Un morceau de musique classiquement conçu doit retomber sur ses pieds, c'est-à-dire sur la tonique, après un périple plus ou moins accidenté, dont le schéma minimal est : tonique, septième de dominante, tonique (C G7 C). La forme "air" réalise ce même schéma sous forme de séquences : sa formule est ABA. Da capo : la tête est à la fin comme elle était au début. Ou, souvent, pour ne pas lasser par une répétition littérale, on propose une répétition ornée : ABA'. Mais cet A' est substantiellement le même que le A. Cette logique est cyclique, fermée : la fin revient au début. C'est la musique (tonale en tout cas) qui le veut.
La narration a des exigences contraires : on va de A à B, puis de B à C. Si, comme chez Homère, on rentre à Ithaque, on a bien d'abord Ithaque, puis B (plus C, D, E, F, etc.), et enfin Ithaque. Mais cet apparent A' est tout imbibé des expériences intermédiaires. Il ressemble extérieurement à A, mais est en réalité tout différent, car Ulysse a vieilli, est revenu plein d'usage et raison. Hegel l'a bien explicité : dans la fameuse triade, la synthèse ressemble à la thèse, mais à un tout autre niveau. Elle n'est pas un retour, mais une vue tout autre de ce qui fut point de départ. Et ce changement de vue change tout. La synthèse n'est pas une "thèse bis", un A' plus ou moins ornementé.
Là se trouve le problème structurel, congénital, de l'opéra : la logique de la progression musicale n'est pas celle de la progression dramatique. On répartit donc les tâches : aux récitatifs la progression narrative (avec une grande minceur musicale) ; aux airs la musicalité, très faiblement narrative puisque la fin (A') est quasi la même que le début (A). Tantôt on raconte, tantôt on chante. Tantôt on narre, tantôt on exprime. On ne peut pas tout faire en même temps. A chaque tranche suffit sa peine.
Deux temporalités s'opposent : en musique, surtout au XVIII° siècle, on a un temps de type mécanique, qui procède par juxtaposition de parties, par répétition de séquences ; les "reprises" abondent. Au XIX° siècle (grosso modo), on tente de dépasser ces marqueteries vers une continuité de type vital : on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Le temps est alors irréversible ; chaque moment comporte la mémoire de ceux qui précèdent ; on ne peut donc revenir au début, faire comme si on n'avait pas appris, comme si on n'avait pas vieilli. Reprendre telle quelle une séquence, ce serait copier-coller un morceau de gamin dans la vie d'un quinquagénaire. Il doit donc y avoir continuité, progressivité, cumulation, acquisition : un vivant qui apprend sans cesse, une conscience qui intègre son passé. Il ne s'agit plus d'alterner des tempi en vif-lent-vif, ni de construire des airs ABA. Il faut la mélodie continue, le flux unique, le courant de la durée, coulée de lave au chemin sans retour, comme les matins du monde.
Sans retour, donc sans conclusion, puisque la conclusion harmonique, le retour à la tonique (exigence musicale), serait une aberration narrative, existentielle. On a transformé le problème ; on ne l'a pas résolu. Les apories sont tout aussi graves. Aux paradoxes d'une durée artificiellement hachée on a substitué les contradictions d'une progression une, liée, organique, mais in-terminable. On peut tenter la mélodie continue, dans laquelle c'est tout un acte qui devient l'unité narrative et musicale ; mais logiquement, cette ligne continue (que l'on n'aura pas le mauvais goût d'appeler "la ligne Siegfried"), devrait être sans fin (et peut sembler interminable). Ou carrément, on peut abolir la logique musicale classique, la tonalité et son exigence de retour final au bercail tonique, et fuir dans le modalisme, dans l'atonalité pour préserver un avenir toujours ouvert, au prix pour certains exorbitant, d'une permanente irréconciliation.
Il faudrait alors finir sans finir, sans note de la fin. Arrêter, en suspens, sur un pied, comme un roman de James, puisque, comme on sait, "the whole of anything is never told".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire