Mauriac éprouvait pour Maurice de Guérin une amitié fondée sur une réelle parenté d'âme. Une même sensibilité exacerbée, certes, mais surtout un commun déchirement entre foi catholique et sentiment païen, panique, de la nature. Mauriac, comme Guérin, se fond dans la Nature, laissant s'estomper les frontières entre intérieur et extérieur, entre moi et monde. Tous deux embrassent avec ferveur des arbres qui leur sont sacrés. Mais le disparate est grand, et le choix serait écartèlement. On voit dans "Le Sang d'Atys" de Mauriac d'étranges contorsions entre mythologie et christianisme, et l'auteur finit par choisir le catholicisme qu'on sait, sans renoncer tout à fait à ces effusions passablement superstitieuses. Dieu dans la Nature, Dieu à travers la Nature, Dieu après la Nature, La Nature sans Dieu... les équivoques menacent toujours.
Guérin quant à lui penchait plus, semble-t-il, vers le panthéisme que vers le christianisme. Ses rares poèmes publiés sont tout mythologiques (et quelque peu autobiographiques). La fin de son "Cahier vert" (texte - et non pas œuvre - merveilleux, d'une poésie frémissante entre Keats et Amiel), où il s'achemine vers l'écriture, tend bien peu à l'adoration du Crucifié.
(en passant : ... La dernière page de ce cahier ressemble assez à une esquisse du "Bateau ivre" ("Je ne sais quel mouvement de mon destin m'a porté sur les rives d'un fleuve jusqu'à la mer... "). Rimbaud aurait-il eu en main les textes de Guérin procurés par Trébutien en 1861 ? Les érudits (Etiemble ?) le savent peut-être, ayant dû éplucher les bibliothèques d'Izambard ou Demeny.)
Or le Guérin de Mauriac est souvent lié à sa sœur Eugénie, bien plus tournée vers la foi, et s'efforçant d'y maintenir ou d'y faire revenir le frère aimé. Mauriac ne peut aimer sans péché qu'un Guérin catholiquement présentable. Pour Mauriac, Eugénie joue auprès de Maurice un rôle assez analogue à celui que joue, pour Claudel, auprès d'Arthur, Isabelle Rimbaud.
Mauriac trouve en Guérin l'exemple de la difficulté à être un poète chrétien : il faut dépouiller le vieil homme ; mais c'est alors rejeter la sensualité de la nature, la volupté d'être au monde, de baigner (effusion, délicieuse confusion, Einfühlung) dans un réel fait de sensations, de qualités valant par elles-mêmes. Adorant la création, savourant les créatures, on adore le créateur, certes, mais c'est là le dangereux argument de Tartuffe. Guérin, vide, ouvert à tous les vents qui soufflent à travers lui, est l'homme (le mot est trop solide, trop compact) de l'accueil. Mais accueil à quoi ? au vent qui souffle sur la terre ou au souffle de l'Esprit sur les âmes ? Il faut une intercession féminine pour bénir cette porosité, en garantir la sainteté. Car peut-on, en chrétien, croire à la valeur d'un accueil qui ne soit fruit de nulle ascèse, mais disposition innée de l'âme singulière qui, malgré la belle gratuité de sa complexion, n'a qu'à se laisser aller à sa pente ? Une disponibilité qui non seulement n'a pas à se mériter, mais encore qui ne fait que procurer des délices, voilà qui est suspect (tel n'est pas le problème claudélien : pour Claudel, la nature est divine, chrétienne, et sa profusion chante l'Eternel, que chantera à son tour l'écriture torrentielle du poète).
Mauriac abandonnera la poésie en son sens usuel pour se faire, selon la recommandation de Huysmans, "puisatier d'âmes". Façon de vérifier sans cesse le fond de mauvaiseté de l'homme et, peut-être, de compenser par le tableau de l'abjection cette exultation sensuelle-mystique, trop douce pour être honnête.
Compléments :
1/ Amiel, sur Guérin, 12 janvier 1866 :
"Qu'à sa mort, il ait été chrétien et catholique, et que sa famille ait tenu à le dire et à le redire, son talent a eu une inspiration tout autre, et aucun des bons juges ne s'y est trompé."
2/ Goncourt Journal éd. Cabanès t.3 p. 560 : "Guérin me fait l’effet d’un homme qui récite le credo à l’oreille du grand Pan, dans un bois, le soir. Dans Eugénie, il y a comme un onanisme de piété."
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