jeudi 31 mars 2022

Haydn : un mouvement de quatuor


Souvent, quand on aime une œuvre musicale, c'est, de façon plus ou moins consciente, en fonction d'un aspect, d'un caractère dans lequel on place le critère qui est pour nous essentiel, la qualité déterminante. Les autres aspects (et le goût pour telle ou telle interprétation) sont alors largement induits par cet aspect-là – de façon déséquilibrée, il faut l'admettre. Il y a donc une dimension-reine qui estompe les autres ; un soleil qui fait pâlir les étoiles. Ce qui ne doit pas empêcher d'admettre que d'autres amateurs aiment la même œuvre selon un angle différent. Souvent, cela ne s'exprime que de façon très vague, en termes très généraux. On mettra l'accent sur la noblesse, ou sur la ferveur, sur la finesse des timbres ou sur la construction. Mais aussi, surtout, de façon très exagérée et subjective, sur un trait, voire sur une note qui sera comme un shibboleth. 


La part de subjectivité étant assumée, un exemple : 

Haydn, Quatuor op. 33 n° 5, en Sol, 3° mvt, Scherzo-allegro. 

Pour moi, ce bref mouvement se singularise par : fluidité, allant, allégement, jeunesse. L'envol des elfes. Si je se sens pas cela, inutile d'insister. 

J'en ai rassemblé 18 versions. (ordre alphabétique)

L'écoute à la suite accentue les contrastes. J'ai donc laissé des intervalles, et varié l'ordre des écoutes, pour amoindrir ces effets (parfois trop injustes) du voisinage direct. Idéalement, il faudrait une écoute à l'aveugle, en variant le matériel audio, ainsi que les moments de journée (l'humeur de l'instant, mais aussi les humeurs, le métabolisme, jouent parfois beaucoup – surtout quand on n'est pas un "pro"). J'ai procédé, en partie, à ces variations, dans les cas qui me semblaient poser problème. 

Il va sans dire que mon appréciation subjective d'un mouvement ne rend pas compte de la valeur de l'interprétation du quatuor en entier, ni de l'album, a fortiori de la formation. 


Aeolian

Un peu lent. Un peu sombre. Pas assez de "facilité".  Ils n'ont pas l'air de jouir de leur musique. On dirait qu'ils travaillent (fort bien, d'ailleurs). Le trio non plus n'est pas très convaincant. Ils jouent "un scherzo", et semblent ne pas sentir cette page comme aussi unique et subtilement singulière que peut l'être une personne. 


Angeles

Très rapide. Plus marqué que dynamique.


Buchberger

Rapide, mais c'est tout. Pas très convaincant. Un peu rugueux. Le trio n'est pas convaincant non plus. 


Casals

Très rapide. Pas "elfique" du tout, mais intéressant. De l'énergie, de la vivacité. Un peu rauque par rapport à mes attentes, mais j'aime quand même beaucoup. Le trio très posé, transparent. Il y a une "lecture" assez singulière, qui a le mérite d'exister, d'avoir sa cohérence (polarités viril / féminin). 


Chartres

Assez sombre Plus marche qu'envol. Marche élégante, mais marche. Les musiciens semblent peu concernés. 


Coull

Vit peu. Peu animé. Le casque semble vite lourd : c'est un signe... 


Dekany

Vif, léger, pas mal du tout ; fin, agréable. Assez aérien. Le trio est bien, fin. Ce n'est pas la grâce au sens fort, mais c'est au moins la grâce au sens faible. 


Doric

très rapide ; mais un peu appuyé, un peu rugueux quand même ; ambiance qui évoque un peu le modernisme, plus que la fluidité de la grâce classique. Le trio, mincissime, très joli. 


Eybler

diapason bas ; marche ; lent ; pas de courant électrique. ennui. Le contraire de ce que je cherche dans ce scherzo. Passons


Festetics

j'ai du mal à me faire une opinion ; bien des analogies avec ce que je cherche, et pourtant, pas tout à fait... Lié aux instruments d'époque ?


Goldmund

diapason un peu bas ; mais c'est bien (= cela me satisfait) ; le phrasé est aérien ; ça s'envole (tend à s'envoler) ; le trio fort bien aussi (simple et pur). 


