esprits à la pensée sur des sujets bien anciens, bien fanés, qui n'intéressent plus personne, qui ne provoquent plus des flots d'enthousiasme pour ou contre. Dépassionner ; juger à distance ; sortir de cette grande vague où se perdent les individualités et où se noie la liberté du jugement. Pour se former l'esprit, réfléchir sur ce dont il n'est question ni dans les média, ni dans la cour de récréation, ni autour de la table familiale. Réfléchir uniquement sur ce qui n'intéresse pas. Car l'intérêt empêche de penser. 



Claudel : le vers



« La grande punition inventée par les pions, c'est de copier des vers. Les vers sont la forme officielle de pensum. Elève Machin, vous me ferez cent vers ! » (Sur le vers français, Pléiade p. 29, note)
Si on lit rapidement, on peut ne pas apercevoir que, pour une phrase dénonçant l'usage punitif du vers, Claudel ne peut s'empêcher, sinon de versifier, du moins de rythmer : 
La grande punition (6)
inventée par les pions, (6)
c'est de copier des vers. (6)
Les vers sont la forme officielle de pensum. (12, mais non césuré)
Élève Machin, (5)
vous me ferez cent vers ! (6)
Les trois premières séquences de 6 ont une belle force insistante, un martèlement efficace : les deux premières riment, et la troisième s'étale grassement, transforme en dégoût ce qui devrait être délectation. Cette petite note de rien du tout, si on la lit et relit, est pleine d'enseignement sur la pulsation claudélienne, son utilisation de structures classiques et non-classiques, de pair et d'impair, de césuré et de non-césuré.

On peut lire aussi, en octosyllable rogue :
Élèv' Machin, (4)   vous m'f'rez cent vers ! (4)


Amiel (3 extraits)


trois textes sans commentaire ni présentation
(ils se suffisent)

26 septembre 1857 t. III 407-8 : 
« À 10 1/2 heures du soir, sous le ciel étoilé, une troupe de campagnards, embossés près des fenêtres des Malan, avec de la lumière, hurlaient des chansonnettes désagréables. Pourquoi ce croassement goguenard de notes volontairement fausses et de paroles dérisoires, égaie-l-il ces gens ? pourquoi cette ostentation effrontée du laid, pourquoi cette grimace grinçante de l'anti-poésie est-elle leur manière de se dilater et de s'épanouir dans la grande nuit solitaire et tranquille ? Pourquoi ? Par un secret et triste instinct. Par le besoin de se sentir dans toute sa spécialité d'individu, de s'affirmer, de se posséder exclusivement, égoïstement, idolâtriquement, en opposant son moi à tout le reste, en le mettant rudement en contraste avec la nature qui nous enveloppe, avec la poésie qui nous ravit à nous-mêmes, avec l'harmonie qui nous unit aux autres, avec l'adoration qui nous emporte vers Dieu, Non, non, non ! moi seul et c'est assez, moi par la négation, par la laideur, par la contorsion et l'ironie; moi dans mon caprice, dans mon indépendance et dans ma souveraineté irresponsable ; moi affranchi par le rire, libre comme un démon, exultant de spontanéité, moi maître de moi, moi pour moi, monade invincible, être suffisant à soi, vivant enfin une fois par soi-même et pour soi-même : - voilà ce qui est au fond de cette joie ; un écho de Satan, la tentation de se faire centre, d'être comme un Elohim, la grande révolte. Mais c'est aussi la vision rapide du côté absolu de l'âme personnelle, l'exaltation grossière du sujet constatant par l'abus le droit de sa subjectivité, c'est la caricature de notre plus précieux privilège, c'est la parodie de notre apothéose, et l'encanaillement de notre suprême grandeur. Beuglez donc, ivrognes ; votre ignoble concert dans ses titubations charivariques révèle encore sans le savoir la majesté de la vie et la puissance de l'âme ; dans sa repoussante vulgarité, il n'appartient encore qu'à l'être supérieur, lequel, même en s'avilissant ne s'abuse pas tout entier et qui même en multipliant sur ses membres les chaînes de la matière, fait encore dans l'entrechoquement des anneaux de cette chaîne résonner le bruit divin de la liberté. »

30 décembre 1850 : 
« Je viens de feuilleter les œuvres complètes de Montesquieu et ne puis rendre encore bien l’impression que me fait ce style singulier, d’une gravité coquette, d’un laisser-aller si concis, d’une force si fine, si malin dans sa froideur, si détaché en même temps que si curieux, haché, heurté comme des notes jetées au hasard, et cependant voulu. Il me semble voir une intelligence, sérieuse et austère par nature, s’habillant d’esprit par convention. L’auteur désire piquer autant qu’instruire. Le penseur est aussi bel esprit, le jurisconsulte tient du petit maître et un grain des parfums de Gnide a pénétré dans le tribunal de Minos. C’est l’austérité telle que l’entendait le siècle en philosophie et en religion. Dans Montesquieu la recherche, s’il y en a, n’est pas dans les mots, elle est dans les choses. La phrase court sans gêne et sans façon, mais la pensée s’écoute. »


