lundi 30 novembre 2020

Giono : 'Un Roi sans divertissement' (quelques remarques)

 

C'est plus beau et plus riche à chaque relecture. 

Parmi les mille et une choses à noter  :


Le thème général est proche de l'idée fondamentale de Valéry sur l'origine de l'art : 

Chez Valéry, l'homme est une machine à percevoir, qui a besoin de spectacles. Si les spectacles manquent (un mur blanc, un silence pur), c'est l'ennui, par accumulation intolérable d'énergie inemployée. Alors, on griffe l'espace (origine des arts plastiques) ou le temps (origine de la musique). 

Chez Giono, l'hiver gomme tout, la neige égalise la vue, empêche les travaux. Pour se divertir de cet ennui, on peut tuer, histoire de faire advenir quelque chose, événement dont le symbole est le sang rouge qui fait enfin contraste sur la neige trop blanche. 


Des comparaisons en rafale, qui devraient saturer la lecture mais qui au contraire la revivifient à chaque ligne tellement elles sont piquantes :

« La rosée couvrait les champs où le blé avait été coupé et l’éteule en était rose comme un beurre qui fait la perle. Le ciel était bleu comme une charrette neuve. De tous les côtés les alouettes faisaient grincer des couteaux dans des pommes vertes. Il y avait des odeurs fines et piquantes qui faisaient froid dans le nez comme des prises de civette. Les forêts et les bosquets dansaient devant mes yeux comme le poil d’une chèvre devant laquelle on bat du tambour. Hou ! le beau matin ! »

Le beurre rose étonne le citadin que je suis et qui n'a vu que deux ou trois fois le beurre se faire. 

Le ciel bleu comme une charrette neuve, c'est splendide, entre surréalisme et vérité rurale (à la Ramuz). 

Les alouettes-couteaux me font penser à Valéry : Mélange, À Grasse - "tout le cisaillement pépié des oiseaux." 

Nabokov, plus citadin, plus politique, surtout dans le Berlin des années 30, entend dans les arbres une AG gauchiste... (Autres rivages) : « Des bandes de moineaux socialistes tenaient de bruyants meetings matinaux dans les lilas et les tilleuls » ou "Des bandes de moineaux gauchistes tenaient de bruyants conciliabules matinaux dans les lilas et les tilleuls." (« Leftist groups of sparrows were holding loud morning sessions in lilacs and limes. »)

Puis la civette, à la fois tabac et bête sauvage, puis, pour faire bon poids, la chèvre hérissée. 

Et le résumé final, très drôle qui dit : en bref, si on ne fait pas de littérature, pas de comparaisons virtuose, mais qu'on se place au cœur même de la sensation du personnage : "Hou ! le beau matin !" Il y a toutes ces images dans cette formule minimale et assez comique, mais justement, on la sent comme le résumé d'une expérience très riche, qu'on ne soupçonnerait pas si l'écrivain n'était pas passé par là pour en faire sentir les harmoniques. 


À côté de la rafale des comparaisons, une phrase à la Proust, dans les méandres de laquelle Giono inclut cette fois non pas des comparaisons, mais quantité de paramètres explicatifs : motivations psychologiques, notations sociales, stratégie relationnelle... : 

« ... de façon détournée (comme si je ne me reconnaissais pas qualité pour prendre de front Mme Tim) mais détournée si habilement que la brodeuse devait pouvoir se rendre compte du détour (comme si, malgré ma position subalterne j’avais assez de goût cependant pour ne pouvoir retenir mon admiration devant ce beau travail) (ce qui est toujours le cas pour les positions subalternes : cousines pauvres, cadettes déshéritées) je devais abonder vaguement dans le sens de la brodeuse. »

La phrase fait sentir dans sa forme (à première vue assez pénible) le caractère labyrinthique des relations. Toujours très fine, Saucisse !



dimanche 29 novembre 2020

Giono : 'Le Moulin de Pologne' (quelques notes de lecture)

 

Il y a bien des beautés dans ce roman, bien des réussites (le début avec l'arrivée de M. Joseph ; les préparatifs du bal), et quantité de réussites d'écriture (drôles, poétiques, incongrues, énigmatiques). 

