dimanche 17 novembre 2019

Nabokov + Queneau : descriptions ascendantes


Un même procédé, intéressant chez Queneau, magistral chez Nabokov : 

Queneau, Loin de Rueil chap. 2 :
« Se profila sur l’écran un cheval énorme et blanc, et les bottes de son cavalier. On ne savait pas encore à quoi tout cela mènerait, […] Jacques et Lucas tenaient leur siège à deux mains comme si ç’avait été cette monture qu’ils voyaient là devant eux immense et planimétrique. On montre donc la crinière du solipède et la culotte du botté et l’on montre ensuite les pistolets dans la ceinture du culotté et l’on montre après le thorax puissamment circulaire du porteur d’armes à feu et l’on montre enfin la gueule du type » 

Nabokov, Lolita I, chap. 29 : 
trad. Couturier : 
« me parvint du palier de l'étage la voix de contralto de Mrs Haze qui, par-dessus la rampe, demandait d'un ton mélodieux : « Est-ce monsieur* Humbert ? » Quelques cendres de cigarette tombèrent également de là-haut. Bientôt, la dame en personne, sandales, pantalon bordeaux, chemisier de soie jaune, visage quasi carré, dans cet ordre – descendit les marches, tapotant encore sa cigarette avec son index. »   
trad. Kahane : 
« la voix de contralto de Mrs. Haze (celle-ci probablement penchée sur la rampe) tomba de l’étage supérieur : « Est-ce bien monsieur Humbert ? » Quelques cendres de cigarette dégringolèrent à la suite de cette question mélodieuse. Puis la maîtresse de céans – sandales, pantalon grenat, corsage de soie jaune, visage quadratique, dans cet ordre – descendit les marches, tapotant encore sa cigarette du bout de l’index. »
« there came from the upper landing the contralto voice of Mrs. Haze, who leaning over the banisters inquired melodiously, “Is that Monsieur Humbert?” A bit of cigarette ash dropped from there in addition. Presently, the lady herself—sandals, maroon slacks, yellow silk blouse, squarish face, in that order—came down the steps, her index finger still tapping upon her cigarette. »

Chez Queneau, les gosses se sont précipités au premier rang, comme s’ils étaient tous myopes. D’où l’énorme cheval qui envahit l’écran et le champ visuel ; c’est difficile à interpréter : suspense ! La proximité accentue aussi le mouvement de la caméra ; elle remonte le long du personnage qui se révèle, se détermine peu à peu, se complète (de façon peu imprévue) : 
bottes / cavalier 
culotte / botté 
pistolets / culotté 
thorax / armes 
gueule. 
La succession des dénominations n’est pas un simple jeu, mais elle souligne la construction mentale du "coboille" dans l’esprit des gamins, construction téléguidée, anticipée par le procédé cinématographique désigné avec insistance : « on montre. »

Chez Nabokov, c’est le personnage qui descend, et c’est donc la vision qu’on en a qui remonte ; effet d’inversion très nabokovien, lié au fait qu’on est puissamment focalisé sur le personnage de Humbert, qu’on voit tout selon son point de vue (visuel ou ‘moral’) : c’est lui qui nous raconte (comme il le veut) sa propre expérience, ici, ‘telle quelle’. Ce n’est pas du cinéma, quoique… Charlotte va jouer les stars, et Humbert nous présente sa mise en scène à lui, avec son découpage, son montage : tout est passé au filtre de ses intentions. 
- d’abord, à distance, le son de la voix, peu matériel, mais déjà très significatif, venu d’en haut (le son sans l’image est un dispositif assez fréquent chez Nabokov)
- ensuite, venues d’en haut également, les cendres de cigarette, un peu plus matérielles, liées peut-être à la légère raucité du timbre. Impression déplaisante pour Humbert : une voix de contralto, c’est tout le contraire d’une voix de nymphette ; au mieux, c’est une voix de soprano âgée - et fumeuse.
- puis, de plus en plus matériel, concret (confirmant, hélas, toutes les craintes), le physique, des pieds à la tête, c’est le cas de le dire. Et c’est dit de façon ironique : avant d’être une personne entière, elle est une succession de morceaux qui confirment les funestes augures. 
- enfin on perçoit le doigt tapotant la cigarette, cause de l’effet qui avait été vu en premier (la cendre tombant des hauteurs). C’est un procédé littéraire moderne (phénoménologique). Mais (si on y réfléchit) étant donné le peu de temps nécessaire pour descendre quelques marches, il est clair que c’est par affectation, pour faire genre, que la lady tapote sa cigarette (affectation suggérée par le ‘still’). Soit dit en passant, on entend le geste dans les mots « tapping upon. »
À partir de ces minces indices, on peut déjà faire un bilan socio-psychologique : 
- elle fume, 
- elle a des prétentions à la culture (‘Monsieur’, en français)
- elle a des prétentions aussi à l’élégance (une élégance standardisée : on devine le rôle des journaux féminins) 
- elle a la voix grave (sensualité de cinéma)
- elle se présente progressivement (teasing sans strip) ; elle fait son entrée comme une star qui descend de l’empyrée : « L’ai-je bien descendu ? ». 
- et, pire que tout, elle a le visage carré. 
L’anti-nymphette, dont on ne peut imaginer qu’elle en ait engendré une. 
Chaque indice apparaît à Humbert comme une invitation supplémentaire à fuir. 

Tout dans ces quelques lignes semble strictement descriptif (cinématographique) mais est chargé, l’air de rien, de marques sociales, d’indications psychologiques très précises. On nous donne à comprendre, simplement en nous donnant à voir. Et tout cela est livré à travers le filtre de la psychologie singulière de Humbert (haine des femmes mûres, mépris pour les mondanités provinciales américaines), qui continue à nous révéler sa propre personnalité tout en donnant à deviner celle de Mrs Haze à travers ce qu’on voit d’elle. On pourrait croire que c’est  behavioriste, alors que c’est tout le contraire, et à deux niveaux. Très fort.

Petit complément (descendant) :
Giono, Un Roi sans divertissement
"... de la brume, comme d’une trappe, se mirent à descendre un pied chaussé d’une botte, un pantalon, une veste, une toque de fourrure, un homme !"
Le culot spécial de Giono est d'oser le pluriel de 'se mirent'...

Deuxième petit complément : 
Lodge, Un tout petit monde
"Morris voit apparaître Philip petit à petit dans l’escalier : mules en cuir, chevilles osseuses et nues, pantalon de pyjama rayé, robe de chambre brunâtre et barbe argentée"