Malgré sa réputation de vieux ronchon autoritaire, Monsieur Ingres jouissait d'une personnalité compliquée. Cet apôtre de la perfection était fort divisé contre lui-même (souvent, on ne prêche fortement une doctrine que pour en avoir grand besoin pour soi-même). Il fut formé dans l'atelier de David, où se cultivaient l'antique beauté du corps masculin, et l'esthétique rigoureuse de la vertu, de la ligne droite, et de la mort glorieuse au champ d'honneur, en compagnie de frères d'armes beaux et nus. Crow a écrit sur cela un livre admirable. Montherlant a dit aussi, en connaisseur, que « La nostalgie de l'Antiquité est un produit de la chair avant de l'être du cerveau. »
Mais Ingres aimait à la folie la volupté des formes souples, pleines, grasses, féminines, la rotondité du sein, de la hanche : « jamais assez souple et longue l’échine, ni le col assez flexible, et les cuisses assez lisses, et toutes les courbes des corps assez conductrices du regard qui les enveloppe et les touche plus qu’il ne les voit ». C'est Valéry qui galbe ainsi sa phrase sinueuse comme une odalisque.
Et pourtant...
D'une part, Ingres ne se rêvait que peintre de grand genre, domaine où il n'excellait pas, et méprisait ses portraits, où il faisait merveille. Il cachait presque ses immortels dessins, pour qu'ils ne fissent pas d'ombre à ses tableaux parfois figés.
D'autre part, quand il peint des femmes, non seulement il accentue jusqu'à la difformité les caractères de leur féminité, mais encore il semble voué (se vouer ?) à introduire, plus que souvent, des erreurs, des ratages : la plupart de ses tableaux comportent une sorte de "bug" graphique, incohérent avec ses fabuleuses qualités techniques. Sur la robe de la femme aimée, une sorte de tache, ou d'anamorphose, qui fut interprétée. Ou un pied qui semble mal dégrossi par la nature, ou un bras trop long. Son épouse, bien ronde, comme il se doit, se trouve affligée d'un moignon de main gauche... Ces fautes, étranges car grossières, ne sont pas réservées aux représentations du corps féminin : le clavier des Stamaty comporte des touches noires toutes groupées par trois, ce qui est étrange de la part d'un bon musicien. Le N du nom de son ami Granet est peint en miroir. On connaît surtout les vertèbres en surnombre de l'Odalisque (Bossuet ne disait-il pas de la femme qu'elle était le produit d'un "os surnuméraire" ?). Et le fameux "goître d'Angélique", monstruosité où l'on pourrait voir la prise au pied de la lettre de l'euphémisme selon lequel une femme gagne à avoir une "gorge plantureuse"...
Finalement, octogénaire, il s'autorise une débauche de rotondités avec un "Bain turc" saturé de femmes plus que pulpeuses, une orgie "de tétons et de fesses", eût répété Diderot, s'il eût vécu jusque là. Dans un premier temps, il peint ce testament sensuel dans un format carré. Puis il va au bout de son audace, et redécoupe sa toile en un "tondo" qui arrondit jusqu'au contenant d'un contenu déjà si rond.
Mais cette étrange audace peut suggérer une lecture rétrospective d'un motif insistant dans l'œuvre d'Ingres. Grand admirateur et même quelque peu pasticheur de Raphaël, il "cite" bien souvent dans ses propres toiles la "Madone à la chaise", tableau rond en général présenté dans un carré. Le cercle inscrit dans le carré. Le courbe dans le rectiligne. Sur la table de Philibert Rivière par exemple, et aussi, vertigineusement, dans "Raphaël et la Fornarina".
On peut imaginer que le rectiligne davidien, qui contrarie la courbe ingresque, commence par l'encadrer, la circonscrire, l'emprisonner : courbe tolérée à condition qu'elle reste confinée. Cette règle enserre encore le premier "Bain turc", jusqu'à l'abandon complet du peintre à sa nature sensuelle enfin assumée.
... On peut imaginer, car en ces choses, il n'y a que des hypothèses, plus ou moins séduisantes, plus ou moins éclairantes.
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