Il est évident qu'il faut des traducteurs professionnels. Un amateur ne va pas s'attaquer à Ulysses ou à L'Homme sans qualités, ou au Paradis perdu. Mais, comme en toutes choses, si le traducteur est professionnel, il a certes compétence technique, mais il court aussi le risque d'une certaine indifférence personnelle. Un professionnel, c'est celui qui sait faire ; mais c'est aussi (parfois) celui qui fait parce qu'il faut le faire, parce que la marmite réclame de bouillir.
Et ce problème, selon moi, se pose de façon particulière dans la traduction de poésie (ou de prose à forte personnalité formelle). La poésie réclame une attention très singulière, irriguée par un authentique désir, un amour, dont le professionnel n'est pas incapable, mais dont il n'est pas toujours doté. Je ne parle pas des traductions universitaires, par essence... universitaires : elles s'adressent à des lecteurs qui peuvent se référer à la page d'en face, et à qui la traduction épargne seulement quelques doutes de lexique ou de syntaxe. Mais si on a le malheur de lire à haute voix le texte français, il y a souvent de quoi pleurer.
Soit dit en passant : jadis, fin XIX°, à la belle époque de la philologie, on pratiquait pour les classes (!!) de très précieuses éditions à traduction double. Pour Homère ou Virgile, on avait 1/ le texte original 2/ une traduction ligne à ligne, mot à mot, à peine en français, à vocation strictement technique 3/ une traduction en "bon" français, une vraie traduction. Les impératifs de la précision et ceux du rendu étaient donc satisfaits, pas tout à fait en même temps, mais sur une même double page - ce qui, d'ailleurs, permettait de faire tout seul de grands progrès dans des langues souvent très difficiles.
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Parlons donc des traductions de poésie par des professionnels, non-universitaires, non faiseurs d'éditions critiques. On admire l'immensité du travail, la commodité du résultat. Mais, si on y regarde de près, la traduction de chaque poème, si elle est très convenable, est souvent un peu neutre, un peu extérieure. Le traducteur ne peut pas passer des dizaines, des centaines d'heures sur un sonnet, cela se comprend, et on ne lui en tient pas rigueur. Mais l'amoureux de tel poème risque de ne pas y trouver son compte.
Et c'est là que le traducteur amateur peut intervenir, en plus du professionnel, et non à sa place. Il peut, animé par l'amour, polir et reprendre indéfiniment sa traduction. Il peut rester des semaines à baigner dans le chant singulier du poème.
Dans un entretien consécutif à la parution de son Anthologie de la Poésie allemande en Pléiade, J.-P. Lefebvre, qui a traduit lui-même la plupart des textes répartis sur plusieurs siècles, note qu'on ne peut pas suivre le rythme et la rime, à moins d'y passer beaucoup de temps (et que ce n'est pas toujours possible). Exact. C'est là que les amateurs peuvent trouver leur place : produire, chacun en très faible quantité, des traductions longuement méditées, qui parfois satisferont à des exigences qui ne semblent excessives que si on suppose des contraintes matérielles. L'amour ne compte pas.
En outre, avec les blogs, sites, forums et autres, ce genre de maniaques inoffensifs pourraient se retrouver, comparer leurs essais, discuter. J'imagine assez un site où des dizaines de passionnés proposeraient leur version de tel ou tel poème. On trouve parfois cela pour des traductions déjà publiées, classiques ou récentes, mises en regard les unes des autres. Pourquoi ne pas susciter une sain(t)e émulation autour de tel poème bref ?
Je suis persuadé qu'une telle pratique finirait par dégager bon nombre d'excellentes traductions, à la fois assez précises et assez poétiques, qui constitueraient une sorte d'anthologie lacunaire (pléonasme). Les divers poèmes seraient rendus avec des intentions, des esthétiques différentes, voire incompatibles ; mais chaque morceau existerait par lui-même, ce qui n'est déjà pas si mal. Chaque visiteur y prendrait selon son goût.
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Mon expérience personnelle est que, parfois, souvent, "ça ne marche pas". Manque d'amour ou impossibilité intrinsèque ? Comme chez Hegel, il faut dire que l'impossible n'est jamais que (si j'ose dire) de l'impu ; que le jour où quelqu'un y serait parvenu, on aura la preuve de la possibilité ; mais que la preuve de l'impossibilité ne viendra jamais, par définition, et qu'il y aura toujours de la tablature pour les téméraires prodigues de leur temps.
Je n'ai pu, par exemple, rendre de façon satisfaisante pour moi qu'un très petit nombre de Sonnets de Shakespeare ; et les deux seuls recueils dont j'aie pu faire une intégrale (les Sonnets à Orphée de Rilke et le Romancero gitano de Lorca) sont des œuvres dont l'esthétique me convainc pleinement, alors que les Sonnets de Shakespeare, tout admirables qu'ils me paraissent, ne laissent pas de me donner tout de même une impression de fabriqué, d'artifice ; artifice merveilleux mais artifice, qui suscite donc une discrète réticence qui est peut-être l'obstacle à la traduction "amoureuse".
Mais ne rêvons pas. Le traducteur amateur, s'il n'est pas un vrai bilingue, aura bien des difficultés à traduire un poème jamais traduit auparavant - ou alors ce sera en encourant de grands risques. Une part de son action consiste à consulter les traductions existantes, pour en tirer des enseignements (positifs et négatifs), entre autres pour lever (cela arrive plus qu'un peu) des hésitations sur la syntaxe - ou sur les originalités de la syntaxe.
L'amateur, pour bien traduire, doit d'abord en ressentir le besoin impérieux, pour tels poème et pas tels autres ; avoir la sensation que le poème l'implore, « Peuple altéré de moi suppliant que tu vives. »
P.S. :
Il y a certainement d'autres sites intéressants que les deux que j'ai repérés, sites de traducteurs professionnels faisant une part à des remarques précises sur des points particuliers
http://www.volkovitch.com/ rubrique "Carnet du traducteur"
et
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