mardi 15 mars 2022

En lisant Kourkov... en pensant à Queneau...


Laitier de nuit. Trois lignes font tinter en moi comme une réminiscence... : 

"Il sortit pour se rafraîchir les idées à l’air glacé et s’en fut inspecter la palissade qui séparait sa cour de celle du voisin. Le fil barbelé était toujours en place."

Cela me fait penser au Cidrolin des Fleurs bleues de Queneau, qui va tous les jours vérifier si on a ou non peint des accusations sur la barrière de son "jardin". Dans Kourkov, c'est le voisin qui ménage un passage pour que son affreux pitbull puisse salir le jardin de Dima. 

Cette réminiscence ponctuelle est renforcée alors par une autre, trop faible pour avoir été aperçue auparavant. Dima consomme un alcool à lui, une "gnôle à l'ortie", qui m'évoque l' "essence de fenouil" de Cidrolin. 

Puis la psychologie de Dima me fait vaguement songer à celle personnages queniens, comme Valentin Brû (sans l'astuce), ou Pierrot (sans la générosité) : assez naïf, un peu enfantin, vaguement nigaud. Ceci est approximatif et bien secondaire. Comme serait approximatif un rapprochement entre la veuve du pharmacien et la veuve Mouaque de Zazie.

Plus consistant : les échanges de personnalité entre le jour et la nuit (l'opposition de couleurs est dans le titre original). Il y a une vie diurne, une vie nocturne, des personnalités opposées, des sortes de Jekyll et Hyde. Or dans Les Fleurs bleues, un même personnage (est-ce le même ?) vit dans le présent, et dans le passé, dans plusieurs passés (comme l'empereur qui se rêve papillon, ou l'inverse). 

Enfin, le plus sérieux, une question de forme (ce sont toujours les questions de forme qui importent vraiment). À travers ses jeux de reflets entre les êtres, les situations, les actions, les choses, Kourkov pratique une méthode qui ressemble diantrement aux "rimes" queniennes, rimes non entre mots, mais entre situations, êtres, etc. Façon habile et nouvelle de tisser l'unité d'une narration complexe avec des correspondances qui en font une sorte de poème narratif, aux rimes parfois pauvres, parfois riches, voire équivoquées. 

Queneau dit à Ribemont-Dessaignes : "On peut faire rimer des situations ou des personnages comme on fait rimer des mots, on peut même se contenter d’allitérations."

Sans cesse, ceci rappelle cela ; celui-ci rappelle celui-là. Les individus sont donc en partie dissous, perdent un peu de leurs contours singuliers pour apparaître plutôt comme porteurs d'une action, d'un schéma, d'un thème, ou d'un motif – presque au sens musical de ces mots. 

La rime la plus étonnante car la plus comique est celle du chat (binommé "Mourik/Mourlo"), énorme matou gris qui disparaît, réapparaît, s'annule, se multiplie, devient héroïque. La nuit est propice à ces équivoques voulues. Kourkov est un très bon francophone, et il doit bien savoir qu'en français comme dans son roman (comme en russe peut-être), "la nuit tous les chats sont gris". 



Ces réflexions m'ont amené à privilégier Les fleurs bleues dans la production de Queneau. Mais un roman comme Un rude Hiver (roman remarquable et longtemps peu remarqué) a été étudié en ce sens par Emmanuel Souchier dans son article : 

Cercles, rimes & répétitions. figures d’une poétique de “ Tradition ” Raymond Queneau “ Fidèle d’Amour ” d’Un rude hiver.


***


Deux remarques stylistiques marginales :


L'intérêt de l'écriture kourkovienne n'est pas tellement au niveau de la phrase (bien que ce soit difficile à juger en traduction). De ce point de vue, je note seulement un procédé, plutôt efficace, rapide, expéditif, qui consiste à ne pas rappeler le sujet des actions successives, et à les isoler par un point, comme on ferait dans un scénario.

"Il se servit un verre de vodka. Le vida. Jeta un coup d’œil dans la rue."

Faut-il interpréter ce procédé en fonction de critères plus "élevés" ? Une lecture attentive des romans de Kourkov serait nécessaire. Mais émettons une hypothèse (hypothétique donc) qui serait dans la lignée de Spitzer) : la première action est le fait d'un sujet énoncé (actiones sont suppositorum, comme on disait), puis le reste suit sans que le sujet soit à nouveau mentionné. L'auteur l'efface grammaticalement, mais peut-être y a-t-il un amoindrissement de son rôle. 

On pourrait écrire : 

"Il se servit un verre de vodka. Il le vida. Il jeta un coup d’œil dans la rue."

L'élision du sujet est usuelle certes si l'on met une virgule : 

"Il se servit un verre de vodka, le vida, [et] jeta un coup d’œil dans la rue."

Mais Kourkov met un point, ce qui accentue la discontinuité des actions, et suggère une distance, donc une sorte d'automatisme – comme si l'activité une fois lancée continuait sur son erre. 

J'ai ajouté un et, comme on le ferait pour marquer le caractère complet, achevé, de l'action, sa cohérence, son unité. Si on ne le met pas, on a une énumération qui s'interrompt brusquement, sans raison apparente, sans anticipation possible, ce qui fait éprouver une sorte de gratuité, de lacune dans l'intentionnalité du personnage. 


Je songe à ce propos (c'est subjectif) à une tournure spéciale aussi, employée par Vargas Llosa, surtout dans Pantaleón, qui consiste à charger (parfois jusqu'à la loufoquerie) les incises d'énonciation avec des indications qui, contrairement à la règle, n'ont rien à voir avec l'énonciatif, mais qui insèrent au contraire les gestes et le décor dans le discours (et l'inverse) : 

"Ne rêve pas, Lima jamais, quel espoir ! – se regarde dans la glace, fait son nœud de cravate Panta."

"No sueñes, Lima nunca, que esperanza - se mira en el espejo, se anuda la corbata Panta."



appendice félin : 

Laitier de nuit présente quelques aspects boulgakoviens. Le fantastique dans le réel, dans le politique (et inversement). Les rendez-vous nocturnes plus ou moins diaboliques (la fête du Maître et Marguerite). Les inventions médicales inquiétantes. Et, surtout, Mourik, cousin de Béhémoth, le félin au Primus !