Mais un 'tunnel' : la description psychologique, de Léonce fin chap. 5, qui ne fonctionne pas du tout, qui n'a rien de romanesque, rien de narratif, qui piétine et se répète dans les généralités psychologiques à propos d'un personnage qui ne fera pas grand chose d'autre que de s'enfuir avec une gourgandine... 

Le roman français, depuis Clèves en passant par Adolphe, nous a fourni beaucoup (trop ?) de ces analyses. En outre, ce long tunnel (pléonasme) débouche sur un épilogue peu satisfaisant du point de vue romanesque - trop long pour un épilogue, trop court pour un chapitre. C'est dommage pour un livre qui présente de si grandes qualités. 

Quand Giono décrit le monde, il est prodigieux ; quand il fait agir et dialoguer les êtres, il est passionnant ; mais il a beau être un amateur d'âmes et un profond connaisseur des choses humaines, il vaut mieux qu'il nous les montre à travers des gestes et des propos qu'à travers des notions. 

Mais ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : il faut lire, et attentivement, ce Moulin de Pologne (où il n'y a, on le sait, ni moulin, ni Pologne). [je me suis retenu pour n'en citer que deux passages dans mon Lectionnaire]. Qui aime bien châtie bien.


Passagèrement, une réflexion de moraliste peut être un bijou, car Giono sait admirablement dire le général en l'épiçant de formulations singulières : 

chap. 2 : « Nous sommes des chrétiens, bien sûr, mais il ne faut jamais trop demander à personne. Notre âme a été neuve (plus ou moins longtemps selon les tempéraments), elle a servi de miroir aux forêts et au ciel ; elle a joué familièrement avec l’inconnaissable. Mais, nous avons dû rapidement nous rendre compte que ces reflets et ces jeux ne nous servaient à rien pour acquérir, conserver ou améliorer notre position sociale. Or, c’est elle qui fait bouillir notre marmite. »


Un paragraphe admirable :

« Dès qu’on entendait les cors, on voyait s’agiter les premières galeries de loges. Toutes ces dames se dressaient. C’était un flot de soies et de moires et de scintillements de bijoux qui descendait l’escalier. Les grands cygnes s’appliquaient contre les hannetons en habits noirs et notre galère commençait à voguer. »

[notons le singulier de "descendait" : c'est un flot, - après l'insistance sur le pluriel chatoyant dont il est composé]


Une bizarrerie : 

début du chap. 4 : "M. de K..., lesté de son café [...]" ; je n'aurais jamais pensé que le café pût lester... Peut-être une antiphrase ?


Une rencontre : 

chap 2 : « Si les intentions tuaient, nos salles à manger, nos chambres à coucher, nos rues seraient jonchées de morts comme au temps de la peste. »

cf. Valéry, Choses tues : 

"Que d’enfants, si le regard pouvait féconder !

Que de morts s’il pouvait tuer !

Les rues seraient pleines de cadavres et de femmes grosses."


Une formule piquante : 

« Elle avait vingt ans de moins que son mari mais c’était pure question de calendrier. »



vendredi 27 novembre 2020

Notules (5)


J'avais jadis mentionné que la diagonale, en peinture, est souvent liée à l'immoralité. 

http://lecalmeblog.blogspot.com/2010/03/sur-la-diagonale-en-peinture.html

Preuve supplémentaire : Prinet / Fragonard





Giono. J'avais naguère mis en parallèle deux textes où Queneau et Nabokov décrivent un personnage par éléments ascendants :

http://lecalmeblog.blogspot.com/2019/11/nabokov-queneau-descriptions-ascendantes.html

Un exemple analogue, descendant, à un moment particulièrement inquiétant chez Giono, Un Roi sans divertissement : 

"... de la brume, comme d’une trappe, se mirent à descendre un pied chaussé d’une botte, un pantalon, une veste, une toque de fourrure, un homme !" 

Le culot spécial de Giono est d'oser le pluriel de 'se mirent'... 



