Feu pâle, Pléiade t. 3 p. 302-303 (commentaire très dérivé, à la Kinbote, arrimé au vers 347). Le scoliaste zinzin y narre les tentatives spirites de la famille Shade, qui se soldent par un échec, puis cite un poème de John Shade, réflexion mystico-occultiste sur l'électricité.
Le texte original :
The light never came back but it gleams again in a short poem “The Nature of Electricity,” which John Shade had sent to the New York magazine The Beau and the Butterfly, some time in 1958, but which appeared only after his death :
The dead, the gentle dead – who knows ? –
In tungsten filaments abide,
And on my bedside table glows
Another man’s departed bride.
And maybe Shakespeare floods a whole
Town with innumerable lights,
And Shelley’s incandescent soul
Lures the pale moths of starless nights.
Streetlamps are numbered, and maybe
Number nine-hundred-ninety-nine
(So brightly beaming through a tree
So green) is an old friend of mine.
And when above the livid plain
Forked lightning plays, therein may dwell
The torments of a Tamerlane,
The roar of tyrants torn in hell.
La traduction Pléiade :
La lumière ne reparut jamais mais elle luit encore dans un court poème "La Nature de l'électricité", que John Shade avait envoyé au magazine de New-York Le Beau et le papillon, en 1958, mais qui ne parut qu'après sa mort :
Les morts, les aimables morts, – qui sait ?
Gîtent dans les fils de tungstène,
Et sur ma table de nuit luit
La fiancée disparue d'un autre homme.
Et Shakespeare peut-être illumine
Toute une ville de lumières innombrables,
Et l'âme incandescente de Shelley
Attire les phalènes pâles des nuits sans étoiles.
Les réverbères portent des numéros, et peut-être
Le numéro neuf cent quatre-vingt-dix-neuf
(Qui brille si vivement à travers l'arbre
Si vert) est-il un de mes vieux amis.
Et, quand au-dessus de la plaine livide
Jouent les éclairs fourchus, peut-être contiennent-ils
Les tourments d'un Tamerlan,
Le rugissement des tyrans déchiquetés en enfer.
Les traductions universitaires, précises, ont leur utilité et même leur nécessité. Mais (selon un mien hobby horse) elles ne dispensent pas de tenter une restitution, moins fidèle aux mots, mais fidèle au mètre et à la rime – ce qui est chose à la fois très difficile à faire et très facile à critiquer. Tant pis.
L'octosyllabe est un des pires carcans, un Procuste diminutif qui réclame de cruels sacrifices. Surtout à partir de l'anglais paucisyllabique, aggravé de la densité sémantique nabokovienne. Le premier quatrain ne pose pas de problème spécial (il comporte une probable allusion à E. Poe). Le second contient deux noms propres insubstituables, ce qui le rend extrêmement ardu à octosyllaber tout en rimant [je m'y suis concédé un e muet au statut contestable, mais peu apparent]. Le troisième, centré sur un insubstituable de 7 syllabes, découragerait les plus hardis. Le quatrième est un paysage cosmico-eschatologique d'une grandiose noirceur - on serait tenté de parler de "terribilitá" ! (titanesques allitérations en T des deux derniers vers).
Malgré tout cela (les "malgré" étant peut-être des "parce que" masqués), j'ai tenté la gageure :
Et s'ils logeaient, les tendres morts,
Dans le tungstène en filaments ?
Sur mon chevet luirait alors
La fiancée morte d'un amant.
Millions de lumières urbaines :
C'est Shakespeare. L'âme de Shelley
Brûle les candides phalènes
Qui croient à des nuits étoilées.
Le réverbère étiqueté
Neuf cent quatre-vingt-dix-neuvième
(l'arbre vert le fait miroiter)
Serait mon vieil ami lui-même.
Et les éclairs se déchirant
Sur la pâle plaine d'hiver,
Seraient les cris d'un Tamerlan,
Tourments des tyrans en enfer.