Hanson

rapide ; audaces de phrasé, d'accélération ; mais c'est ça ! Le trio est très bien. C'est travaillé avec finesse, souci des détails, des petites différences. Il se passe des choses. 


Kodaly

bas ; lent ; ennuyeux ; ça marche (et donc, ici, ça semble piétiner). Trio sans grâce. Pourtant le métier a l'air très solide. 


Lindsays

tempo, impulsion, fort bien ; c'est solide quant au métier et léger quant au phrasé. Irréprochable. 


Maggini

un peu lent ; beau son (grave) ; mais peu animé ; dommage. 


Mosaïques

très beau son ; un peu lent et orienté grave ; mais c'est fort bien ; pro ; serait excellent je pense pour qui n'aurait pas mes demandes. Pas "essor".


Tatraï

C'est la version problématique à de nombreux points de vue. Présentée sur Qobuz en 2 fichiers, l'un de 5 secondes (!?), mal raccroché puis enchaîné sur le 4° mouvement... Bizarre, bizarre. L'interprétation, quand même, après toutes ces aventures. Peu satisfaisante ; lourde, un peu les talons au sol. Terrestre.


Terpsycordes

grave ; le son, pas très beau,un peu rauque, ne me plaît pas. ; tempo rapide ; de l'envol ; trio équilibré de façon originale (le violoncelle sonne étrange, why not ?) ; j'aimerais beaucoup si le son (l'acoustique ?) était autre. 



En définitive, si aucune version ne me comble, il y en a cinq pour me charmer, parfois par l'efficacité pro (Lindsays), parfois par l'audace (Casals) :

Casals

Dekany

Goldmund

Hanson

Lindsays


2 versions écoutables sur le net : 


Goldmund :

https://www.youtube.com/watch?v=XnlgJBcnowk


Mosaïques :

https://www.youtube.com/watch?v=7I6tRpvapvg



Céline (notules)


Céline voisinant avec Alain, c'est rare. Par exemple, Entretiens avec le Professeur Y p. 503 : "Y a guère que deux espèces d'hommes, où que ce soit, dans quoi que ce soit, les travailleurs et les maquereaux..." On est tout près d'une des idées fondamentales d'Alain, la distinction entre le "prolétaire", qui a affaire à la matière, qui fait un vrai travail, et le "bourgeois", qui ne fait que manipuler des signes, principalement pour faire travailler les autres. 

Céline voisinant avec Proust, c'est moins rare. Un parfum du Contre Sainte-Beuve, toujours dans les Entretiens avec le Professeur Y (p.506-507) : "l’inventeur lui, crouni depuis belle ! est-ce qu'il a même existé ?... on se demande ?... on en doute... fût-il ce gros blond joufflu, de certaines photos ? ou ce petit maigre boiteux, qu'on a prétendu ?... Certains croient savoir qu'il était fouetteur des dames, tortureur de chats le gros blond joufflu des photos !... mais que le petit maigre boiteux raffolait, lui, des croûtons de pain trempés en certains endroits... et qu'il était plutót mormon de convictions !... tandis que le gros blond... (était-ce lui ?) passait ses dimanches à sauver des coccinelles... et les libellules qui se noyaient... que c'était sa seule distraction... on dit !... on dit !... qu'est-ce que ça vient foutre ?... je vous demande ? la petite invention seule, qui compte !..."


Voyage, New York, la caverne fécale : on y descend par un escalier ”tout en marbre rose” ; très joli, très Musset, avec une couleur rose qui induit quelque évocation organique. 


Exemple d'équivoque sémantique parfaitement utilisée. Dans Guignol's band, le narrateur est coincé dans un ascenseur, et connaît une poussée de claustrophobie : "Enfermé comme ça dans cette boîte ! je palpite ! je palpite ! un emballage abominable !" L'emballement du rythme cadiaque, effet de l'emballage dans l'espace confiné. 


Jean-Pierre Richard a fait une "microlecture" du thème du métro chez Céline. Comme souvent chez lui, c'est très fin, puis c'est trop fin, les découpages (lacanoïdes) de mots sont poussés trop loin car ils demandent une adhésion complète à une méthode. Dommage, car il y a bien des choses suggestives dans son article. 