Petit pastiche de ce qu'il faut dire et de ce qu'il faut faire quand on présente la musique classique sur la radio de service public ... : 

"Ce jeune interprète non seulement il est excellent on l'a entendu plusieurs fois dans notre émission et ça vous a beaucoup plu vous nous avez envoyé des foultitudes de mails ça nous a fait plaisir n'est-ce pas Clémentine ? surtout par ces temps de covid et de confinement mais en plus il est vachment impliqué aussi en outre dans la musique de notre temps il commande et il crée j'ai envie de dire des œuvres nouvelles souvent zexigeantes et c'est très bien comme ça de ne pas rester dans les sentiers je veux dire archibattus et poussiéreux du répertoire. Bon, nous l'écoutons dans l' Élégie de Fauré."



Jarry se souvenant de Molière ? Impromptu de Versailles : « Et qui fait les rois parmi vous ? Voilà un acteur qui s'en démêle parfois. Qui ? Ce jeune homme bien fait ? Vous moquez-vous ? Il faut un Roi qui soit gros et gras comme quatre. Un roi, morbleu, qui soit entripaillé comme il faut ! Un roi d'une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière ! La belle chose qu'un roi d'une taille galante ! »



Les écrivains du ‘roman parlant’ sont plus ou moins cérébraux. Queneau l’est beaucoup ; mais il compense heureusement par l'humour et la cocasserie. Ramuz l'est moins, mais il est méditatif (sans être conceptuel). Céline et Giono encore moins, mais en deux sens très différents : ce qui domine chez Giono, c'est la chaleur (le thymos) de l’empathie ; chez Céline, celui de la colère.



Nabokov avait de son premier roman (Machenka) une opinion très mitigée (il n'avait pas tort ; en prendre et en laisser). Il confesse que ce livre a eu, pour une fois et une seule, une fonction 'cathartique' : "La propension bien connue du débutant à empiéter sur sa vie privée en se mettant en avant ou en introduisant un vicaire dans son premier roman, tient moins à l'attrait d'un thème tout trouvé qu'au soulagement de pouvoir se débarrasser de soi avant de passer à un meilleur sujet". L'impersonnalisation moderne doit bien commencer par une évacuation du moi qui expose encore en partie le moi. 



Ramuz. Il arrive qu'on trouve dans un compte rendu savant une formulation parfaite. L'idée vient du recensé (Dentan), la formule, peut-être, du recenseur (Carrard). Peu importe. "Ramuz utilise ce milieu [vaudois paysan vigneron] tout autant qu'il l'exprime, qu'il y prend ce dont il a besoin pour construire son monde propre ; [...] la géographie, donc, ne constitue pas une détermination, mais matérialise un imaginaire."



Dodécaphonisme. J'aime le chocolat 80% ; bien des gens préfèrent 65%. Mais 99%, c'est très amer ; c'est pour très peu de gens, rarement, en petite quantité, et non sans préparation. Pour 99% comme pour Webern, on ne va pas se lamenter de ce que ce ne soit pas la pitance quotidienne du plus grand nombre. Et je ne me sens nullement coupable de n'aimer ni le 99%, ni Webern.



Lire pour ne pas pleurer.



Il y a des erreurs vénielles, mais aussi des erreurs qui sapent la confiance qu'on pouvait avoir en celui qui parle. Un gros contresens, une grosse lacune sur une des bases de ce qui fait sa prétendue spécialité, c'est meurtrier. Imaginons une haute cuve : si on fait un trou dans le haut de la paroi, un peu du contenu fuit. Si on fait le même trou vers la base, c'est toute la confiance qui fuit, avec la 'fiabilité'. 



jeudi 26 novembre 2020

Notules (4)

  

Chesterton (texte cité dans le Lectionnaire) : "L'avenir nous met à l'abri de la féroce compétition de nos aïeux". Idée très voisine chez Nabokov, dans Le Don, Pléiade p. 360 : "l'abîme aqueux du passé et l’abîme aérien de l’avenir"


Les biographies de Gœthe m'ont toujours ennuyé ; je ne crois pas en avoir terminé une. La faute à Goethe ? (dont Berlioz a dit, si je me souviens bien, qu'il s'aimait trop et avait vécu trop longtemps). La faute aux biographies ? Peut-être. Probablement même, en ce qui concerne l'une d'elles : en couverture, une gravure représentant une scène assurément inventée, où il a le mauvais rôle (obséquieux, servile face aux puissants), le beau rôle et le premier plan étant donnés à Beethoven quant à lui rugueusement et noblement anti-aristocrate, donc sympathique au lecteur supposé imprégné de moralité démocratique.




