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samedi 25 juin 2022

Ennui et ornement (Hegel, Valéry, Steinbeck, Gœthe)


Hegel et Valéry ont, sur l'origine de l'activité artistique, des théories très voisines - plutôt métaphysique chez Hegel, plutôt nerveuse chez Valéry. Une vie facile apparaît vite comme vide, et il faut faire quelque chose. Selon Hegel, transposer en spiritualisant. Chez Valéry, faire du bruit, du mouvement, décorer - enfin, que ça change ! On retrouve cette même conception (sous forme allusive bien sûr) dans la Rue de la sardine, de Steinbeck. Après avoir été vagabonds, les amis qui ont un toit éprouvent vite le besoin de le décorer, car le simple confort ne suffit pas : 

[chapitre 7] : "Cela se passait au commencement, lorsque Mack et les gars dormaient par terre et s'accroupissaient pour jouer aux cartes. Ils eussent fort bien pu continuer à vivre ainsi. Une pluie sans précédent, et qui tomba pendant un mois, vint tout changer. Coincés à la maison, les gars finirent par en avoir assez de s'asseoir par terre, de voir toujours ces sacrés murs nus."

"That was in the first days when Mack and the boys sat on the floor, played cards hunkered down, and slept on the hard boards. Perhaps, save for an accident of weather, they might always have lived that way. However, an unprecedented rainfall which went on for over a month changed all that. House-ridden, the boys grew tired of squatting on the floor. Their eyes became outraged by the bare board walls."

[dommage que la traduction ne rende pas le paradoxe de la fin : les yeux outragés par le rien]

cf. 

Gœthe, Architecture allemande, GF p. 84 : 

"La nature créatrice de l'homme se montre agissante dès que son existence matérielle est assurée. Dès qu'il est sans objet d'inquiétude ni de peur, le demi-dieu, agissant sereinement, cherche des matières à l'alentour afin de leur insuffler son esprit."



lundi 9 mai 2022

Céline (et Valéry) : bateaux


Un point commun entre Céline et Valéry : l'attitude par rapport à la mer et aux bateaux. Tous deux sont passionnés par les bateaux comme spectacle, mais très réticents à l'embarquement et à la navigation. Les bateaux donc, mais vus du rivage : là est le pur plaisir.

Deux échantillons en étaient donnés ici : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/02/valery-et-celine-ports.html

Chez Valéry, le voyage en bateau est un cauchemar : cf. Sinistre. 

Chez Céline, les voyages en bateau tournent le plus souvent très mal (bateaux-mouches 'hygiéniques" où l'on taloche les moutards pour leur faire prendre le bon air ; vomissements sans fin de la traversée de la Manche ; traversée sur L'Amiral-Bragueton). Céline est obsédé par le thème du Styx à la traversée angoissante. 

Dans le spectacle nautique au contraire, tout est facile, tout est beau car allégé (par le principe d'Archimède). L'œil a peine à se détacher de ce miracle qu'est une pesanteur diminuée. On assiste alors, pour parler comme Baudelaire, à la seule chose qui importe, la "diminution des traces du péché originel" - ce péché étant, chez Céline, la pesanteur. Comme chez la danseuse, cette pesanteur semi-vaincue, c'est la grâce.

Dans l'aventure nautique au contraire, on perd ses repères, on est embarqué sans recours dans un "bateau ivre" sans poésie. Le séjour en bateau n'est serein que s'il s'agit d'une péniche amarrée où l'on fête un anniversaire. Après le choc de l'obus tombé à proximité, "on en chantonn[e] même un brin, en titubant, comme quand on a fini une bonne partie de canotage et qu’on a les jambes un peu drôles."

De cet horrible tangage interne, conséquence du traumatisme, un nouvel exemple est disponible dans Guerre : 

"J’avais tous les vertiges d’un bateau dans mon propre intérieur. La guerre m’avait donné aussi à moi une mer, pour moi tout seul, une grondante, une bien toute bruyante dans ma propre tête. "



mardi 29 mars 2022

Valéry, trente ans après...


J'ai jadis écrit un petit essai (fracassant succès de librairie !) qui consistait en une sorte de "psychanalyse" de Valéry. J'avais étudié le singulier poème Sinistre, qui se présente comme une sorte de cauchemar fiévreux ; en particulier ce passage très peu valéryen en apparence, : 

« Je vois ma mère et mes tasses de Chine,

La putain grasse au seuil fauve des bars ».

J'en ai dit bien des choses subtiles ; principalement la façon dont la mère révérée est isolée de la putain par la mince cloison de la fine porcelaine. On ne va pas faire une énumération qui pourrait passer pour une apposition : "ma mère, la putain grasse"... 

