Un dîner littéraire
The New Yorker, 11 avril 1942.
Venez donc, dit mon hôtesse, faisant paraître sur son visage ce sourire rose préposé aux présentations, qui fait se rejoindre, comme une vallée de vergers en fleurs, les versants de deux noms. Je veux, murmura-t-elle, que vous mangiez le Dr James.
J’avais faim. Le Docteur semblait bon. Il avait lu le grand livre du moment et l’avait aimé dit-il, parce que c’était puissant. Aussi fus-je généreusement aidé. Son épouse à la mauve poitrine me désignait, très poliment, du bout de son couteau, les morceaux les plus tendres.
Je mangeai – et en Égypte, les crépuscules étaient vraiment fameux ; les Russes réussissaient de mieux en mieux ; avais-je rencontré un Prince Poprinsky, qu’ils avaient connu à Caparabella, ou était-ce à Menton ? Ils avaient beaucoup voyagé, sa femme et lui ; sa passion à elle, c’était les Gens ; sa passion à lui, c’était la Vie. Tout était bon, et bien cuisiné. Mais le morceau le plus savoureux fut son cervelet croustillant au parfum de noisette. Le cœur ressemblait à une datte sombre et luisante.
Et je rangeai les déchets sur le bord de mon assiette.
A Literary Dinner
Come here, said my hostess, her face making room
for one of those pink introductory smiles
that link, like a valley of fruit trees in bloom,
the slopes of two names.
I want you, she murmured, to eat Dr. James.
I was hungry. The Doctor looked good. He had read
the great book of the week and had liked it, he said,
because it was powerful. So I was brought
a generous helping. His mauve-bosomed wife
kept showing me, very politely, I thought,
the tenderest bits with the point of her knife.
I ate – and in Egypt the sunsets were swell;
The Russians were doing remarkably well;
had I met a Prince Poprinsky, whom he had known
in Caparabella, or was it Mentone?
They had traveled extensively, he and his wife;
her hobby was People, his hobby was Life.
All was good and well cooked, but the tastiest part
was his nut-flavored, crisp cerebellum. The heart
resembled a shiny brown date,
and I stowed all the studs on the edge of my plate.
On peut trouver sur Internet deux lectures anglaises (un peu bizarres) de ce poème :
1/ John MacKenzie
https://archive.org/details/JohnMacKenzieALiteraryDinnerVladimirNabokov
2/ Brad Craft
https://www.youtube.com/watch?v=oC7AQIdEjC4
Je n’ai pas suffisamment ressenti la poéticité de ce texte pour en tenter un rendu métrique et rimé. Mais j’en ai goûté l’humour et la causticité. J’en ai donc fait une traduction assez libre, en prose, avec quelques effets de sonorités (et je me suis autorisé la fantaisie d'une allusion ponctuelle à un autre auteur, peu goûté de V.V.). Je n’ai pas vu de traduction française publiée : un lecteur (pas mon semblable ni mon frère) s’est attribué quelques pages du volume Gallimard à la bibliothèque où je me fournis. De là, pour moi, un léger doute concernant un mot. Mais les traductions publiées, même chez Gallimard, sont-elles toujours fiables ? (à quelques pages de là, un autre poème commence par un drôle de dérapage…).
Nabokov pousse à l’extrême cette expérience bien connue selon laquelle un repas se compose moins de ce qu’il y a sur la table que des personnes qui sont autour. Qu’il vaut mieux être l’hôte de Virgile que de Lucullus. Qu'on absorbe, volens nolens, les paroles en même temps que les mets.
Le thème de l’intériorité au sens matériel, organique du terme n’est pas si rare chez Nabokov.
Cf. le poème Restoration, strophe 5.
[…] So I would unrobe,
turn inside out, pry open, probe
all matter, everything you see,
the skyline and its saddest tree,
the whole inexplicable globe
trad. Hélène Henry (hum, ce H. H. est suspect…) :
”Ainsi je voudrais dépecer, ouvrir,
mettre à l’épreuve toute chose,
tout le visible : l’horizon,
avec son arbre le plus triste,
tout l’univers inexplicable.”
Cf. aussi l’amour très inquisiteur de Humbert Humbert :
My only grudge against nature was that I could not turn my Lolita inside out and apply voracious lips to her young matrix, her unknown heart, her nacreous liver, the sea-grapes of her lungs, her comely twin kidneys.
trad. Couturier :
”Mon seul grief contre la nature était de ne pouvoir retourner Lolita comme un gant et plaquer mes lèvres voraces contre sa jeune matrice, son cœur inconnu, son foie nacré, les raisins de mer de ses poumons, ses deux jolis reins.”
trad. Kahane :
”Mon seul grief contre la nature était de ne pouvoir retourner Lo comme un gant pour appliquer ma bouche vorace sur sa jeune matrice, la nacre de son foie, son cœur inconnu, les grappes marines de ses poumons, ses reins délicatement jumelés.”