Le rapport au réel dans la littérature et dans la peinture : occasion non de copie conforme (vanité...), mais d'inflexion, distorsion, écart, transformation, etc, qui font l’intérêt (Adam Smith) : distorsion légère, moyenne, forte, extrême (l'exagération célinienne). Ce qui est transformé importe moins que ce qui singularise la transformation : une façon de voir (de biaiser) qui est semble-til toujours un mixte de forme esthétique et de singularité psychologique.

 

Modalisations : une des marques de la modernité ; le narrateur est incertain ; il truffe son discours, jusqu'à le miner, de 'on dit que', 'peut-être', 'd'une certaine façon', 'il n'est pas impossible que', 'osera-t-on dire', etc. Souvent (pas tant chez Gogol, qui doit en être l'initateur, que chez James, Proust ou Gide) ces hésitations perpétuelles, ces précisions qui pointillent le discours peuvent donner l’impression que l'auteur ‘fait des mines’. D’où la possibilité trouver que cette façon de dire a quelque chose d'efféminé, de précieux, par toutes ces prudences qui imprécisent la narration (des demi-teintes qui dissolvent le discours comme les demi-tons dissolvent le système tonal). Ce que Céline a exprimé avec grande rudesse en disant... enfin en féminisant lesdits auteurs. 


Urbain, ‘urban’, est devenu synonyme de grossier.


Molière, Le Bourgeois gentilhomme I, 3 : « Oh! battez-vous tant qu'il vous plaira : je n'y saurais que faire, et n'irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serais bien fou de m'aller fourrer parmis [sic] eux, pour recevoir quelque coup qui me ferait mal. » Je trouve que c’est exactement le ton du père Ubu, sa bonne grosse lâcheté primaire - qu'on retrouve en partie chez Ignatius Reilly, personnage qu'il y a toujours plaisir à revoir :



Morand comique malgré lui. Journal inutile t. 2 p. 167. Le 1° janvier 1974, il a 86 ans, il note sa tension artérielle (18,5 / 9) ; il retourne visiter Montmartre et se plaint : "Partout des escaliers ! les architectes, qui ont la passion des escaliers, s'en sont donné !"


Huysmans : « Il n’y a de bonheur que chez soi et au-dessus du temps. » (Là-bas, ch. 1, fin)


Hugo. Hypallage. On peut dire qu’un paysage est riant, mais quand Hugo écrit "Son pied charmant semblait rire à côté du mien", on a quand même fortement tendance à rire aussi. L'idée est excellente ; mais comme souvent, Hugo en fait trop. En outre, la pseudo-césure entre les deux verbes est... non-classique. Le 'semblait' souligne trop l'image comme telle, mais il a dû servir de supplétif pour que soient présents les douze apôtres.


Voracité. Je donne ses croquettes au chat, puis vais dans la pièce voisine regarnir la boîte. Au bruit, automatisme, elle quitte son assiette pleine pour essayer de glaner une ou deux éventuelles croquettes. 


Le Roy Ladurie, Saint-Simon ou le système de la Cour, I, VI : « Harlay, dans une réunion commune, se tourna vers les jésuites en leur disant : « Qu’il est bon de vivre avec vous, mes Pères ! » ; et puis, à l’intention d’oratoriens jansénisants qui se trouvaient là eux aussi, Harlay ajouta : « Qu’il est bon de mourir avec vous, mes Pères !  » 





mercredi 25 novembre 2020

Notules (3)


Flaubert, L'Education sentimentale. Personnage de 'la Bordelaise', maîtresse d'Arnoux (méridional sensuel) et fauteuse de désordre ; on peut entendre dans sa dénomination le mot ‘bordel’ ; Sénécal ne l’aime pas, parce qu’il n’aime ni la sensualité ni le bordel au sens de désordre [ce sens figuré date du XVII° s. ; cf. Dict. du fr. Non-conventionnel]. Elle fait miroir avec Marie Arnoux la sainte et pure, épouse légitime.