Jean-Pierre Richard note l'analogie entre le métro et l'ascenseur : foule, écrasement, espace confiné, claustrophobie. On pourrait aussi noter bien des ressemblances entre l'acte sexuel tel que décrit par Céline, et ces expériences de mélange des êtres qui sont "les uns dans les autres", qui s'étouffent mutuellement, où l'on ne reconnaît plus qui est qui, quoi est à qui, où on s'écrabouille mutuellement – on ne sait plus où on en est, on ne sait plus qui on est. Expériences de "con-fusion". En outre, le métro, l'ascenseur, la copulation, entassant les êtres de façon désordonnée, l'enfouissement sous les vivants, correspondent à l'enfouissement sous les morts – un classique de l'imaginaire célinien. Mort et naissance resssentis comme une furieuse, confuse et aveugle compétition ("foutrant pancrace"). Un mélange des êtres, une dilution des individualités qui n'a rien de l'ivresse dionysiaque... 


Jean-Pierre Richard dit dans une autre des Microlectures qu' "il y a chez Céline toute une modalité orale de l’anal". Peut-être. Mais c'est plutôt l'inverse (modalité anale de l'oral) qui me semblerait évident.



mardi 29 mars 2022

Valéry, trente ans après...


J'ai jadis écrit un petit essai (fracassant succès de librairie !) qui consistait en une sorte de "psychanalyse" de Valéry. J'avais étudié le singulier poème Sinistre, qui se présente comme une sorte de cauchemar fiévreux ; en particulier ce passage très peu valéryen en apparence, : 

« Je vois ma mère et mes tasses de Chine,

La putain grasse au seuil fauve des bars ».

J'en ai dit bien des choses subtiles ; principalement la façon dont la mère révérée est isolée de la putain par la mince cloison de la fine porcelaine. On ne va pas faire une énumération qui pourrait passer pour une apposition : "ma mère, la putain grasse"... 

Trente ans après, je m'aperçois que je n'avais pas vu l'essentiel, l'éléphant dans le couloir, l'effet Lettre volée - le nom de jeune fille de la mère de Valéry : Grassi ! 



lundi 28 mars 2022

Notules (20) Littérature


La drôlerie est-elle dans le texte original ? Kourkov, Les Abeilles grises :  "Il avait un rire léger, désarmant. Bien que son arme fût à présent pendue au dossier de sa chaise."

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Article de P. Jourde, 1997, "Monsieur Chose", sur les titres comportant un nom de personne (Monsieur Teste, Monsieur Ouine). C'est excellent, fin et intéressant, chose rare chez un universitaire. Le meilleur de Barthes, sans les affectations. 

*

Ressemblances entre Jules Renard et Satie. Entre autres, le minimalisme esthétique, et un humour pincé, figé, assez inquiétant au fond. 

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Le Rider, dans un article sur Weininger (1984), cite un auteur (Klaus Theweleit) qui place Jünger en tête de liste dans la rubrique des "soudards du III° Reich" : "les allures martiales de ces héros masquent un moi faible". On peut ne pas aimer Jünger ; mais "soudard", "III° Reich", "moi faible"... 

*

Les Âmes mortes et Le Lieutenant Kijé : miracle burlesque d'une survie ou d'une existence administratives. Sujet magnifique pour des œuvres de fiction, car la littérature, créatrice d'êtres n'existant que sur le papier, y met en abîme des êtres qui n'existent que par les papiers. Ne pourrait-on aller jusqu'aux papiers à la recherche de leur homme ? 

*

L'antéposition non-nécessaire de l'adjectif a souvent une dimension affective, mais cette affectivité même peut avoir une résonance affectée ; "une entreprise périlleuse" qui devient "une périlleuse entreprise", cela a une tonalité de petit marquis [antéposition ironique] qui se donne des frissons à bon compte. 

*

"Maître Corbeau, sur un arbre perché / Tenait en son bec un fromage." Le fromage, qui est l'enjeu, vient tard, il se fait attendre. Il fait sa star. [Même procédé que chez Ronsard : "Quand on voit... sur la branche... au moi de mai... la rose. "]. Il y a trois tronçons verbaux préalables, qui font monter la pression de l'attente, résolue de façon triviale, donc comique  : ce n’est qu’un fromage. Mais ce fromage va rimer avec "langage". Le sens de la fable est dans cette rime : par le mot, on obtient la chose ; en maniant l'ombre, on obtient la proie. Par la rime, le "fromage" fait venir le "langage'. Dans la fable, c'est l'inverse. 

