Valéry : Préface aux Lettres Persanes, Pléiade 1 p. 508-509 :
« Peu à peu le sacré, le juste, le légal, le décent, le louable et leurs contraires se dessinent dans les esprits et se cristallisent. Le Temple, le Trône, le Tribunal, la Tribune, le Théâtre, monuments de la coordination, et comme les signaux géodésiques de l'ordre, émergent tour à tour. »
On sent fortement le contraste entre ce qui est pensé, conçu, ce qui est mental, donc pur, mais faible. Les notions s’expriment par des mots « normaux », sans rythme ni sonorité particuliers : « le sacré, le juste, le légal, le décent, le louable » [ s j l d l ], sans majuscules. Les mots sont un peu faibles et dispersés par rapport à ce qui va suivre. Ce ne sont que des idées ; non pas les Idées platoniciennes, très majuscules, mais nos idées personnelles, labiles, fragiles, à la merci d’un souffle de passion ou de malaise.
En revanche, leur cristallisation est autrement imposante ; les bâtiments sont lourds, insistants, incontestables, présentés et même présentifiés dans une sorte d’hypotypose sonore : « Le Temple, le Trône, le Tribunal, la Tribune, le Théâtre » (les majuscules sont de Valéry) finissent par « [émerger] tour à tour » (avec deux 'tours' opportunément polysémiques qui s'élèvent en fin de phrase). Ici, on a affaire à du solide qui, rétrospectivement, jette le doute sur la fiabilité des pensées. Un bâtiment est moins pur qu’une pensée, mais il est infiniment plus réel. Le bâtiment réalise, matérialise, institue véritablement ce qui sans lui demeurerait évanescent. En termes hegeliens, on a affaire ici au sérieux de la Wirklichkeit, de l’effectivité, c’est-à-dire de la réalité. Ce qui sous-entend que les idées pures ne sont guère réelles, ou en tout cas, ne sont guère denses, ont un moindre être. D’ailleurs il vaudrait mieux dire, humblement, nos « pensées », plutôt que nos « idées » - pensées humaines, trop humaines, et non idées qui seraient encore les petites sœurs des Idées platoniciennes.
La philosophie classique se fonde sur un contraste pessimiste : les idées nous éclairent sans nous mouvoir ; les sentiments nous meuvent sans nous éclairer (Malebranche).
Dans la formule de Valéry, les idées sont indirectement assimilées à des sentiments : quand on lit la phrase, on trouve d’abord que toutes ces idées sont fort nobles, excellentes, pures, etc. C’est en lisant la suite qu’on a tendance à se raviser, car on les voit surtout fragiles et, au fond, se réduisant à des intentions peu consistantes. Nos idées sont pures mais faibles. Les institutions incarnées sont impures mais fortes. La volonté pascalienne de mettre ensemble justice et force ne semble guère réalisable.
Dans l’écriture de la phrase, la solidité symétrique de la lettre T, la force percussive de cette consonne en rafale, font déjà sentir que la pensée est très sensible à la force, qu’elle est largement tributaire de l’oreille. Ce que l’on comprend doit beaucoup à ce que l’on entend. Valéry nous fait entendre, en deux façons, par le son et par le sens, combien faible serait une vérité sans une rhétorique (impure, certes, mais nécessaire) qui soit comme le bâtiment du sens.
Est-on convaincu ou persuadé ? Cette distinction a-t-elle même un sens ? Le Socrate (très peu platonicien) d’Eupalinos le dit avec résignation :
« Tu as certainement remarqué quel poids et quelle portée prennent les moindres petits mots et les moindres silences qui s’y insèrent. Et moi, qui ai tant parlé, avec le désir insatiable de convaincre, je me suis moi-même à la longue convaincu que les plus graves arguments et les démonstrations les mieux conduites avaient bien peu d’effet, sans le secours de ces détails insignifiants en apparence ; et que, par contre, des raisons médiocres, convenablement suspendues à des paroles pleines de tact, ou dorées comme des couronnes, séduisent pour longtemps les oreilles. Ces entremetteuses sont aux portes de l’esprit. Elles lui répètent ce qui leur plaît, elles le lui redisent à plaisir, finissant par lui faire croire qu’il entend sa propre voix. Le réel d’un discours, c’est après tout cette chanson, et cette couleur d’une voix, que nous traitons à tort comme détails et accidents. »
P.S. :
Diderot emploie un procédé analogue pour faire sentir ce paradoxe : un œuf, exemple même de fragilité, pourra, via la science embryologique, abolir tout l’obscurantisme installé dans les plus lourdes institutions :
Diderot : Entretien avec D'Alembert Garnier pp. 274-6 :
« Voyez-vous cet œuf ? C'est avec cela qu'on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. »
[pour plus de détails, voir