Trente ans après, je m'aperçois que je n'avais pas vu l'essentiel, l'éléphant dans le couloir, l'effet Lettre volée - le nom de jeune fille de la mère de Valéry : Grassi ! 



jeudi 3 février 2022

Bernard Sève, traduction, poésie, Valéry

 

Bernard Sève, dans son (remarquable) livre L'Altération musicale, propose de distinguer nettement "sens immanent et sens transcendant, en posant conventionnellement qu’un sens est transcendant [...] s’il peut être transcrit sans déformation excessive dans un autre système : traduit du français au norvégien, par exemple ; et qu’un sens est immanent s’il fait à ce point corps avec son médium qu’il ne peut pas être transcrit ou transposé dans un autre système." On peut songer à la tentative de rendre de la musique par des paroles.

Mise au point précieuse en ce qu'elle marque le caractère inévitablement hybride de la traduction de poésie, puisque dans la poésie un sens transcendant (plus ou moins précis) est rendu de façon très immanente à son medium. On peut aller plus loin : rien n'est traduisible, car le changement de médium change les résonances, les évocations, les connotations. On a dit avec raison que le mot "pain" rend correctement l'allemand "Brot", mais en manque l'acoustique. Je songe à notre français "rêve", si fin, léger, diaphane, en dentelle ; si éloigné de son "équivalent" allemand Traum, sombre, lourd, tragique, proche du cauchemar ; cette syllabe fait vibrer (comme dans un piano, pédale enfoncée), les mots Trauer (deuil) et Trauma (traumatisme) — ce qui a d'ailleurs induit un quiproquo riche d'enseignements entre Freud, qui parlait d'interpréter les rêves, et Ferenczi, qui parlait d'interpréter les traumas. 

Je remarque que dans son livre, B. Sève ne cite jamais Valéry. Je m'en étonne pendant quelques pages, puis je comprends : si l'on commence avec les remarques de Valéry apportant un éclairage sur tel ou tel point de musique, de musique des mots etc., on n'arrête plus, et on n'écrit plus. B. Sève a donc agi sagement en se prémunissant contre ce subtil envahisseur. 



jeudi 16 juillet 2020

Queneau - Valéry - Céline : rencontres ?


Dans son roman de 1936 Les derniers Jours (roman très inégal, certes, mais dans l’inégal il y a du bon), Queneau présente un escroc bizarre qui imagine, en profitant de la fameuse dévaluation du mark (1921), une immense opération d’achat de l’Allemagne, immeubles, territoire, tout. Queneau utilise à ce propos la formule ‘conquête méthodique’. 
Chap XXIX : 
« Il rêvait qu’il achetait des villages en bloc et que la S.I.G.I. finissait par acquérir des provinces entières. Sa méditation se poursuivant, il parvint à cette conclusion qu’il serait bon que la S.I.G.I. se spécialisât dans la conquête méthodique des provinces rhénanes. »
Peut-être est-ce une rencontre accidentelle ; peut-être un écho de l’opuscule de Valéry Une Conquête méthodique publié en 1897 et repris en 1915, dans le cadre de l’effort de guerre, sous le titre La Conquête allemande. Valéry y exposait les procédés, les méthodes industrielles de l’Allemagne qui était en voie de conquérir le monde par l’efficacité de son organisation.
À noter que, dans des esquisses non retenues mais mentionnées en Pléiade, un autre personnage de Queneau lit La Soirée avec Monsieur Teste, opuscule publié en 1896. 
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Autre rencontre ponctuelle : Queneau affuble deux homme âgés de l’idée fixe selon laquelle on ne meurt pas si on ne se couche pas : 
Chap. XV : 
« [Il] va mourir parce qu’il s’est couché pour dormir. S’il ne s’était pas couché, il aurait encore vécu des centaines et des centaines d’années. Mais il s’est couché, alors il va mourir. »
(rappel : la société fictive se nomme sombrement la « S.I.G.I. »)
La même année 1936 paraît Mort à crédit de Céline, à la première page duquel on peut lire : 
« […] Mme Bérenge, la concierge, est morte. […] Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé : ‘Ne vous allongez pas surtout !... Restez assise dans votre lit !’ Je me méfiais. Et puis voilà... Et puis tant pis. »

N’allons pas jusqu’à évoquer Hugo et la retraite de Russie : « Qui se couchait mourait… »


jeudi 25 juin 2020

Mon 'Orphée'


Les années passées à lire et étudier Valéry ne pouvaient pas ne pas déboucher sur un pastiche… 


Aux lignes de ma lyre, un temple se désigne 
Où les pierres du lieu dans l'ordre se font signe.
De ce frémissement sur le sol projeté
Surgit du dieu pensif la haute volupté.

Sonnez dans le midi, prêtresses de l'absence,
Griffez l'azur du temps d'une immobile danse,
Flûtes qui vous fuyez sans cesse bellement !
Bâtissez le chœur pur où finit le tourment !

Soit mon silence d'or illustré en colonnes,
Prière de mes doigts, poème qui rayonnes,
Lyre tendue et vide, âme dès ici-bas,

Mesure qui des Muses a marqué chaque pas.
Ma lèvre close au soir peut oublier son chant,
O marbres qui videz la querelle du temps !