*

"La force tranquille" ... 

de Mitterrand ,

en fait, de Séguéla, 

déjà chez Raymond Aron 

déjà chez Léon Blum...

On doit pouvoir continuer. 

... comme Nerval plagie Nodier faisant la généalogie inverse des plagiats : 

Nodier : 

Et vous voulez que moi, plagiaire des plagiaires de Sterne – qui fut plagiaire de Swift –

qui fut plagiaire de Wilkins –

qui fut plagiaire de Cyrano –

qui fut plagiaire de Reboul –

qui fut plagiaire de Guillaume des Autels –

qui fut plagiaire de Rabelais –

qui fut plagiaire de Morus –

qui fut plagiaire d’Érasme –

qui fut plagiaire de Lucien – ou de Lucius de Patras – ou d’Apulée, car on ne sait jamais lequel des trois a été volé par les deux autres.

Nerval :

– Vous avez imité Diderot lui-même. 

– Qui avait imité Sterne.

– Lequel avait imité Swift.

– Qui avait imité Rabelais.

– Lequel avait imité Merlin Coccaïe.

– Qui avait imité Pétrone.

– Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d’autres... Quand ce ne serait que l’auteur de l’Odyssée.

Pour les formules, pour les effets de style, on peut régresser longtemps, comme dans la généalogie du Christ chez Matthieu. Ou comme dans la recherche de la cause première chez Aristote : ανάγκη στήναι ?

dimanche 27 mars 2022

"Vision" esthétique


On a dit un peu facilement que le Greco peignait des basketteurs parce qu'il avait un défaut de vision. Genette critique avec raison cette conception réductrice de l'invention esthétique. À ce compte, il faudrait identifier un défaut de ce genre pour expliquer les formes ramassées et musculeuses de Michel-Ange. Puis un défaut pour chaque maniériste, qui, avec sa "manière" singulière, apporte à la perception ordinaire des distorsions, encore bénignes, si on songe à ce qui viendra avec le cubisme etc. D'où Malraux critiquant Zola : "Il est faux que le nouvel art soit "les objets vus à travers un tempérament", car il est faux qu'il soit une façon de voir : Cézanne ne voit pas plus en volumes, ni Van Gogh en fer forgé, que les peintres byzantins ne voyaient en icônes, ou que Braque ne verra les compotiers en morceaux."

Il faut prendre le mot de "vision" dans un sens métaphorique, et considérer la "vision du monde" de l'artiste comme une Weltanschauung. Il me semble que Zola, dans sa célèbre formule, "voir à travers un tempérament" voulait dire tout bonnement "appréhender", et "interpréter" selon des normes esthétiques singulières ou nouvelles, liées, pour lui, à la physiologie, au "tempérament". "Voir" au sens où Proust disait : "Le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de techniques mais de vision." Plus nettement encore, car il ne s'agit plus d'espace, la façon dont un auteur "voit" le monde est, pour Georges Poulet, une façon d'éprouver le temps selon une courbure singulière qu'il fait pressentir au lecteur - ce qui est un vrai voyage métaphysique : appréhender le monde selon les cadres mentaux, affectifs (on est tenté de dire : "avec les yeux") d'autrui. Ce que l'artiste "voit", au sens ordinaire d' "éprouver", est rendu à travers une "forme" singulière. 

Dans cette problématique, le cas de Nabokov est délicat à situer. Il s'est voulu d'abord peintre, puis poète, puis romancier. Mais il a affirmé, non sans paradoxe et provocation, que le roman n'était pas tant un art verbal que visuel. Non pas que Vladimir Vladimirovitch vît avec ses yeux les assimilations, les superpositions visuelles dont ses romans sont riches. Mais dans la littérature (qui est en ce sens entièrement "poésie") la vue et ses interprétations spontanées ou savantes, ses calembours, ses illusions etc., commandent le mot et priment sur la narration. Ce qui rend la lecture de Nabokov parfois malaisée (peine dont on est largement récompensé) : il n'hésite pas à faire des excursus visuels, des arrêts sur image qui à la fois rompent et enrichissent la narration, comme une vocalise, un ornement peuvent enrichir et menacer la mélodie. La fascination et le délice visuels comme mélismes. D'où la longueur et la complexité de la phrase nabokovienne qui, comme la phrase proustienne, intégre, accumule un maximum d'éléments, de dimensions, d'interprétations. 