Hölderlin. Dans les poèmes de la folie, ou du début de la folie (Andenken), on trouve des vues, des descriptions dont les éléments sont étrangement 'reliés' par des mots de relation logique et non spatiale (aber). Effet de confusion, de brume entre les catégories intellectuelles et les éléments perçus, comme dans un rêve où les choses semblent se déduire les unes des autres, selon des modalités énigmatiques. Cf. Baudelaire (Confiteor de l'artiste), et l'ambiance souvent somnambulique de Kleist. Ici, la fusion romantique entre le moi et le monde n'est pas anecdotique ou superficielle. 


Céline, bel hypallage dans Mort à crédit : "Fallait que je reste sur mes gardes, l’imagination m’emportait, l’endroit était des plus songeurs avec ses rafales opaques et ses nuages partout." [le pluriel de 'songeurs' est sujet à caution, mais chez Céline, ce n'est pas le problème]


Mallarmé, sonnet 'leste' sur l'engendrement du poète : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/06/mallarme-richepin-origine.html

Au 2° vers, "Parce que le journal détaillait un viol". Pour que le vers soit correct, il est impératif de faire la diérèse 'vi-ol', qui n'est pas naturelle du tout, mais qui mime la lente délectation morbide du lecteur, suscitée par la narration détaillée dans le journal. Donc nous détaillons aussi en lisant le vers, nous sommes amenés à savourer en gourmets un viol qui en acquiert un air de minutieux dépeçage... 


McCullers : "the we of me". Il faut entendre la romancière, âgée et très déprimée, sanglotant presque en lisant ces mots de Frankie Addams, qui expriment l'idéal cruellement déçu de toute sa vie. Ce 'nous' est l'inverse du 'nous' royal, du 'we of majesty' qui exprime un surcroît d'être. Celui de McCullers souligne le déficit essentiel, la carence inguérissable. 


Gainsbourg, Comic strip 1967 ; Berberian, Stripsody 1966... [voir la partition, une des plus étonnantes depuis... Froberger ; voir les images des partitions Stripsody et de la Toccata de F]


Gary-Ajar, La vie devant soi. Il se confirme, s'il en était besoin, que le sentimentalisme fait baisser la qualité. Avec la vitrine de clowns et l'apparition de Nadine, on sent faiblir ce roman admirablent atypique.


Les génies qui se brouillent avec tout le monde, peut-être parce qu'ils ont besoin d'être seuls (contre tous) : Rousseau, Bloy, Péguy. Peut-être aussi parce qu'ils visent à une relation sans médiation avec leur idéal - anticléricaux jusque dans leurs amitiés. 


Shakespeare, monologue d’Hamlet : « the slings and arrows of outrageous fortune » ; j’ai toujours trouvé bizarres ces ‘frondes’ de la fortune ; je songeais, comme d’autres, à une coquille ou équivoque d’écriture pour ‘stings’, qui aurait donné « les piques et les flèches », ce qui est assez logique. Mais la lecture de l’article de Spitzer sur l’étymologie de ‘slang’ m’a fait un peu changer d’avis : ‘slang’ viendrait de ‘sling’ qui signifierait aussi jeter de la boue, lancer l’opprobre, adresser des injures. Mais en français, la bizarrerie de 'frondes' demeure ; malgré les recherches de Spitzer, il me semble qu'on pourrait (devrait) traduire par 'piques', ou 'aiguilles'. [Tartarin : "Des coups d'épée, messieurs, des coups d'épée !… mais pas de coups d'épingle !")



lundi 23 novembre 2020

Notules (2)


Au XX° s, une des rares manières de sauver l’art de l’impasse intellectualiste a été l’injection de populaire : musique noire américaine, langue parlée (Ramuz, Céline, Queneau), folklore hongrois (Bartok). Ici, la « sève » populaire n’est pas un vain mot. 


Au sommet de mon art... À mon ultime TD, je suis arrivé au niveau des plus grands maîtres orientaux ou grecs qui enseignaient d’un geste. Sur « doute et soupçon », j’ai fait ceci : pour le doute, index et majeur écartés (deux chemins possibles) ; pour le soupçon, le majeur sur l’index (un discours cache l’autre). Il faut bien 40 ans de métier, d'ascèse, pour parvenir à ce dépouillement. 


