vendredi 20 janvier 2023

Quatre remarques plus ou moins philosophiques


Nostalgie

On a remarqué, depuis le XVIII° siècle au moins, que la force de la nostalgie n'était pas en rapport avec le caractère idyllique du pays natal. Elle serait plutôt en raison inverse : plus le pays natal est aride, pénible, plus est forte la nostalgie. Mais peut-être ce "bien que" est-il lui aussi un "parce que" inaperçu. Dans cette nostalgie mordante d'un pays rude, voire hostile, apparaît la nostalgie dans son essence pure, déshabillée de tout prétexte aimable. Ce pays m'est cher seulement parce que c'est lui, et parce que c'est moi ; parce que nous sommes unis par nature, pas par jugement ou agrément. Il s'agit d'une convenance essentielle, et non pas d'un regret superficiel de climats amicaux et de fruits sucrés. C'est un amour-passion, qui ne se forme pas à travers l'évaluation de motifs et de plaisirs. Soft or hard, my country ! 



Malebranche et le  Kintsugi. 

Pour Malebranche, le mal est le problème, mais il est aussi la solution. Le Créateur montrerait certes une grande puissance s'il produisait un ouvrage parfait (Malebranche est peu enclin à l'idée leibnizienne selon laquelle cette perfection ne pourrait être qu'un jumeau inutile de Dieu). Le Créateur peut et même doit faire mieux, plus fort : un ouvrage imparfait, qui contient un défaut (le péché) qui détruise l'ouvrage, mais aussi occasionne un rétablissement merveilleux de sa perfection (felix culpa !) par l'intervention d'un Réparateur (le Christ). Un ouvrage qui se brise et se reconstitue est une preuve bien plus grande de la puissance divine, par rapport à une maigre et banale perfection.



Rivalité mimétique. 

A voit B avec une très belle femme. Il en est envieux car il prête à B des joies qu'il ne peut qu'imaginer, qui sont donc nimbées des prestiges du possible, et donc très surestimées. C'est connu (cf. Girard, passim). Stendhal disait qu'aimer, c'est s'exagérer les délices de l'intimité. L'envieux est donc dans un état qui a les mêmes effets que l'amour. Il est difficile de ne pas s'exagérer ce bonheur dont on ne jouit pas, mais qui doit bien être possible, puisque les autres semblent en jouir. On juge le réel en utilisant, comme norme implicite, un irréel qui est entr'aperçu (donc survalorisé), non dans les romans comme pour Emma Bovary, mais dans le veinard au bras d'une beauté. 



La chose et l'impression de la chose. 

Le grand tournant se produit vers le milieu du XVIII° siècle. On passe de la chose au sujet. De l'ontologie à la phénoménonlogie. De la recherche de ce qui est, à l'étude de ce qui nous apparaît. De la calologie (étude du Beau) à l'esthétique (étude de la sensation de beauté) (cf. Baumgarten). 

On étudie ce qui se passe dans le sujet ; dans un sujet qui est doté de mémoire, pour qui le présent n'est pas le pur présent, mais est imprégné du passé qu'il a connu, qui demeure en filigrane, en palimpseste, avec sa dimension affective. 

D'où l'intérêt de l'époque pour l'expérience de la nostalgie. 

D'où, en technique d'écriture narrative, la généralisation de l'hypallage. L'homme solitaire dans la forêt ressent la forêt comme solitaire, et l'exprime ainsi : on passe de "il allait, solitaire, dans la forêt" à "il allait dans la forêt solitaire". Certes, cela s'est toujours dit, mais avec grande parcimonie ; alors que cette figure de rhétorique est désormais généralisée au point de devenir un marqueur de modernité. 

Si l'objet disparaît en tant que chose, il demeure toujours plus ou moins en tant que souvenir, en tant que que parfum. Ce n'est qu'à partir de cette époque que l'on peut faire ce "mot" en apparence superficiel, mais à la fois fin et profond, selon lequel "Le silence qui suit du Mozart est encore du Mozart". Leibniz, via Baumgarten, permet la formule de Guitry car on peut donner un statut et une efficacité aux perceptions confuse -– ici, aux rémanences acoustico-affectives. 

La chose en vient même à être considérée comme encombrante. Avec les impressionnistes, la vibration lumineuse induite par la chose doit être préférée à une copie minutieuse de la chose elle-même. Et avec Mallarmé, il faut lui substituer la simple (et pure) suggestion du mot, plus riche en vibrations secrètes et précieuses.