« Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. »
Sur cet incipit, on a tout dit, semble-t-il. Et pourtant…
« Ça a débuté comme ça » annonce la couleur (= institue un ‘pacte de lecture’) en 7 syllabes, voire dès les 3 premières lettres, le lourd hiatus çA-A étant la forme minimale de la phrase commencée et refermée par le même A. On ne va pas de l’alpha à l’oméga, mais de l’alpha à l’alpha, autant dire qu’on vit pour rien : l’existence est un absurde ouroboros (Valéry disait : « passer de zéro à zéro »).
Flaubert avait osé commencer Salammbô par une rafale de A (« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar »), mais Céline fait plus brutal et plus copieux encore :
çA A débuté comme çA. moi, j’Avais jAmais rien dit. rien. c’est Arthur gAnAte qui m’A fait pArler. Arthur, un étudiant, un cArAbin lui aussi, un cAmArAde.
D’abord, donc, une courte phrase vide, qui ne sert qu’à dire que l’on commence à parler ; on fait ronfler le moteur avant de démarrer. Phrase toute ‘phatique’, qui capte le lecteur, on le capture dès l’abord dans la narration oralisée.
Du côté du contenu, les thèmes céliniens apparaissent dès les premières lignes : le parler populaire dans la littérature, l’expérience personnelle, le paradoxe de l’écrivain qui dit qu’il vaudrait mieux se taire, la médecine.
La médecine est présente, mais plus précisément l’hygiénisme. L’onomastique célinienne est toujours bizarre, ‘carnavalesque’ ; les noms sont d’un ridicule nettement perceptible (Des Entrayes, Puta, puis Méfaize, Pinaise, etc.). Or le tout premier nom qui apparaît, Arthur Ganate ne sonne ni comme un ‘vrai’ nom, ni comme un sarcasme.
Le prénom est-il une allusion à Schopenhauer et donc à son pessimisme ? ce n’est pas impossible, mais cela semble improbable. C’est plutôt un prénom-type de l’époque, qui peut aussi désigner un mac ou un personnage populaire peu recommandable : on songe au Conte du Lundi d’Alphone Daudet intitulé Arthur, qui décrit un milieu et des comportements très ‘céliniens’.
Quant au patronyme Ganate : certes, il y aura des ‘ganaches’ dans l’épisode guerrier du roman. Mais les commentateurs de Céline ont-ils mentionné le fait que ce nom peut (et presque : doit) être considéré comme l’aphérèse du mot ‘permanganate’ (de potasse), qui désigne un antiseptique très courant à l’époque dans le traitement des maladies vénériennes. [voir le texte peu engageant en fin de billet]
Cf. la lettre à Albert Milon, Londres mai-juin 1915, Pléiade p. 140 :
« […] Il y a eu grand drame. Mlle Gonocco qui fit notre joie a malheureusement quitté la scène aux regrets de tous. Néanmoins une rentrée de cette grande artiste universellement connue est toujours possible (ô combien !). Nous avons aussi à regretter la disparition du jeune de Cental et son charmant cousin Permancravate de Godasse. »
Pour Céline, l’existence est maladie (sexuellement transmissible). Malades, nous le sommes tous, cela se verra d’autant plus dans la chaleur africaine. Les efforts des hygiénistes sont vains puisque la maladie est au cœur même de l’Être. L’évocation complaisante des maladies vénériennes est une des constantes de Céline, car elles sont un symbole de l’universelle pourriture.
Enfin, Arthur Ganate est, comme le narrateur, un étudiant en médecine, donc un spécialiste de la mort. Le terme de ‘carabin’ comporte des allusions classiques à des plaisanteries macabres, à des dissections.
Pour ce mot, le précieux TLFi donne
- une citation d’Aragon (Le Roman inachevé) : « Je ne récrirai pas ma vie elle est devant moi sur la table. Elle est comme un cœur de chair arraché pantelant lamentable Un macchabée aux carabins jeté pour la dissection »
- et une piste étymologique :
Orig. incert. ; est peut-être une altération du m. fr. (e) scarrabin « ensevelisseur des pestiférés » […] [allusion] iron., à la famille de escarbot, certains de ces insectes fouillant la terre ou le fumier […] ; l'évol. sém. s'explique prob. par la réputation qu'avaient les soldats carabins de faire rapidement passer leurs ennemis de vie à trépas. 2 est issu de 1 en raison de la mauvaise renommée des chirurgiens.
On peut donc songer à un insecte, à un scarabée, à un carabe, éventuellement un insecte mangeur de cadavres, ce qui serait très célinien. On ne peut douter, que Céline ait lu le très mauvais roman satirique de Léon Daudet sur le milieu médical : Les Morticoles. Si l’existence est maladie, c’est une maladie… carabinée… On peut songer aussi à la carabine, ce qui associe de nouveau la médecine qui protège la vie et l’arme qui donne la mort.
Y verra-t-on enfin la préfiguration cryptée des pamphlets, en disant que dans le ‘carabin’ s’expose et se cache un ‘rabbin’ ? Ce serait certainement aller bien trop loin ; mais il est plausible que Céline ait fait ce genre de jeu de mots dans la conversation houleuse qui était la sienne.
Les maladies vénériennes (Prof. Albert Sézary) (via GoogleBooks)
« Jadis on ne recourait guère qu'à un traitement local qu'aidaient des antiseptiques internes pris par la bouche et aux vaccins gonococciques. On faisait des injections ou des lavages dans les voies génito-urinaires avec des solutions de permanganate de potasse (0 gr. 25 pour un litre d'eau bouillie).
Dans les cas rebelles et dans les blennorragies chroniques, on leur associait des manoeuvres destinées à exprimer les culs-de-sac glandulaires où se tapissent les gonocoques.
Chez l'homme, on pratiquait le massage de la prostate et celui de l'urèthre (qu'on faisait sur des mandrins métalliques, les Béniqués) ou bien on dilatait progressivement le canal à l'aide d'instruments spéciaux. Un progrès fut réalisé par l'emploi de l'urétroscope qui, introduit dans le canal, permet de repérer les lésions glandulaires et de les détruire par électro-coagulation.
Chez la femme on prescrivait des injections vaginales ou uréthrales avec une solution de permanganate, on cautérisait le col utérin, on traitait la métrite et les complications annexielles s'il y avait lieu. »