L'avare aime l’agent qu’il a ; le capitaliste, l’argent qu’il n’a pas encore. 


Musique. Beethoven. Le prélude fut au tout début le musicien accordant son instrument, et, ainsi, se préparant (et préparant les auditeurs) à la tonalité à venir. C'est le sens du "prélude non mesuré", musique à peine écrite, en général lente, peu structurée, ayant la même finalité auditive, même s’il ne s’agit plus alors d’accorder l’instrument. Souvent, avec Beethoven, grand maître du "faire attendre", du "faire monter la pression", on tend moins l’instrument qu’on ne tend l’auditeur lui-même (Son. à Kreutzer, début ; Symph. n°9 9, début, etc.)


Bourdet : Les années difficiles : la valeur littéraire est très mince ; c’est une histoire bien ficelée. On dit que Bourdet est le dramaturge de la bourgeoisie. Ici, en tout cas, il la critique férocement ; mais comme il ne propose pas les 'remèdes' marxistes, il est honni comme complice de ce qu'il dénonce. 

 

Céline. Le Voyage, c'est très bien (ceci n'est pas un scoop). Sauf l'épisode américain, et pour cause : selon Céline lui-même, il faut dire ce qu'on a vécu, et dont on a souffert, ce qui a failli nous faire crever. Or Céline est allé en Amérique non en tant que prolétaire égaré, mais en tant que médecin en voyage d'étude. Et cela se sent ; même s'il comporte des choses magnifiques, tout l'épisode est artificiel. Les usines de Detroit sont pauvrement décrites, le statut du narrateur est très bancal. L'épisode précédent, celui du galion est très faux, mais d'une fausseté onirique ; alors que l'épisode américain prétend être en prise sur le réel. 


Musique. Curieux effet de mémoire. Pour une œuvre en plusieurs mouvements, que j'ai entendue un certain nombre de fois au cours des années, je suis incapable de dire ex abrupto le thème p. ex. du 3° mvt. Mais quand j'entends l'œuvre, à la fin du 2° mvt, le thème du 3° me vient irrésistiblement, comme la strophe suivante d'une poésie ; comme une réponse. Circuits mnésiques dormants.


La culture vue non plus comme une approche respectueuse, mais comme une agression : s’emparer de … s’approprier… investir… On dit 's'approprier' un domaine, et non plus 's'approprier à' ce domaine. De même, on ne dit plus 'pages choisies de..." mais "pages arrachées à...". 


Dialectique. Partir de… signifie à la fois se séparer de, nier ; mais aussi avoir ses racines, ses origines dans, donc être tributaire de. Quand un être conscient "part de...", il prend ses distances certes, mais aussi il garde souvenir. Le lieu nouveau où il est ne peut pas ne pas être pensé par différence avec le lieu ancien, référence peut-être reniée, mais conservée. 


Dionysisme, catharsis, défoulement. Le temple de Delphes était celui d'Apollon, mais quelques mois par an, il était aussi celui de Dionysos, enterré dans le sous-sol paraît-il. La tension établie par Nietzsche entre ces deux pôles trouve ici un étayage liturgique. On ne peut pas être sainement apollinien sans être aussi dionysiaque. On ne peut pas être sage sans être un peu fou. Cf. ce texte de la faculté de théologie de Paris (1444), à propos de la 'Fête de l'âne' : « Nous ne fêtons pas sérieusement mais par pure plaisanterie, pour nous divertir selon la tradition, pour qu’au moins une fois par an nous nous abandonnions à la folie, qui est notre seconde nature et semble être innée en nous. Les tonneaux de vin éclateraient si l’on n’ouvrait pas de temps en temps la bonde pour les aérer. C’est pourquoi nous nous livrons à des bouffonneries pendant quelques jours pour pouvoir ensuite nous consacrer au service de Dieu avec une ferveur d’autant plus grande » (livret du disque La Fête de l’âne, Clemencic Consort, 1980)


Il vient un âge où tous les sujets sont des marronniers. 


