samedi 28 mai 2022

Notules (22) Littérature


Je méditais naguère sur les "slings and arrows" du monologue d'Hamlet : 

http://lecalmeblog.blogspot.com/2021/01/coquilles-invertebrees-inveterees.html

Mon option (modérée) pour la lecture "stings" se trouve affaiblie par la considération d'un texte antique que Shakespeare ne devait pas ignorer : l'Anabase de Xénophon. Dans la traduction de Taine, et dans d'autres j'imagine, il est souvent question de l'armée des Grecs subissant des attaques cruelles à coups de flèches et de frondes... Il faudrait voir la traduction dont pouvait disposer Shakespeare. 

cf. Taine, Anabase livre III : "ni les flèches des archers crétois, ni nos javelots ne peuvent atteindre aussi loin que les arcs et les frondes des Barbares"



Voisinage visuel... 

Valéry ("À Grasse", in Mélange) écrit très finement : "Grenouilles croassent et oiseaux gazouillent. / Croassements réguliers comme une scie, et sur ce fond, tout le cisaillement pépié des oiseaux."

Ce "cisaillement" est très juste. Pourrait-on aussi songer, à ce propos, à l'extrême proximité visuelle entre les deux mot "oiseaux" et "ciseaux" : il suffit de gommer un peu de la partie droite du "o" inititial des oiseaux pour en faire des ciseaux... 

Il y a un oiseau qu'on appelle ciseau :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bec-en-ciseaux

Il y a aussi des ciseaux en forme d'oiseaux : 

https://www.amazon.fr/EPRHY-Inoxydable-tranchants-Artisanat-Bricolage/dp/B07S8DC5TC



Bloy est un Don Quichotte du Saint-Esprit. Il est persuadé d'être missionné pour une grande œuvre de remise en ordre, de restauration d'un monde médiéval fantasmé. Même capacité à souffrir, à s'halluciner. Même tendance à entraîner autrui dans son rêve, que les échecs répétés ne le découragent pas. 



Le TLFi donne comme exemple, pour "quintal", une phrase de Jouy, dans L'Hermite de la Chaussée d'Antin, dont on peut penser que c'est une blague : "Une immense collection d'anciens journaux (...) pesant environ quatre quintaux, qu'on lui livra sur le pied de cinq sous la livre". 



Genèse matérielle de la littérature dans la littérature elle-même ; c'est-à-dire la littérature se souciant de son humble support, le papier : 

- Melville, Le Tartare des jeunes filles

- Hrabal, Une trop bruyante solitude

- Didierlaurent, Le Liseur du 6h27  

et bien sûr 

- Queneau, Les Enfants du limon : 

manie d'Astophe de récupérer de vieux papiers, de les trier, puis de les recycler. Mais on ne peut pas aller contre la dégradation de la qualité (entropie). Avec du papier, on ne peut faire que du carton. Cf.  surtout livre 8 chap. 159 : "Évidemment le carton on n’écrit pas dessus. Ce n’est pas comme le hollande. Mais quel déshonneur ? malgré la hiérarchie. Il faut sauver la matière."



Genèse du roman, mentionnée, voire décrite, dans le roman lui-même : Tristram Shandy ; Proust, La Recherche ; mais aussi Oblomov (dans la version complète). Et Queneau, Les Enfants du limon. 

Et d'autres (j'exclus les effets faciles de distanciation systématique dans le sinistre "nouveau roman" et dans les formalismes de cette époque frigide). 



Petit problème de traduction. Markowicz rend très bien, avec naturel, les tours familiers, approximatifs. Mais un problème se pose, c'est l'utilisation de formules très justes quant à leur signification et leur registre, mais  récentes, et donc marquées d'une actualité trop fraîche. Par exemple, dans Le Maître et Marguerite, un personnange parle d'un "grand n'importe quoi". Cela me gêne parce que ce n'est pas une expression des années 20, qui détonne donc. Cette expression, je l'ai "vue naître", comme on dit. Je l'ai entendue sur Canal Plus, et, pour moi, elle est liée à une configuration mentale qui n'a rien à voir avec le Moscou de 1920. Trop fraîche, trop jeune. Mais doit-on traduire uniquement en utilisant le français de l'époque du locuteur ou de l'auteur ? Ce serait trop historique (Shakespeare en vocab et graphie françaises du temps). Il faut que la formule se soit refroidie, désinsérée de son milieu d'apparition. Mais le problème est que pour un lecteur né en 2000, une formule de 1990 est "froide" ; il ne l'a pas vue naître ; elle fait partie du français familier ordinaire, sans adhérences particulières. En somme, quand on dit "trop récent"... ça dépend pour qui. 

Un exemple encore plus net. Les traductions anciennes conservent le pseudonyme russe du poète : "Biezdomny". Markowicz le traduit (bien) par "Sans-logis". On aurait pu risquer de le traduire par le pseudo-russe "Esdéef", efficace, mais anachronique. 



Depuis Gogol, la littérature russe est fertile en comparaisons saugrenues (un homme qui ressemble à un samovar, à un concombre). Par exemple, Slavnikova : "une petite vieille énergique pareille à une commode recouverte d’une housse de soie à volants." (Chez cette romancière, le physique des personnes est souvent traité de façon surprenante).



Dans une traduction du russe (Slavnikova) : " ... un sombre héros romantique..." Y a-t-il une blague dans l'original ? Le traducteur n'a-t-il pas "entendu" le calembour ?



Programme : lire en parallèle Chesterton, Le nommé jeudi, et Biély, Petersbourg. Ce dernier est l'exemple même du roman qu'il faudrait lire dix fois pour le savourer ; mais ce seraient dix odyssées... (nonobstant le fait qu'il faudrait le lire en langue originale...)



Nabokov plaçait le Petersbourg de Biély au plus haut. Cela se comprend déjà anecdotiquement (est-ce si anecdotique ?) par les innombrables brillances, luisances, scintillements et scintillations. Par exemple :  "un petit samovar tout neuf luisait comme un miroir"



Warhol, pour son titre Ma philosophie de A à B, s'est inspiré d'une vacherie de Dorothy Parker à propos d'une actrice : "elle parcourt tout l'alphabet des émotions de A à B".