Dans un de ses textes les plus célèbres, Diderot soutient un vigoureux paradoxe : le bon comédien n'est pas celui qui éprouve les sentiments du personnage, et donc les exprime de ce fait même, mais, au contraire, celui qui n'éprouve rien des états qu'il manifeste par sa voix, par son visage, par ses postures. Ce dernier calcule tout en vue de la plus grande efficacité ; le sentiment le troublerait, quand la froideur lui donne puissance sur les spectateurs-victimes.
Diderot n'était pas cartésien, mais les analogies entre ce comédien et le "généreux" sont manifestes, même si elles ont été peu soulignées : c'est une âme toute de volonté, maîtresse d'elle-même, et maîtresse de son corps, dont elle use comme d'un instrument docile.
On peut craindre de cette conception qu'elle mène à un jeu artificiel : s'il pense ainsi chaque ressort de son jeu, sa mimique, son souffle, son regard etc, même si c'est en virtuose, il court le risque de "composer", "partes extra partes" une sorte de patchwork, bien conçu certes, mais qui risque n'être qu'une marqueterie d'éléments discontinus. Le résultat peut manquer de liant, de lié, de legato, de phrasé. La coordination des éléments du jeu, si elle est pourpensée, manquera peut-être de l'élan qui coordonne spontanément les divers aspects de la présence physique quand un sentiment est éprouvé pour de bon. Diderot a critiqué ce qu'il y a de critiquable chez l'acteur qui "joue d'âme" : il n'en demeure pas moins capable de beaux accents, peut-être insurpassables par le produit de synthèse sophistiquée que propose le comédien lucide.
Mais Diderot, comme toujours, est un penseur à plusieurs faces, et il ne manque pas de dire que c'est un paradoxe qu'il a essayé, tenté, "pour voir", pour la beauté du jeu intellectuel. Et en effet, le texte est très beau et très riche. Et par ailleurs, Diderot soutient des thèses franchement inverses. Dans ses lettres à Mademoiselle Jodin, jeune comédienne, par exemple - très intéressantes car il est délicat de les situer par rapport aux thèses les plus connues de Diderot, ce qui nous amène à quelques rectifications dans le portrait intellectuel du penseur.
Ce portrait 'express' par Fragonard ne représente peut-être pas Diderot - mais il le mériterait.
(merci à Wikipédia)
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Diderot adorait tenir à la fois une position et la position contraire. Or l'ensemble de sa pensée, singulièrement de sa pensée biologique, pouvait aller dans le sens d'un jeu d'acteur sincère. Y. Belaval a parfaitement montré que la conception que Diderot se faisait du système nerveux (faisceau et fibres) commandait le type du comédien froid. Mais sa pensée de l'unité biologique, de la sympathie des organes, de la conspiration des parties de l'organisme, aurait pu aussi fonder une esthétique de la sincérité théâtrale.
Quand Diderot parle de peinture, du corps humain représenté, des modèles stipendiés que l'on fait poser, il fait remarquer ce que les méthodes habituelles peuvent avoir de néfaste. On prend un cordonnier au chômage, on lui dit de faire semblant de tirer un objet lourd par le moyen d'une corde, et on le dessine pour une crucifixion. Non seulement la morphologie d'un cordonnier n'est pas la plus adaptée, mais surtout la posture sera fausse, s'il ne fait que semblant de soulever un poids. Si on va en revanche sur un chantier, on verra des manouvriers faisant de vrais efforts, et dont les membres se disposent de façon spontanément parfaite, en fonction des appuis réels qui sont requis. Il y a une sagesse du corps vrai en situation vraie (on trouve parfois du Rousseau et du Alain chez Diderot...).
On peut sans peine transposer à l'expression des sentiments. Celui qui observe la colère chez autrui, en note les traits caractéristique et les reproduit lucidement risque bien, s'il n'est génial, ne proposer qu'un Frankenstein de signes affectifs. Tandis que celui qui se met en colère "pour de bon" va susciter en lui-même des sécrétions, des postures, etc, toutes pilotées et harmonisées par l'unité hormonale de son corps : d'eux-mêmes les yeux brilleront et s'écarquilleront selon leur vraie dimension en cette circonstance, la voix s'altérera, le teint se modifiera etc. ; tout cela se fera tout seul, en une harmonie parfaite car naturelle (ce pourquoi on pouvait faire un certain parallèle avec Rousseau).
Cette conception de l'émotion vraie comme garante de l'expression vraie se fonde sur une pensée de l'unité organique de type aristotélicien. Aristote, biologiste avant tout, insiste sur l'unité de l'organisme, au sein duquel les organes sont hiérarchisés et coordonnés dans leur mouvements, qui concourent à l'unité de l'ensemble dont ils procèdent. Soyons en colère, et ayons confiance, le corps disposera les organes de la meilleure façon : la nature est le plus grand artiste.
Au lieu de l'esthétique des effets, il faudrait alors faire confiance à une esthétique des causes ; au lieu de la lucidité, laisser les commandes à la sincérité opaque ; au lieu de l'émiettement des traits, viser plus bas, plus profond, au niveau de la cause qui produira immanquablement ses effets, de par la parfaite organisation de l'organisme -comme son nom l'indique.
Dans son acoustique propre, Bergson dit quelque chose d'analogue, quand il parle du poète tragique, du dramaturge, en des remarques profondes (c'est le cas de le dire) qui valent aussi pour l'acteur. Il ne s'agit pas de composer artificiellement des morceaux épars (logique de l'espace, de l'entendement cartésien), mais de trouver une racine dans le moi profond du personnage (logique du temps, de la durée, de l'unité spirituelle), et de faire ensuite confiance, non plus à l'harmonie des organes du corps, mais à l'unité de venue de la personnalité profonde. Non plus l'unité physiologique, mais l'unité spirituelle d'un Moi, au niveau où il est en accord profond avec lui-même.
Unité organique ou unité spirituelle, c'est toujours une pensée de la "vie" comme cohérence intime, indivise, indivisible, opposée à la dispersion, à l'émiettement des parties spatiales recomposées par une pensée abstraite. Il ne s'agit pas ici de dire qui a raison, mais de montrer que les deux logiques de l'unité se ressemblent, de part et d'autre de la logique de l'entendement.
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