Le mal. Faulkner, Sanctuaire, première page : l'homme penché sur la source boit en quelque sorte, sans le savoir, l'image de Popeye, l'image du Mal. De même Jean Lorrain, Le crapaud : une magnifique source, apparemment pure ; on y boit, et on voit un crapaud y décomposant ses tripes et y diffusant ses miasmes. Trop tard !


Pardon : l'irrémédiable n’est pas irrédimable.



dimanche 22 novembre 2020

Notules (1)


Des notations diverses, des remarques en vrac, sommairement indiquées, sans vérifications savantes.

Borges, Magies partielles du Quichotte : "Il est vraisemblable que ces observations ont déjà été faites, et peut-être souvent ; leur nouveauté m'importe moins que leur possible vérité." 


Proust, rapporté par Céleste : « La vérité de la vie est dans l’observation et la mémoire ; sinon, elle ne fait que passer. » Ce pourrait être de Nabokov : observer attentivement, se souvenir puissamment ; de la conjugaison de ces deux acuités surgit l'éternité (le passé, plus présent que le présent). 


Malebranche chez Proust ; pas les mentions qu'il en fait, mais les thèmes communs  ; surtout l'âme, obscure à elle-même, le lent apprentissage de soi par l'expérience. 


Pope, The Rape of the Lock : la table de toilette de Belinda, prébaudelairiennement  encombrée de “Puffs, powders, patches, bibles, billet-doux  (mentionné par Michael Edwards).


Dans Ubu-Roi, on croise un personnage très secondaire, Stanislas Leczinski. Occasion de (re)voir l'histoire vraie de ce pauvre hère de pseudo-roi, accidentellement beau-père de Louis XV, dont les tribulations évoquent celles du père Ubu... [cf. Petitfils, Louis XV, chap "Quelle remplaçante ?"]


Céline : Quelques pages avant que Madelon le trucide, Robinson est déjà "de l'autre côté" : il voit les choses simplement reliées par des 'et', comme elles le seront à la toute fin du roman :  "Il regardait de l’autre côté, les façades et le boulevard et les voitures." Cf. la fin du roman : "... toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout, qu’on n’en parle plus."


Céline. Je ne parviens pas à retrouver cette étude sur les traumatisés de guerre qui présentent, entre autres symptômes, une forte tendance à dire des grossièretés, et à confondre fantasmatiquement bouche et anus. On ne peut que penser à Céline. Pour la substitution bouche-anus, déjà, dans L'Église, à propos d'obstétrique : "il faut pas prendre non plus l’anus pour la bouche, au toucher " Dans le Voyage, la parole décrite comme une laborieuse défécation (de même plus tard, pour décrire Paulhan) + Henrouille qui a jeté son râtelier en or dans les cabinets + les dames de la pâtisserie qui se goinfrent en causant constipation.  Etc. etc.


Proust sur Dostoïevski : "Il est probable qu'il divise en deux personnes ce qui a été en réalité d'une seule". (CSB Pléiade 644)  ...  Cf. Céline : Bardamu / Robinson.


On dit qu'il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Fort bien ; mais quand on n'a qu'un œuf ? et qu'un panier ?


Feydeau On purge bébé : l'épouse est ravie que son mari fasse fortune en vendant des pots de chambre, mais elle ne veut pas que cela se sache. Quelques années plus tôt, s'il y avait une préfette Poubelle, il se peut qu'elle ait réagi de façon mitigée à la gloire soudaine de son nom d'épouse.


Je ne cesse d'admirer la formule centrale de ces lignes : « Cette beauté qui n’est qu’une proportion de tous les membres du corps, avec un ordre convenable de lineamens, de couleurs, de lumieres, qui font quasi une musique & un accord au theatre de vostre face, avec une grace & gentilesse qui s’entend mieux qu’elle ne se dict »    Ch. de Raemond, Regrets funebres sur la mort de Henry IIII, Paris, Ch. Sevestre, 1610, fol. 27 r°. [cité par S Perez, Le Corps du roi] ... [le chiffre IV écrit IIII, comme sur les horloges...]


