Descartes n'était pas bête, loin de là, mais il a pourtant dit une grosse niaiserie - la niaiserie n'est pas la bêtise, et une science trop pure risque souvent d'y sombrer. Bref, Descartes a dit (Règle II) qu'un raisonnement présenté clairement ne peut qu'emporter l'adhésion de celui qui l'entend. Mouais, si ce dernier est de bonne foi, s'il n'a pas de préjugés, si cela ne contredit pas ce qu'il a proclamé auparavant ; autrement dit, pas souvent, car les purs esprits, ou ceux qui aiment le vrai plus que leur narcissisme, sont rares.
En somme Descartes (c'est en cela qu'il est niais) oublie l'humain trop humain de l'homme, la mauvaise foi, d'adhésion/adhérence aux habitudes intellectuelles.
Malebranche, bien plus psychologue que lui (prêtre de l'Oratoire, certes moins rigoureux théoricien, mais plus profond connaisseur des recès de l'âme humaine), Malebranche donc, dit au contraire (je cite de mémoire) que même en géométrie, la vanité peut avoir quelque place. Et Stendhal de même (plus psychologue que philosophe), en une formule magistrale que Valéry (à la fois psychologue et philosophe) avait faite sienne : "Tout bon raisonnement offense". La formule est peut-être un peu généralisante. Mais il est très vrai que, si vous présentez bien carrément à quelqu'un la démonstration rigoureuse de ce que les idées qu'il soutient sont absurdes, sa réaction ne sera pas de vous comprendre, mais de vous haïr. Il vous haïra à proportion de ce qu'il se verra discrédité sur ce point, sans échappatoire possible, sans position de repli pour sauver la face. Il reçoit une gifle qu'il ne peut rendre sur le même terrain. Peut-être vous giflera-t-il très concrètement pour votre impolitesse (il est arrivé que Socrate soit un peu menacé en telles occasions).
C'est pourquoi d'ailleurs, dans les salons, les dîners, etc., partout où il y a du bipède jacassant, il ne faut jamais raisonner. Ne dire que des trucs qui ne risquent pas montrer le béjaune de quiconque. Small talk.
Il manquait à Descartes de porter la bure, et de confesser.
Les Messieurs de Port-Royal, dont Malebranche n'était pas si éloigné (les Pensées de Pascal étaient le n° 1 de sa bibliothèque personnelle), en savaient eux aussi un bout sur la psychologie de l'homme réel :
Arnauld et Nicole, Logique de Port-Royal VI : « L'esprit des hommes n'est pas seulement naturellement amoureux de soi-même ; mais il est aussi naturellement jaloux, envieux, et malin à l'égard des autres. II ne souffre qu'avec peine, qu'ils ayent quelque avantage, parce qu'il les désire tous pour soi : et comme c'en est un que de connaître la vérité, et d'apporter aux hommes quelque nouvelle lumière, on a une passion secrète de leur ravir cette gloire ; ce qui engage souvent à combattre sans raison les opinions et les inventions des autres.
Ainsi comme l'amour-propre fait souvent faire ce raisonnement ridicule : C'est une opinion que j'ai inventée, c'est celle de mon ordre, c'est un sentiment qui m'est commode, il est donc véritable : la malignité naturelle fait souvent faire cet autre qui n'est pas moins absurde : C'est un autre que moi qui l'a dit, cela est donc faux : ce n'est pas moi qui a fait ce Livre , il est donc mauvais. »
Quand il écrit son traité des Passions de l'âme, Descartes a souvent des vues très perspicaces sur la psychologie de l'homme concret. Mais quand il parle de connaissance pure, il est possible que son exemple personnel soit trop exceptionnel pour ne pas déformer la vision qu'il se fait de l'homme pensant. Sa théorie de la connaissance est très 'pélagienne' : il fait confiance à l'homme, à sa volonté, à sa capacité de se purifier. Il a voulu évincer la religion de la philosophie, mais il a oublié que le péché reste tapi jusque dans le penseur le plus abstrait.