Dans l'incipit du Don, la narration, pourtant très réduite (un camion de déménagement s'arrête) se voit enrichie et minée par des considérations, des dérives, relevant de deux des passions de l'auteur : la littérature et les effets optiques :

"Par une journée couverte mais lumineuse, vers quatre heures de l'après-midi, le 1° avril 192.' — (un critique étranger a déjà souligné que, alors que de nombreux romans, la plupart des romans allemands par exemple, commencent par une date, seuls les auteurs russes, dans la tradition d'honnêteté qui caractérise notre littérature, omettent le dernier chiffre), un fourgon de déménagement, très long et très jaune, accroché à un tracteur qui était jaune lui aussi, avec des roues arrière hypertrophiées et une anatomie étalée sans pudeur, vint s'arrêter devant le numéro sept de la rue Tannenberg, dans la partie ouest de Berlin. Le front du fourgon portait un ventilateur en forme d'étoile, et sur toute sa longueur s'étalait le nom de la compagnie de déménagement en lettres bleues hautes d'un mètre, dont chacune (y compris un point carré) était ombrée d'un côté avec de la peinture noire : tentative malhonnête pour se projeter dans la dimension suivante."



mercredi 23 mars 2022

Notules (19) Littérature


Tchékhov, le grand maître de l'inachevé, de l'ellipse, du non-dit, du sous-entendu, du "en-creux". Jusque dans une boutade bien connue : "Vous craignez la solitude ? Ne vous mariez pas !". Le rire (amer) vient du nombre considérable d'intermédiaires éliminés, d'autant plus forts qu'ils sont passés sous silence. Sans ellipse, cela donnerait : vous craignez la solitude ; vous pouvez donc penser que le mariage serait une bonne précaution, puisqu'il garantit de vivre en compagnie ; mais dans la pratique, la plupart des mariages tournent, au mieux, à l'indifférence, au pire, à l'hostilité ; et on se sent bien plus seul quand on vit aux côtés de quelqu'un qu'on ne supporte pas, que lorsqu'on est réellement seul. Tout ce qui est gommé dans la boutade, c'est le temps, dans son effet dialectique, qui convertit une chose en son contraire : la compagnie en solitude, et la solitude en (bonne) compagnie. L'ellipse tchékhovienne est donc remarquable parce qu'elle passe sous silence tout un processus de renversement, de désillusion.



Étreindre pieusement un arbre. C'est plus païen ou panthéiste que chrétien. Quand il s'agit de Leopardi, cela ne pose pas de problème. Quand il s'agit de Maurice de Guérin, cela en pose pour les interprètes qui, dans le sillage de sa sœur, le veulent bon chrétien. Mais quand il s'agit de Mauriac, le problème est réel. 



Béguin : "[Rousseau, Guérin, Sénancour, Amiel] répondent tous à une même nostalgie de la créature assoiffée d'infini et désireuse de trouver une voie de communication avec l'Univers".



Dans la rubrique "si je devais écrire un livre sur la littérature...", deux idées tentantes : 

1/ La fiction prise pour réalité par son inventeur même (Kipling, L'Homme qui voulait être roi). À force de jouer un rôle, d'endosser les mimiques, les postures, on se prend à son propre jeu, on s'auto-persuade. 

2/ La critique littéraire incluse dans la fiction. De Cervantès (le retable de Maître Pierre) à Houellebecq (sur J.-L. Curtis p. ex.), via Molière. Deux massifs au XX° siècle : Proust et Nabokov. Ne pas oublier Lodge (Changement de décor, surtout la fin), qui mène une double carrière de professeur-critique et de romancier mettant en scène bien des professeurs-critiques.