Valéry : poète, il est passionné par 'Poe' ; passionné de poésie, il est amoureux de 'Pozzi'.


Il y a souvent de la tragédie dans la comédie ; par exemple quand ça finit par un mariage. 


La modernité caractérisée par l'impersonnalité, par opposition au romantisme. C'est l'idée de Hugo Friedrich. De même chez Ortega y Gasset : "Le poète commence là où finit l'homme."


Étonnante ressemblance entre l'ouverture de l'Iphigénie en Aulide de Gluck, et le début de la 4° symphonie, "tragique", de Schubert : mêmes tensions de demi-tons, puis même rapidité tourmentée. Cf. aussi, entre mille, Kraus, symph. en Cm. L'ouverture de Gluck a été reprise par Wagner, et pour cause. Le dramatisme préromantique, germe de la dissolution du système tonal ? Le demi-ton, sa vie, son œuvre... 


Apollinaire déplore dans les manifestes futuristes les « pauvretés d’idées antiplastiques ». Il n'a pas tort, mais il est très redondant dans son expression : par nature, toute idée est antiplastique, et pauvre.


 

mercredi 4 novembre 2020

Descartes : le 'corps de verre'


Dans sa Méditation première, alors qu'il doute volontairement de tout ce qui est dubitable, Descartes envisage qu'il puisse n'avoir pas de corps. Il faut atteindre une vérité si absolument et intrinsèquement solide que même les esprits les plus dérangés n'en puissent disconvenir. Ce faisant, il évoque « [...] ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé [...] qu'ils s'imaginent [...] avoir un corps de verre ». 
Celui qui a lu, dans les Novelas ejemplares, le célèbre Licenciado Vidriera, ne peut que songer à cet homme frappé, selon Cervantes, par la plus folle de toutes les folies qui se soit jamais vue. Il n'est pas impossible, pense alors ce lecteur, que Descartes ait eu connaissance de ce texte, et que, lui qui cite fort peu les écrivains, en ait eu un ressouvenir plus ou moins précis au moment où il exerçait le doute le plus dubitatif qui se soit jamais vu. Le lecteur, en tout cas, y pense.
Or l'original latin ne dit point cela, mais parle de “tête d'argile” : c'est donc la culture littéraire du duc de Luynes qu'il faudrait interroger à ce propos, puisqu'il est le traducteur, revu et agréé par Descartes lui-même, des Méditations. Il est fort probable qu'un traducteur plus tardif, même excellent, mais baigné d'une autre culture littéraire, en proie à d'autres réminiscences plus ou moins conscientes, n'eût pas pris précisément cette liberté-là avec le texte, liberté à laquelle le philosophe n'a rien trouvé à redire, soit parce qu'il connaissait la nouvelle espagnole, soit parce que le personnage de l'étrange Licencié flottait dans l'air du temps. Soit parce qu'il n'en avait cure, le sens d'ensemble étant respecté : argile ou verre, peu importe, la friabilité suffit.
La licence que le duc de Luynes s'est accordée ne fait pas entrer sa traduction, sur ce point, parmi les “belles infidèles”. Peut-être la fait-elle entrer dans la catégorie rare des traductions supérieures à l'original. Supérieure ici non par le sens philosophique, mais par la puissance évocatrice de l'exemple, son efficacité auprès du public cultivé de l'époque. Le philosophe pur théoricien prend un exemple quelconque ; le duc choisit un exemple bien plus “ciblé”, bien plus propice à faire songer au lecteur, dans le clair-obscur de sa pensée, que l'on peut être fort sage en ayant l'air très fou, ce qui illustre bien mieux les doutes, extravagants pour le commun, de la Méditation première. 
Mais cette folie du "corps de verre" pourrait avoir une autre source, elle aussi très plausible chez le duc traducteur. Il s'agit de la démence du roi de France Charles VI à propos de laquelle l'historien Stanis Perez note, dans son ouvrage Le Corps du roi : 
"Le pape Pie II notait lui-même que le roi de France croyait avoir un corps en verre et refusait, de fait, de se laisser toucher par qui que ce fût" [Pie II, I Commentarii, L. Totario (éd.), Milan, Adelphi Edizioni, 1984, I, p. 1056.]