Le quatuor à cordes, formation parfaite ? Je n'en suis pas sûr. Pour cette raison très simple que deux violons, c'est redondant. Certes, cela permet des combinaisons plus nombreuses, mais au prix d'un pléonasme sonore. On gagne à se passer du second. Le trio est donc véritablement la formation parfaite, minimale, pure. Ce n'est pas le trio qui serait un quatuor amputé ; c'est le quatuor qui est encombré d'un membre assez superfétatoire. Le trépied est la plus économique des formes stables.
Le trio exige un constant équilibrisme de la part du compositeur ? Certainement, mais l'art consiste entre autres à faire beaucoup avec peu, à faire plus avec moins. On en revient toujours au bon vieux principe leibnizien d'économie (qui est aussi celui d'Harpagon, c'est logique) : faire beaucoup avec beaucoup, ce n'est pas sorcier (keine Kunst dirait Kant). Mais faire beaucoup avec peu, là, on voit l'artiste ! Et, comme de juste, le labeur du compositeur est un paradis pour l'auditeur : le paradis de la transparence.
Soit dit en passant, Arenski a trouvé un biais original, une demi-mesure qui marche plutôt bien : un quatuor composé d'un violon, d'un alto, et de deux violoncelles : au moins évite-t-on les criailleries des compères aigus, au profit de la fraternité sereine et rassérénante des compères graves.
https://www.youtube.com/watch?v=pqXapxW4fn8
(David Finckel au 1° vcl)
Le trio à cordes c'est donc : le Père (violoncelle), le Fils, incarnation (alto) et le Saint-Esprit (violon). Quel besoin d'un deuxième Saint-Esprit ?
Néanmoins, il faut concéder que, malgré l'évidente supériorité du trio, la formation quatuor a pu donner lieu parfois à des œuvres intéressantes. Nous tolérerons donc un second violon (second, pas deuxième !).
Il va de soi que, si, déjà, quartet is a crowd, alors quintet is a stampede.
Quant au sextuor, c'est un méga-sandwich américain (ou une platée de lasagnes). Même chez le grand Brahms, on frôle souvent l'indigestion tympanique. Au-delà de 6, inutile d'y songer (pour les cordes toujours) : un octuor composé de deux quatuors, donc affligé de 4 violons... ! C'est faire redonder le pléonasme ! Leibniz doit se retourner dans sa tombe et maudire Mendelssohn.
De fait, à sentir les choses ainsi, je me retrouve un peu dans l'attitude de Goethe qui, en musique, n'aimait pas la masse, la fusion, la confusion. Foncièrement apollinien, il aimait la distinction, un élément à côté d'un autre. Sa fameuse définition du quatuor comme "conversation entre quatre personnes raisonnables" me semble tout à fait raisonnable. Quand on est plus de quatre, on est une masse de sons, le son fait masse (Goethe n'aimait pas les tutti des symphonies beethovéniennes).
À propos de symphonies : souvent, dans des mondes musicaux qui ne me plaisent guère, seuls les trios et les quatuors m'intéressent et me séduisent, probablement parce que ces formations sont moins marquées, moins datées, plus pures, plus libres d'attaches civilisationnelles. Ou, chose connue, parce que l'austérité de la formation contraint à composer de la musique-musique plus que de la musique-spectacle. Le premier quatuor de Borodine me convient infiniment plus plus que sa 2° symphonie, qui est certes grande fête pour le tympan (cf. version C. Kleiber) ; j'ai à écouter cette symphonie un vif plaisir, mais c'est un plaisir d'amusement – intense et superficiel. De même, le sobre quatuor de Bruckner m'est infiniment plus écoutable que ses richissimes symphonies.
Les quatuors de Dohnányi (surtout 2 et 3) me sont infiniment plus précieux que ses œuvres orchestrales – et son trio (Sérénade) est une merveille de sveltesse : pas un gramme de trop, sans gras, sans excipient.
Un quatuor de Zemlinsky peut m'enchanter ; mais sa Sinfonietta, malgré ses mérites, est un déluge de sonorités splendides pour un résultat finalement assez mince, anecdotique même. Elle parle aux oreilles, quand les quatuors s'adressent à quelque chose de plus profond (le mot "âme" a trop servi pour être encore opérationnel) : ce niveau où la musique se réduit à son essence.
1° Quatuor de Zemlinsky :
https://www.youtube.com/watch?v=E6qtdVqP_Vs
[je concède que c'est le premier et, de loin, le plus aisé des quatuors de Z. ; et que dans cette vidéo les quartettistes bougent un peu trop...]
Sinfonietta de Zemlinsky :
https://www.youtube.com/watch?v=uImIRf_IM3o
[en cohérence avec l'instrumentation, la façon de filmer la Sinfonietta compte beaucoup : il y a de quoi fournir à la rétine comme les timbres fournissent au tympan. À l'inverse, filmer un quatuor réclame de mettre l'image à la même diète que la musique. Le Quartettsatz de Schubert, joué par le quatuor Zaïde, est terriblement dé-joué par une intention plastique
https://www.youtube.com/watch?v=rHLT2ZwmLJ8
qui multiplie les effets et perturbe l'écoute : mouvements intempestifs de caméras, contrastes de luminosité, beauté soulignée des filles, tout ceci occulte l'œuvre - surtout celle-ci, qui relève d'un intense dramatisme intime]
Si un deuxième violon pose déjà problème, quelle ne sera pas la catastrophe si on ajoute, carrément, un piano ! Ce n'est pas une intrusion, c'est une invasion ! Avec ses rafales de notes qui écrasent tout sur leur passage s'engouffre illico le pathos de l'époque. C'est l'éléphant dans un magasin de porcelaine. Si le quatuor à cordes a pour péché mignon de devenir une pièce pour premier violon accompagné par trois comparses, le péché originel du trio avec piano est d'être une sonate pour piano avec deux timides cordes qui essaient de se faire entendre. Les trios de Beethoven, par exemple, pour excellents qu'ils soient, souffrent de ce déséquilibre léonin. Le quatuor avec piano (Brahms) ou le quintette avec piano (Dohnányi) sont anéantis par cet abus de puissance, par cet impérialisme (il y a un "Bösendorfer impérial", très beau, très cher, très gros). On devrait interdire cette formation inégalitaire, surtout aux compositeurs pianistes, qui ont souvent du mal à modérer leurs ardeurs. Avec le piano, on ne médite plus que lorsqu'il consent à se taire, ou à se faire discret. Pour en revenir à mon cher Dohnányi, son premier quintette, péché de jeunesse, est inécoutable : le piano-winner takes all. Mais dans son second quintette, il y a quelque chose de très beau : le début du 3° mouvement, quand le piano laisse enfin méditer les cordes.
Il y a donc deux pôles : le banquet et la diète. La quantité et la qualité. La couleur et le dessin. Le plaisir de la diversité et la jouissance de l'unité. Les symphonies de Mahler et les suites pour violoncelle seul de Bach. Faudrait-il aller plus loin, et dire que, si less is more, le plus riche, c'est la pièce de Cage 2'33" de silence ? Non, car le peu, le moins, ce n'est pas le rien. Il faut du sonore pour que la sobriété de la palette instrumentale ait un sens.
Au fait, le duo de Mozart pour un violon et un alto, c'est assez épatant... !
https://www.youtube.com/watch?v=9RuyM6c4G3M