2 décembre 1851 : 
« Fais en toi la part du mystère, ne te laboure pas toujours tout entier du soc de l'examen, mais laisse en ton coeur un petit angle en jachère pour les semences qu'apportent les vents, et réserve un petit coin d'ombrage pour les oiseaux du ciel qui passent ; aie en ton âme une place pour l'hôte que tu n'attends pas, et un hôtel pour le dieu inconnu. Et si un oiseau chante dans ta feuillée, ne t'approche pas vite pour l'apprivoiser. Et si tu sens quelque chose de nouveau, pensée ou sentiment, s'éveiller dans le fond de ton être, n'y porte point vite la lumière ni le regard ; protège par l'oubli le germe naissant, entoure-le de paix, n'abrège pas sa nuit, permets-lui de se former et de croître, et n'ébruite pas ton bonheur. Œuvre sacrée de la nature, toute conception doit être enveloppée du triple voile de la pudeur, du silence et de l'ombre. »

Amiel selon les éditions



Son Journal intime (17 000 pages) semblait impubliable dans son intégralité. Et pourtant les Editions "L'Âge d'Homme" en ont fait, en 12 volumes, un des fleurons de l'édition du XX° siècle. Grâces soient rendues à ceux qui ont mené à bien ce labeur colossal et scrupuleux. 
Et pourtant... Et justement... Hormis les bibliothèques solides et quelques érudits, nul ou presque ne dispose de ce monument. 
Sitôt la mort du grand velléitaire, son ami Scherer a procuré, avec une préface de qualité, deux volumes d'extraits, ce qui n'est pas si mal, réédités ensuite avec quelques modifications. En 1923, Bouvier, neveu de la légataire du Journal [et grand-père de Nicolas B.], en a publié 3 volumes (édition que je n'ai pu consulter). 
Amiel n'a donc pas été oublié. Mais la vision qu'on a eue de lui a été très limitée, et surtout très sélective (le public n'en retient que le "paysage / état d'âme"). Scherer par exemple conserve le meilleur, le plus intelligent, le plus beau, le plus fin, et gomme pudiquement les ressassements, les vétilles qui sont le tissu conjonctif de cette vie toujours en panne. Il en ressort un auteur posthume de belle envergure, bien nettoyé de ses palinodies, de ses minuties pourtant essentielles. À le lire, il semble que "de minimis non curat prætor ».

Il en advient des mécomptes analogues à ceux concernant Léon Bloy, qui connut un sort parallèle : un "Journal inédit" immense, ressassant, effroyablement pathologique, et précisément passionnant par cela même qu'il nous montrait la rumination quotidienne d'un cerveau... spécial (litote exigée par la charité chrétienne). Le Journal publié de Bloy (2 volumes en Bouquins) ne manque pas d'intérêt ; mais toute l'écume des jours en a été ôtée. Heureusement là aussi, "L'Âge d'Homme" nous a fourni quatre énormes volumes qui n'excluaient strictement rien du quotidien du fameux "mendiant ingrat". Juger Bloy sur son Journal publié, c'est se méprendre, faute du cauchemardesque terreau de ces journées de froid, de faim, de litanies, de misère, d'absinthe et d'Eucharistie. 
Le vrai Amiel est dans les douze volumes, et pas ailleurs. Il n'apparaît que dans le contraste entre le sentiment d'impuissance, répété ad nauseam, et les éclatantes preuves contraires qui les illuminent de temps à autres (mais ces temps suffisent à en faire un très grand auteur). Tantôt on a vu en Amiel un velléitaire nombriliste, un stérile onaniste du vague à l'âme ; tantôt un poète (en prose) et un penseur, un psychologue des profondeurs. Une face, ou l'autre. Un esprit de haute volée, ou un fétu pathétique.