Chez Proust, l'essence même du projet est ce mixte entre fiction et critique littéraire : raconter une discussion avec Maman, sur Sainte-Beuve. Occasion d'étudier non pas Proust essayiste, mais comment la tentation de l'essai (pas seulement de critique littéraire, mais aussi de psychologie, de philosophie, de sociologie) guette sans cesse la narration, et la mine, menace de la faire diverger, dérailler ; de la dissoudre, de la réduire à un tissu insterstitiel. Cette tendance à l'essai a été fatale à L'Homme sans qualités. Ne l'a-t-elle pas été aussi à la Recherche, achevée en apparence seulement ?

Chez Nabokov, la critique littéraire dans la fiction a sa pleine et manifeste part. Le Don décrit un jeune auteur (fictif) aux prises avec l'histoire de la littérature russe. Feu pâle fait exploser les cadres et se présente ouvertement comme l'édition annotée d'un poème. Alors, le fictionnel vient (pathologiquement) parasiter, phagocyter, inonder la critique littéraire qui se veut universitaire. 



dimanche 20 mars 2022

Notule sur miettes...


On connaît l'image de l'hidalgo impécunieux qui répand des miettes sur sa barbe et son gilet pour faire croire qu'il a déjeuné... C'est exactement ce qui se passe avec la "culture" de service public. On fait voleter quelques miettes de savoir, autour d'un thème porteur, et c'est là tout le repas proposé. Une émission radio de "culture" sur Kubrick : une remarque par ci, une anecdote par là, quelques mots sur un film, quelques opinions vagues. De la poussière, des bribes. Le plus souvent, des choses très connues. Il est vrai que tous les ans il y a des gens qui ont dix-huit ans ; mais on en conclut semble-t-il que tout le monde a quatorze ans... Quand, en outre, on commence son propos sur Full metal jacket en disant que cela signifie "gilet pare-balles", l'auditeur qui n'est pas ignorant de tout éprouve quelque prévention à l'égard du sérieux de ce qui va suivre... 



samedi 19 mars 2022

En lisant Kourkov... en pensant à Chevtchenko...


KourkovLaitier de nuit chap. 75 : 

"C’est tout nout’pays qu’est fille-mère. Et pourquoi ça ? Parce qu’y a point d’hommes ! Ce qu’ils veulent tous, c’est juste coucher, mais quand y est question d’épousailles, y a pus personne !

– Notre pays, fille-mère ?! murmura l’autre d’un air songeur et nullement offensé. Vous parlez avec sagesse ! C’est la pure vérité !

Et le respect qui perçait dans sa voix rendit à la vieille dame sa bonne disposition d’esprit.

– L’Ukraine est une fille-mère, répéta le visiteur, attentif à ses propres mots. Tous veulent coucher avec elle, mais se marier, jamais ! Bravo, Alexandra Vassilievna ! Je rapporterai cette phrase à mes étudiants. Qu’ils sachent combien notre peuple est philosophe !"


La femme de celui qui apprécie ces propos s'appelle Katerina. Ce n'est pas un prénom rare ; mais on le remarque si on met ce passage en corrélation avec quelques lignes de la page Wikipedia consacrée à Tarass Chevtchenko, l'artiste (poète-peintre) national ukrainien : 

Pour illustrer son poème Kateryna écrit en 1838-39, Chevtchenko peint, en été 1842, le tableau éponyme qui reste de nos jours une des images emblématiques de la peinture ukrainienne ; il représente une jeune Ukrainienne enceinte et un soldat russe qui s'éloigne. À cette époque les jeunes filles ukrainiennes qui, après avoir accepté les faveurs des soldats russes de passage, tombaient enceintes des œuvres de « l'occupant », étaient rejetées par leurs familles.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Taras_Chevtchenko#/media/Fichier:%D0%A8%D0%B5%D0%B2%D1%87%D0%B5%D0%BD%D0%BA%D0%BE_%D0%A2._%D0%93._%D0%9A%D0%B0%D1%82%D0%B5%D1%80%D0%B8%D0%BD%D0%B0._1842.jpg

mardi 15 mars 2022

En lisant Kourkov... en pensant à Queneau...


