Flaubert « ment »
Avec Flaubert apparaît un mode d’écriture qui tend à dissoudre les relations habituelles
1- entre le tout et la partie (« synecdoque restrictive ») : la partie est présentée seule et le tout est laissé à l’imagination du lecteur.
Ex. : Flaubert : « les pieds retombaient en mesure, les jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient… »
2- entre la cause et l’effet (entre l’action et l’agent).
Ex. : Flaubert : « tous les mouchoirs tirés épongeaient des fronts rouges »
3- entre la qualité et la substance ; la couleur, par exemple, acquiert plus d’importance que la chose dont elle est la couleur (il faudrait inverser la formule et dire que la chose a moins d’importance que la couleur dont elle est la chose).
Ex. : Goncourt : « le roux des racines s’effaçait bien vite dans le bleuâtre d’un lit profond. »
On trouve en outre chez Flaubert un procédé d’écriture qui apparaît parfois comme agaçant, comme une sorte de tic un peu insistant et peu euphonique, mais qui a sa justification théorique. Il s’agit de l’autonomisation, de la présentation isolée de la manière d’être par rapport à l’être, de la manière d’agir par rapport à l’action. Flaubert aime à exposer en fin de phrase, un adverbe de manière en « -ment », bien long, bien lourd, bien affiché dans sa solitude. On a donc d’abord l’action, puis, à part, la manière de cette action. L’exemple le plus fameux est l’explicit d’Hérodias où les soldats portent la tête de saint Jean-Baptiste :
« Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement. »
(à lire en détachant un peu les syllabes)
Parfois, cette construction accentue l’impression de perte de contrôle de l’action par l’agent ; ce peut donc être un facteur supplémentaire de dissolution de l’intention, voire de dépersonnalisation :
(Bouvard et Pécuchet) « ils battaient les arbres, à grands coups de gaule, furieusement. »
Le passage ci-dessous est très comique car on y voit un personnage qui n’est plus mené par ses intentions propres ; l’action se nourrit d’elle-même, dans une sorte de surchauffe. Pécuchet passe de la liturgie à l’extase, puis à une fureur dionysiaque :
« Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les plantes, comme s’il les eût encensées. À mesure qu’elles verdissaient sous l’eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et renaître avec elles. Puis, cédant à une ivresse, il arrachait la pomme de l’arrosoir et versait à plein goulot, copieusement. »
(en langage moderne, on dira que Pécuchet « perd les pédales », ou « pète un câble »)
Enfin, est-il besoin de le dire, une virgule, souvent, accentue encore la mise à part de cet adverbe de manière, son noble exil - splendide isolement d’un mot qui brille pour lui-même, comme indifférent à la chose à laquelle il s’applique.
Il est très facile, via une recherche de mots, de faire un relevé de ce procédé, par exemple dans L’Éducation sentimentale, où il est très employé.
On pourra méditer
- sur la longueur de chaque adverbe (compter les syllabes de cet interminable ressac, en regard de la brièveté de ce qu’il caractérise),
- éventuellement sur sa répétition à l’identique,
- sur sa pertinence,
- parfois sur sa banalité,
- parfois sur sa bizarrerie
Elle pâlit extraordinairement.
… devant le bureau des bagages, solitairement.
… trottaient lestement. (à peu près « normal »)
répliqua Frédéric, négligemment.
ils parlaient interminablement.
…la flanquaient parallèlement. (à peu près « normal »)
… sur Phidias et Winckelmann, éloquemment.
il préférait se taire, généralement.
une heure sonna, lentement.
… interrogeaient de l’œil chaque fenêtre, inutilement.
…passer la main sur les bandeaux longuement,
… à droite et à gauche, parallèlement.
… raclaient et soufflaient, impétueusement
… sans espoir de retour, absolument.
il erra dans le foyer, solitairement
il se pencha vers son oreille, mystérieusement.
… se levèrent à la file, prestement.
… épanchait sa bile, largement.
… écoutait ces choses délicieusement
… s’y prendre avec la Maréchale carrément.
… il saisit la proposition avidement.
… chauffait le moral quotidiennement.
se peindre dans son imagination, extraordinairement
… à Lille, publiquement.
… devant eux, inégalement.
… les emmenaient au poste, brutalement.
… s’organisait formidablement
… s’amusant extrêmement
… s’y dressait toujours solitairement
ils passèrent auprès impassiblement
leurs épaulettes se touchaient fraternellement.
Rosanette bâillait démesurément.
des herbes s’y dressaient çà et là, mollement
La Seine coulait paisiblement. (à peu près « normal »)
elle l’observait de loin, curieusement
… le baisa sur le front, gravement.
… le regardait de loin, curieusement.
… éclairait la chambre inégalement.
Cécile m’aurait dépouillée, injustement
Rosanette se mit à sourire ineffablement.
aussi diminuait-elle effroyablement
… toutes les deux, dévotement.
Frédéric pâlit extraordinairement
… se hélaient tumultueusement.
… par les brides, lentement
… ils se la contèrent prolixement