Actuellement, si l'on veut se faire une idée du Journal, on dispose, hormis l'édition monumentale, de deux publications qui ont le mérite d'exister, mais qui posent des problèmes différents. 
Depuis 2006, un reprint des 2 volumes de Schérer (Elibron classics). Mais, outre les problèmes susdits, on a pour cela repris l'édition de 1885, où manquent bien des textes splendides, qui se trouvent dans l'édition de 1911 par exemple. On peut consulter ces deux volumes, mais il faut savoir qu'on y perd. 
Depuis 1987, aux Editions Complexe, une anthologie préfacée et établie par Roland Jaccard. Inutile de dire que c'est sur ce mince volume qu'on tombe inévitablement et depuis longtemps si on veut aborder cet auteur : très diffusé, bon marché, préfacier connu. Mais le titre est équivoque : "Du Journal intime". Ce qui signifie : "extraits du Journal intime", et aussi, ce qui est plus retors : "extraits du Journal intime à propos du Journal intime" (out of, mais aussi about…). C'est donc une anthologie extrêmement sélective qui est proposée : le Journal parlant du Journal. Ce serait très bien si on disposait par ailleurs d'une édition accessible. Un point de vue aussi restrictif ne rend en aucun cas justice ni à la personnalité, ni à la pensée d'Amiel, mais le montre, si c'est possible, encore plus introverti qu'il ne le fut. Nulle trace ou presque de lectures, de cours, de promenades, d'amitiés, à peine quelques palinodies, celles, autoréférentielles, concernant... le Journal. Mais ce n'est pas tout. La préface est pour le moins étrangement ciblée, puisqu'elle n'aborde presque qu'une seule question : un journal intime est-il une auto-analyse ? On finit par nous dire que non, ce pour quoi nous n'avions guère besoin de préface. Les extraits d'Amiel, regroupés par thèmes, sont suivis par des extraits du même concernant les autres diaristes : ce n'est pas là qu'il brille des ses plus beaux feux, même s'il y a à grappiller. 
Mais, coup de grâce, flèche du Parthe, in cauda venenum, finem non lauda, une anthologie de jugements sur Amiel où le pire voisine avec le moyen. Au mieux, un Thibaudet opportun, un Valéry qui, "rapide ou rien" selon sa coutume, compare ses propres Cahiers et le Journal, en 10 lignes définitives. Au pire : un Julien Green qui en a lu "quelques pages", et n'a pas aimé ; un René de Weck disant qu'Amiel est une "noix creuse" relevant de la psychiatrie. Entre les deux : un Mauriac qui considère combien le protestantisme est néfaste aux âmes (on s'en serait douté). Heureusement, quelques lignes d'Angelo Rinaldi ont le mérite d'une grande drôlerie, la froidure genevoise étant une cible exquise pour un humour vachard.
Hormis le choix des pages (choix contestable dans la mesure où, dans le titre, il est annoncé sans l'être) le problème de cette anthologie de jugements est qu'elle émane de gens qui, intelligents ou non, de bonne ou de mauvaise foi, ont inévitablement eu d'Amiel une connaissance très limitée, mutilée, orientée. En 1987, l'édition complète ne faisait que commencer, et on ne peut pas leur en tenir rigueur. Renan parlait en 1887 de l'anthologie Scherer. 
Que le lecteur sache que l'on se fera une idée du Journal si on lit ne serait-ce qu'une centaine de pages de rang, dans un volume quelconque de l'édition "L'Age d'Homme", si on peut la consulter en bibliothèque. Un tel bloc pris à l'aveugle est plus vrai que cent morceaux choisis, car il sera une "coupe" (minéralogique, histologique) authentique, et non un "choix" (toujours orienté). C'est le parti qu'a pris l'excellent Georges Poulet qui, bronchant comme on peut le comprendre devant l'Océan, s'est limité, dans sa très (trop) brève "Etude sur le Temps humain" (t. 4) consacrée à Amiel, à l'analyse d'une seule année (1857). Mais on le sent pour une fois bien gêné aux entournures, lui qui a en général les coudées bien franches dans l'espace de son vaste savoir.  

Il n'y a donc, entre l'océan et la flache, qu'un intermédiaire (la rééd. de Scherer), qui est certes pieux, mais dont justement la piété fausse passablement les perspectives. 



Evolution de son image : 
Entre les extraits de Schérer et l'édition complète de "L'Age d'Homme" : 
- en 1921, des fragments du Journal ont paru dans la NRF, présentés par Jacques Rivière.
- en 1922, Bouvier a publié ses 3 vol. d'extraits du Journal
- en 1927, il a publié "Philine" (préf. par E. Jaloux)
- en 1935, il a publié "La jeunesse d'Henri-Frédéric Amiel : lettres à sa famille, ses amis, ses amies, pour servir d'introduction au Journal intime, 1837-1849"
C'est vraisemblablement suite à ces diverses publications que l'image d'un Amiel "pur penseur" dessinée par Scherer a été soudain remplacée par celle d'un Amiel dominé par ses problèmes psychologiques, ses inhibitions etc. 
Il est bon de lire la partie consacrée à Amiel dans volume Intérieurs de Thibaudet (Baudelaire, Fromentin, Amiel), opportunément réédité par Gallimard, "Les Cahiers de la NRF", mars 2010, 258 p.