Dans un billet de ce Calmeblog,
je parlais d'Apollinaire, et plus précisément du premier vers de Zone, qui me semblait emblématique de la situation de ce poète par rapport à la modernité :
À la fin, tu es las de ce monde ancien
Si on lit la dernière syllabe en diérèse, à l'ancienne, on obtient un alexandrin anapestique, le plus classique des vers français, et dans lequel Apollinaire excelle (« La cétoine qui dort dans le cœur de la rose »). Si on le lit en synérèse, on obtient un vers de 11, très peu conventionnel, qui trompe l'attente d'un alexandrin anapestique, et sonne délicieusement bancal. Il me semble que cette équivoque, cette ambiguïté, ce doute, sont voulus, et que le poète, très délibérément, nous place entre les deux chaises du classique régulier et du moderne instable.
Or, si je reviens à ce point, c'est que j'ai rencontré, sur un blog de littérature à l'usage des classes, à propos d'un vers analogue, une opinion autre :
Cors de chasse :
Notre histoire est noble et tragique
Comme le masque d’un tyran
Nul drame hasardeux ou magique
Aucun détail indifférent
Ne rend notre amour pathétique
Et Thomas de Quincey buvant
L’opium poison doux et chaste
À sa pauvre Anne allait rêvant
Passons passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent
Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent
À propos du 6° vers, le commentateur indique : « 7 syllabes contre 8 pour les autres vers. Vers impair : légèreté : évocation irréelle.»
Il me semble plutôt qu'il y a là une équivoque voulue, que l'esprit du lecteur doit se trouver ici aussi sur une ligne de crête, ne sachant de quel côté tomber, entre la diction "moderne", qui donnerait un heptasyllabe, très décalé par rapport au reste du poème, et la diction classique qui, scindant l'opium, unifie le poème en octosyllabes parfaits, bien carrés (8 syll x 12 vers).
La diérèse sur opium est certes très affectée ; mais la substance sacrée/maudite peut mériter un traitement spécifique, pour la mettre en valeur, en relief. Et la prononciation opi-um a quelque chose de rêveur, d'irréel, voire de surnaturel, qui convient très bien au sens.
C'est d'une façon voisine, ce que fait Mallarmé par exemple, dans un poème graveleux, sarcastique et splendide (non-signé) jouant avec des diérèses artificielles et significatives :
Parce que de la vi/ande était à point rôtie,
Parce que le journal détaillait un vi/ol,
Parce que sur sa gorge ignoble et mal bâtie
La servante oublia de boutonner son col,
Parce que d’un lit, grand comme une sacristie,
Il voit, sur la pendule, un couple antique et fol,
Et qu’il n’a pas sommeil, et que, sans modestie,
Sa jambe sous les draps frôle une jambe au vol,
Un ni/ais met sous lui sa femme froide et sèche,
Contre ce bonnet blanc frotte son casque-à-mèche
Et travaille en soufflant inexorablement :
Et de ce qu’une nuit, sans rage et sans tempête,
Ces deux êtres se sont accouplés en dormant,
Ô Shakespeare, et toi, Dante, il peut naître un poète !
Mallarmé à table avec Méry Laurent
Ici, pas de doute, les diérèses s'imposent qui, au début du poème, mettent en évidence à deux reprises la syllabe "vi", qui peut s'entendre en deux façons, une biologique, l'autre, obscène, mais qui illustrent ainsi doublement le contexte.
Et le génie (j'ose le terme) du 2° vers, est de nous faire détailler le mot même dont le journal détaille complaisamment la chose, de même que l'on a savouré la vi-ande du premier vers, en la dilacérant voluptueusement. On entend-voit le lecteur libidineux se régaler des moindres détails croustillants et sordides de ce compte rendu fait pour émoustiller ses bas morceaux. La diérèse constitue une préciosité mal placée, comme il y a, chez le lecteur du journal, une lubricité mal placée.
Quant au ni/ais par qui commence le premier tercet, il a valeur comique mais aussi satirique : l'artifice de sa diérèse donne une ironique solennité à ce triste quidam qui se trouve jouer le rôle d'un Créateur.
L'équivoque de la diérèse a souvent pour rôle de rendre équivoque la limite entre des domaines qui semblaient clairement séparés ; le classique et le moderne, le noble et le bas.
***
Le "rôti" tel qu'illustré par Wikipédia... assurément en diérèse :
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