Laitier de nuit. Trois lignes font tinter en moi comme une réminiscence... : 

"Il sortit pour se rafraîchir les idées à l’air glacé et s’en fut inspecter la palissade qui séparait sa cour de celle du voisin. Le fil barbelé était toujours en place."

Cela me fait penser au Cidrolin des Fleurs bleues de Queneau, qui va tous les jours vérifier si on a ou non peint des accusations sur la barrière de son "jardin". Dans Kourkov, c'est le voisin qui ménage un passage pour que son affreux pitbull puisse salir le jardin de Dima. 

Cette réminiscence ponctuelle est renforcée alors par une autre, trop faible pour avoir été aperçue auparavant. Dima consomme un alcool à lui, une "gnôle à l'ortie", qui m'évoque l' "essence de fenouil" de Cidrolin. 

Puis la psychologie de Dima me fait vaguement songer à celle personnages queniens, comme Valentin Brû (sans l'astuce), ou Pierrot (sans la générosité) : assez naïf, un peu enfantin, vaguement nigaud. Ceci est approximatif et bien secondaire. Comme serait approximatif un rapprochement entre la veuve du pharmacien et la veuve Mouaque de Zazie.

Plus consistant : les échanges de personnalité entre le jour et la nuit (l'opposition de couleurs est dans le titre original). Il y a une vie diurne, une vie nocturne, des personnalités opposées, des sortes de Jekyll et Hyde. Or dans Les Fleurs bleues, un même personnage (est-ce le même ?) vit dans le présent, et dans le passé, dans plusieurs passés (comme l'empereur qui se rêve papillon, ou l'inverse). 

Enfin, le plus sérieux, une question de forme (ce sont toujours les questions de forme qui importent vraiment). À travers ses jeux de reflets entre les êtres, les situations, les actions, les choses, Kourkov pratique une méthode qui ressemble diantrement aux "rimes" queniennes, rimes non entre mots, mais entre situations, êtres, etc. Façon habile et nouvelle de tisser l'unité d'une narration complexe avec des correspondances qui en font une sorte de poème narratif, aux rimes parfois pauvres, parfois riches, voire équivoquées. 

Queneau dit à Ribemont-Dessaignes : "On peut faire rimer des situations ou des personnages comme on fait rimer des mots, on peut même se contenter d’allitérations."

Sans cesse, ceci rappelle cela ; celui-ci rappelle celui-là. Les individus sont donc en partie dissous, perdent un peu de leurs contours singuliers pour apparaître plutôt comme porteurs d'une action, d'un schéma, d'un thème, ou d'un motif – presque au sens musical de ces mots. 

La rime la plus étonnante car la plus comique est celle du chat (binommé "Mourik/Mourlo"), énorme matou gris qui disparaît, réapparaît, s'annule, se multiplie, devient héroïque. La nuit est propice à ces équivoques voulues. Kourkov est un très bon francophone, et il doit bien savoir qu'en français comme dans son roman (comme en russe peut-être), "la nuit tous les chats sont gris". 



Ces réflexions m'ont amené à privilégier Les fleurs bleues dans la production de Queneau. Mais un roman comme Un rude Hiver (roman remarquable et longtemps peu remarqué) a été étudié en ce sens par Emmanuel Souchier dans son article : 

Cercles, rimes & répétitions. figures d’une poétique de “ Tradition ” Raymond Queneau “ Fidèle d’Amour ” d’Un rude hiver.


***


Deux remarques stylistiques marginales :


L'intérêt de l'écriture kourkovienne n'est pas tellement au niveau de la phrase (bien que ce soit difficile à juger en traduction). De ce point de vue, je note seulement un procédé, plutôt efficace, rapide, expéditif, qui consiste à ne pas rappeler le sujet des actions successives, et à les isoler par un point, comme on ferait dans un scénario.

"Il se servit un verre de vodka. Le vida. Jeta un coup d’œil dans la rue."

Faut-il interpréter ce procédé en fonction de critères plus "élevés" ? Une lecture attentive des romans de Kourkov serait nécessaire. Mais émettons une hypothèse (hypothétique donc) qui serait dans la lignée de Spitzer) : la première action est le fait d'un sujet énoncé (actiones sont suppositorum, comme on disait), puis le reste suit sans que le sujet soit à nouveau mentionné. L'auteur l'efface grammaticalement, mais peut-être y a-t-il un amoindrissement de son rôle. 

