Dans la métaphysique platonicienne, l'image n'est que la copie grossière de l'Idée qui seule détient l’Être et la Valeur. Il est donc naturel de vouloir fuir ce monde vers celui des Modèles parfaits, avec lesquels nous sommes en essentielle familiarité. Le monde des images, de l'ici-bas, ne nous est familier quant à lui que du fait de notre chute ou de notre emprisonnement au fond de la caverne. Si l'image peut présenter de l'intérêt, c'est dans la seule mesure où elle représente, tant bien que mal, l'Idée, et peut ainsi concourir à nous désincarcérer du monde d'ici-bas, en nous refamiliarisant avec notre vraie patrie. L'image n'a donc droit de cité si elle joue contre elle-même.
Dans la physique cartésienne, la méthode des assimilations analogiques utilise l'image comme un instrument destiné à économiser les expériences. Le monde matériel étant partout de même nature, on peut transposer sans crainte de ce que l'on voit à ce que l'on ne peut voir, car le très grand et le très petit sont faits à l'image du moyen, qui est accessible à notre perception. Les tourbillons célestes sont le décalque en grand de l'image visible de l'eau s'échappant d'un évier, et les valvules cardiaques sont le décalque en petit de l'image à nous fort familière d'une porte ne s'ouvrant que dans un sens. L'image familière sert donc (peut-être au prix d'une méthodologie fort incertaine) à nous rendre par avance familiers à ce que nous n'avons pourtant jamais vu.
Penser par avance l'inconnu sur le modèle du connu, le rare à l'image du banal, telle est bien l'intention d'une pensée de l'entendement identificateur. Le “désenchantement” du monde est un projet cartésien, clairement exposé au septième livre du Traité du Monde. Voir le jamais-vu comme du déjà-vu : celui qui est maître d'une nature si exsangue ne peut être que cruellement blasé. Il n'y a pas d'ailleurs, il n'y a pas d'exotisme. Tout est partout pareil. L'image indéfiniment transposable est aussi une banalisation généralisée : on se sent chez soi partout. Tout est familier car tout ressasse indéfiniment la même géométrie. Pour conjurer l'étonnement, on instaure un ennui dans lequel l'aube dévoile tout le jour ennemi, et où les tropiques sont déjà tristes.
Que ce soit dans le monde platonicien ou dans le monde cartésien qui pourtant en est fort lointain, la référence ultime demeure néanmoins l'Intelligence. Si écart on se permet, c'est pour satisfaire le désir de science. Le sensible de l'image ne sert pas la sensibilité : comme tout instrument, il a sa fin hors de lui-même. L'approximation est une approche, une pédagogie, un pas vers cette exactitude qu'on ne possède pas encore. Que l'image plaise à la sensibilité constitue au mieux un moyen. Elle ne saurait être une fin : Descartes est peu artiste, et Platon chasse de sa cité les fournisseurs d'images.
À cette tradition visant à rendre familier l'étrange s'oppose une attitude tout inverse, qui, bien sûr, ne sera plus intellectualiste, et visera à rendre étrange le familier. Il s'agit de s'apercevoir, par le biais de l'image, que le « bien connu », du fait qu’il va de soi, nous est inconnu. Au lieu de créer des habitudes mentales confortables, l'image défamiliarisante nous fait voir le nouveau dans le banal, dans le quotidien, dans le trop connu. Il ne s'agit plus de progression intellectuelle, de chemin vers la connaissance, mais de révolution mentale, de changement de Gestalt, d'accession à un autre type de lucidité ou de conscience. Il faut déverrouiller le regard.
L'inconfort est bien sûr ici de règle. Il ne s'agit plus de fournir des repères, mais d'en ôter. Le modernisme sera souvent rude, nous infligeant des énigmes, des alarmes, des perplexités. Le charme mondain des images fleuries, parfumées et pédagogiques d'un Fontenelle laisse place à des images aussi tétanisantes que peuvent l'être les phrases d'un maître zen. L'image classique, si elle maintenait souvent le suspens, ne manquait jamais de donner sa solution : qu'il s'agisse de la fable ou du sonnet, rien ne devait demeurer incongru. L'image moderne au contraire vise au malaise, à la perplexité, à une réflexion qui n'a peut-être pas de fin, car il n'y a pas de solution. L'artiste nous traite rudement, met à mal notre instinct de rationalité, bouscule nos habitudes, rompt la langue de bois des allégories convenues et transparentes, et nous laisse face à l'énigme.
« Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur ».
La question demeure question. L'image n'est plus voie d'accès au sens, mais impasse. Les clés ne sont pas fournies : le but est, malgré les protestations du lecteur rationnel, de demeurer dans l'incompréhension, de ne pouvoir faire son nid douillet dans le confort d'un sens achevé. Penser rationnellement, comme Descartes dans son poële, est un sommeil dogmatique, dans la quiétude tiède d'un chez-soi qui ressemble maintenant à un "ça me suffit." Le but n'est plus de sentir cosy, ou heimlich, mais de susciter un décalage, une équivoque, un malaise. Que le lecteur, désormais victime, ne sache sur quel pied danser. Rendre le connu inconnu : ce qui, dans l'image classique, était écart délicieux car toujours comblé, devient gouffre angoissant.
L'image moderne vise au non-rationnel. Il n'est donc pas surprenant qu'elle voisine, d'une part avec la folie, d'autre part avec la mystique.
Voisinage avec la folie : c'est quand il est en état quasi psychopathologique que, dans la dernière année du XVIII° siècle, un Wordsworth fait vaciller le psychisme du lecteur. L'association est faite désormais, entre poésie et maladie mentale.
Voisinage avec la mystique : c'est après avoir lu Ruysbroeck que Maeterlinck put fournir à la fois la théorie et la pratique de l'image moderniste défamiliarisante. Il trouvait, chez le mystique du XIII° siècle, une écriture visionnaire, défiant toute rationalité, toute continuité, où l'image jaillit, non point d'une analogie dûment constatée entre deux réalités, mais de l'intérieur même de la subjectivité et de la subjectivité seule. De façon bien plus radicale encore que l'imagination dynamique d'un Bachelard, Ruysbroeck pratique une image créatrice, fulgurante, qui, procédant tout entière du dedans, fait l'effet, dans le dehors, d'un bloc erratique et fantastique. Dans les années 1880, la tradition anti-cartésienne retrouve explicitement sa source première qui, de fait, n'avait jamais cessé de l'alimenter secrètement à travers le romantisme. Alors peut se fonder un véritable “symbolisme” qui n'est pas simplement littéraire, mais surtout ontologique. Dans les Serres chaudes, symbolisme et modernisme se superposent par le truchement d'un inspiré médiéval. Dans ce symbolisme “moderniste”, ce n'est plus la nature qui tient au poète des propos familiers : c'est le surnaturel qui vient se ficher dans le naturel et le subvertir.
On peut donc appeler symboliste tout ce qui n'est pas cartésien, et, inversement, on peut dire cartésien tout ce qui n'est pas symboliste. Mais il y a un symbolisme romantique, baudelairien, qui insère homme et nature dans un cosmos réunifié, et un symbolisme bien plus rugueux qui, par des images abruptes, irruptives, n'entretient plus guère de rapports avec l'ordre, la beauté, le luxe, le calme, ni même la volupté. L'image moderniste cherche plutôt la dissonance, l'hébétude, l'incongruité. Voir le monde comme si on ne l'avait jamais vu : cela ne va pas sans malaise.