L’œuvre de Mario Vargas Llosa est en général de tonalité sombre. Mais deux romans font exception, qui sont à la fois très drôles et riches du point de vue des techniques littéraires :
Pantaleón et les Visiteuses et La Tante Julia et le scribouillard
Pantaleón y la visitadoras ; La Tía Julia y el escribidor.
On remarque la structure commune des deux titres : ‘ceci et cela’ (comme chez James, ‘le ceci dans le cela’). Comme il se doit, le comique provient largement du choc des mondes et des discours.
La Tante Julia a bénéficié de son insertion dans la Pléiade (t. 1), assortie d’une révision bienvenue de la traduction. Pas Pantaleón, qui lui est antérieur ; dommage.
Le titre de Julia rend compte de la structure.
Les chapitres impairs, largement autobiographiques, racontent les aventures du jeune Mario épris de sa tante (par alliance), avec les dissensions familiales et les obstacles sociaux qu’on imagine. A la fin, le jeune preux épouse sa belle (l’auteur est spécialiste du roman de chevalerie). L’histoire se complique, s’accélère, mais reste dans l’ensemble plausible. Le jeune héros a des velléités littéraires, mais est pour le moment journaliste au petit pied dans une station de radio où il « rédige » des informations (largement bidonnées), et fréquente le mystérieux Pedro Camacho, auteur prodigieusement prolixe de feuilletons radiophoniques on ne peut plus ‘mélo’ qui ont fortement tendance à dérailler. On a donc une écriture littéraire inchoative, et une écriture populaire pléthorique.
Les chapitres pairs, contrairement à ce qu’on a tendance à croire, et à ce qui se dit parfois, ne sont pas des textes de Camacho. Ce dernier écrit des scénarios pour du théâtre radiophonique de grande écoute, pas des romans populaires. Ce que nous lisons, ce sont des premiers chapitres de romans, dans le genre de ceux qu’écrirait Camacho s’il avait choisi cette forme. Vargas Llosa ne reprend donc qu’en le modifiant considérablement le procédé classique des récits enchâssés, des romans à tiroirs. Ce n’est pas le texte de Camacho qui est donné à lire, mais une prose qui reprend ses scénarios et suit l’évolution (étrange) de leur contenu. On a droit à un échantillonage de débuts (moins déprimant que les ‘faux-départs’ de Fitzgerald, moins formalistes que les ‘Soirs d’hiver’ de Calvino).
Les chapitres pairs sont un régal de par la désinvolture affolée du jeune amoureux. Les impairs sont un régal de parodie, d’outrance, de tics d’écriture, de calamités de plus en plus prévisibles, et de confusions de plus en plus graves, qui s’expliquent lors de la lecture des chapitres pairs. En outre, on repère quelques échos thématiques ou formels entre l’histoire d’amour et les feuilletons délirants. Les passerelles entre chapitres pairs et impairs apparaissent tout naturellement
Le titre de Pantaleón annonce aussi le roman, plus par le biais du contenu que par celui de la structure. Choc des mondes : un jeune militaire très sérieux se voit confier, pour cette raison même, une mission très délicate à mener dans la plus grande discrétion : procéder à une enquête de faisabilité et à un début de réalisation pour un système de bordels à soldats géré par l’Armée elle-même. D’où des situations inextricablement cocasses.
Ici aussi, on a un croisement thématique, qui n’est pas indiqué par le titre, entre l’organisation du système des visiteuses et l’extension fulgurante d’une secte étrange de gens qui s’autocrucifient etc. La cohabitation des deux strates accentue le comique : religiosité / sexualité.
Mais le principal, et l’admirable, est dans la variété et l’inventivité des procédés d’écriture. Chaque chapitre ou presque a son mode d’expression singulier (dialogue, lettre, rapport officiel, émission de radio etc. Le plus cocasse étant les interminables rapports adressés à ses supérieurs par le capitaine pudique, rapports qui traitent, dans le style administrativo-militaire, de sujets plus que scabreux. Ici, la longueur éprouvante des formulations contournées devient un plaisir de lecture car elle évoque l’inconfort des deux chaises entre lesquelles se trouve le héros.
Le comique vient de ce que la charge de la libido universelle pèse sur les épaules de ce jeune officier, soldat discipliné, bon époux, bientôt bon père, méthodique, pudique, qui se retrouve à la fois organisateur des événements et dépassé par eux.
Mais le plus audacieux est le traitement (original ?) des incises. En principe, l’incise de narration ne porte que sur des termes liés directement à la parole : « dit-il », « s’exclama-t-elle », « murmura -t-il » etc. Vargas Llosa ose l’étendre à tout ce que fait ou pense ou voit ou veut le personnage qui parle. On obtient donc des chapitres entièrement au style direct, où tous les faits, le décor, et même d’autres paroles récemment adressées à un autre personnage non-indiqué, se trouvent nichés, de façon très brève, au sein des paroles.
Exemple :
« - Un espion, Panta ? – se frotte les mains, contemple la pièce, murmure nous sommes venues à bout de cette porcherie, hein, madame Leonor ? Pochita. Comme au cinéma ? Oh là là, que c’est excitant ! »
Ici, ce qui serait classiquement et simplement :
« s’écrie »
devient :
« – se frotte les mains, contemple la pièce, murmure nous sommes venues à bout de cette porcherie, hein, madame Leonor ? »
ce qui économise descriptions, scènes annexes, résumés d’actions etc. L’écriture voyage au plus léger.
Comme, en outre, on passe sans prévenir (comme dans un montage cinématographique heurté) d’une situation à l’autre, pas forcément dans l’ordre chronologique, dans un autre cadre, avec d’autres interlocuteurs et d’autres intentions, le lecteur doit procéder à une gymnastique étrange qui consiste principalement à survoler le paragraphe pour repérer la majuscule indiquant le locuteur (probable). Autant dire qu’une lecture à haute voix non-préparée est vouée au désastre.
Ce procédé donne un grand dynamisme à la lecture, puisqu’on est sans cesse en éveil, quêtant les indices, se raccrochant tant bien que mal aux branches, entre anticipation, rétrospection, divination, paris gagnés ou perdus, reprises rectifiantes. Mais il ne faut pas en abuser. Un des chapitres ainsi écrits, assez long, finit par user les forces du lecteur (mais quel lecteur ?).
On retrouve bien sûr des thèmes chers à Vargas Llosa (par exemple le sacrifice, éventuellement humain). Mais il en est un qui semble-t-il n’a pas laissé de traces sur la toile.
L’auteur s’intéresse beaucoup aux mythes. Dans Lituma dans les Andes, on trouve une reprise très réussi de la mythologie grecque à travers les noms transparents de Dionisio (Dionysos), Ariadna (Ariane) et Naccos (Naxos) ; Dionisio organise régulièrement, rituellement, des orgies de sexe et d’alcool dans son bouge-temple.
Ici, l’organisateur de la sexualité porte un prénom peu courant : Pantaleón. Son nom de famille est Pantoja, ses surnoms sont Panti, ou Pan-Pan, et son organisation est appelée Pantiland. … Il est difficile de ne pas songer au dieu Pan, symbole du rut universel de la nature qui veut sans cesse la reproduction. Ironie du narrateur qui fait porter aux frêles et presque chastes épaules du capitaine l’incarnation de cette puissance à laquelle il ne résistera probablement pas.