On pourrait écrire : 

"Il se servit un verre de vodka. Il le vida. Il jeta un coup d’œil dans la rue."

L'élision du sujet est usuelle certes si l'on met une virgule : 

"Il se servit un verre de vodka, le vida, [et] jeta un coup d’œil dans la rue."

Mais Kourkov met un point, ce qui accentue la discontinuité des actions, et suggère une distance, donc une sorte d'automatisme – comme si l'activité une fois lancée continuait sur son erre. 

J'ai ajouté un et, comme on le ferait pour marquer le caractère complet, achevé, de l'action, sa cohérence, son unité. Si on ne le met pas, on a une énumération qui s'interrompt brusquement, sans raison apparente, sans anticipation possible, ce qui fait éprouver une sorte de gratuité, de lacune dans l'intentionnalité du personnage. 


Je songe à ce propos (c'est subjectif) à une tournure spéciale aussi, employée par Vargas Llosa, surtout dans Pantaleón, qui consiste à charger (parfois jusqu'à la loufoquerie) les incises d'énonciation avec des indications qui, contrairement à la règle, n'ont rien à voir avec l'énonciatif, mais qui insèrent au contraire les gestes et le décor dans le discours (et l'inverse) : 

"Ne rêve pas, Lima jamais, quel espoir ! – se regarde dans la glace, fait son nœud de cravate Panta."

"No sueñes, Lima nunca, que esperanza - se mira en el espejo, se anuda la corbata Panta."



appendice félin : 

Laitier de nuit présente quelques aspects boulgakoviens. Le fantastique dans le réel, dans le politique (et inversement). Les rendez-vous nocturnes plus ou moins diaboliques (la fête du Maître et Marguerite). Les inventions médicales inquiétantes. Et, surtout, Mourik, cousin de Béhémoth, le félin au Primus ! 



samedi 12 mars 2022

Pensées recueillies çà et là (10)


Houellebecq :

"Le confit de canard me paraissait peu compatible avec la guerre civile."

Soumission

"Il est impossible d'envisager un travail de police sérieux [...] sans une machine à café convenable.  [...] Il est impossible d'envisager un travail de police sérieux sans une réserve d'alcool de bonne qualité".

La carte et le territoire 


Sève (Bernard) : 

"L’historicisme va toujours de pair avec le moralisme."

L'altération musicale


 Cyrano de Bergerac : 

"Je crois [...] que la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune. [...] Ainsi peut-être [...] se moque-t-on maintenant dans la lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde."

États et empires de la Lune


Céard : 

"La moitié du temps, ce qu’on nous donne à aimer ne vaut pas la peine qu’on l’aime"

Lettre à Zola


Goncourt :

"Le travail est le lest de la vie."

Journal t. 3 p. 781 


Byron : 

"Quand nous enlevons la vie aux hommes, nous ne savons ni ce que nous leur enlevons, ni ce que nous leur donnons."

Sardanapale


Renard  : 

"La vie intellectuelle est à la réalité ce que la géométrie est à l'architecture."

Journal, 11 novembre 1888


Sterne : 

"La Raison est moitié sens ; et la mesure du ciel même n'est que la mesure de nos appétits et concoctions du moment."

Tristram Shandy VII, XIII


Ramuz : 

"Dors sur le poêle

bien au chaud, chat ;

la pendule bat ;

elle bat, mais pas pour toi."

Berceuses du chat (Stravinsky)


Vialatte : 

"Ni la gloire ni le bonheur ne sont des buts : ils doivent rester les sous-produits occasionnels d’une tâche bien faite. Ce qui compte, c’est la tâche elle-même."

Les héros du métier bien fait


Van Gogh :

"Au lieu de succomber au mal du pays je me suis dit, le pays ou la patrie est partout."

lettre à Théo 


Soljénitsyne : 

"Humainement, il n'y a d'intéressants que les gens qui ont renoncé à se façonner une carrière."

L'Archipel du Goulag, III  p. 369


Pascal :

"Quand tous vont vers le débordement, nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe."


Kourkov : 

"En chaque femme habite une veuve."

Laitier de nuit § 36