Pour mémoire, l’Orphée de Valéry : 

... Je compose en esprit, sous les myrtes, Orphée
L’Admirable !... le feu, des cirques purs descend ;
Il change le mont chauve en auguste trophée
D’où s’exhale d’un dieu l’acte retentissant.

Si le dieu chante, il rompt le site tout-puissant ;
Le soleil voit l’horreur du mouvement des pierres ; 
Une plainte inouïe appelle éblouissants
Les hauts murs d’or harmonieux d’un sanctuaire.

Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée !
Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée
Se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire !

D’un Temple à demi nu le soir baigne l’essor,
Et soi-même il s’assemble et s’ordonne dans l’or
À l’âme immense du grand hymne sur la lyre !


mercredi 1 avril 2020

Valéry, Queneau : puretés matutinales


Valéry, c’est bien connu, réfléchissait tous les matins, purement, de cinq heures à sept heures. C’est alors qu’arrivait la Parque, la concierge « aux vieilles mains pleines de plis » comme il le disait avec un parfait double voire triple sens, les « plis » étant à la fois les lettres qui interrompent la pensée solitaire, les rides de la vieille concierge, et les rides sur le miroir mental qui empêchent le Narcisse intellectuel de se contempler plus longtemps. Un coup de vieux soudain.
Valéry s’offrait donc tous les jours le luxe d’un rendez-vous, d’un « cinq à sept » tout privé, tout intime, avec sa propre pensée. Aventure extra-conjugale bien plus profonde (et moins perturbatrice) que ses rechutes amoureuses. Comme certains ont une danseuse, il avait sa pensée. A-t-on noté, dans la célèbre formule qui lui a été prêtée (par Breton), qu’il s’agit d’une marquise qui sort à cinq heures, alors que la sienne, spirituelle, arrivait à la même heure (du matin bien sûr) ? 
Je songe à cette hypothèse (de mince conséquence) en notant que Valentin Brû, le personnage du Dimanche de la vie, de Queneau, cherche à éprouver un temps pur qui n’est pas sans analogie avec le pur esprit valéryen ; et, pour cela, il se ménage deux heures libres tous les matins dans sa boutique de cadres pour photographies : 
« Pour conserver de [son oisiveté] la quantité nécessaire, il décida de réformer son lever. Levé à cinq heures, il ouvrit à sept heures, gagnant ainsi deux heures pour surveiller le temps, dans la limpidité du matin ou la brume de l’aurore. »

mercredi 8 janvier 2020

Perte et possession (Rilke, Valéry, Capote, Proust, Yourcenar, Dickinson, Durrell)


Le très jeune Balthus avait mis en images l'histoire de son chat perdu (Mitsou). Rilke a écrit pour lui une préface en français. Conformément à sa pensée orphique, Rilke parle de ce chat comme d'une Eurydice bien plus présente d'avoir été perdue, présente grâce à la catastrophe, à un niveau supérieur qui est celui de l'œuvre d'art qui à la fois dit et surmonte la perte. 
"Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c'est que la perte ? Ce n'est pas tout simplement la négation de cet instant généreux qui vint combler une attente que vous-même ne soupçonniez pas. Car entre cet instant et la perte il y a toujours ce qu'on appelle - assez maladroitement, j'en conviens - la possession. 
Or, la perte, toute cruelle qu'elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine, si vous voulez ; elle l'affirme ; au fond ce n'est qu'une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense. 
Vous l'avez senti d'ailleurs, Baltusz ; ne voyant plus Mitsou, vous vous êtes mis à le voir davantage. Vit-il encore? Il survit en nous, et sa gaieté de petit chat insouciant, après vous avoir amusé, vous oblige : vous avez dû l'exprimer par les moyens de votre tristesse laborieuse." 

Exactement à la même époque (à quelques semaines près), Valéry écrit : 
Adonis, Pléiade t.1 p. 488 : « ... ainsi le sentiment de l'amour, que la possession exténue, la perte et la privation le développent. Posséder, c'est n'y plus penser ; mais perdre, c'est posséder indéfiniment en esprit. »

Plus tard, mais encore à propos d’un chat (animal propice semble-t-il à ces réflexions) :
Capote,  Petit Déjeuner chez Tiffany, trad. G. Beaumont, Folio p. 119 : 
"... ça pourrait durer toujours de ne pas savoir ce qui est à vous, jusqu'à ce que vous l'ayez perdu"
"It could go on forever. Not knowing what's yours until you've thrown it away"

et
Proust, Sodome et Gomorrhe, 2° partie (suite) : 
« ... la maladie, en retirant peu à peu la vue à Brichot, lui avait révélé les beautés de ce sens, comme il faut souvent que nous nous décidions à nous séparer d’un objet, à en faire cadeau par exemple, pour le regarder, le regretter, l’admirer. »

et : 
Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur p. 22 : 
« On ne possède éternellement que les amis qu'on a quittés. »

et :
Dickinson
«  Pour les fidèles, l’absence est de la présence concentrée. » 
[to Susan Huntington Dickinson, 1878, 'To the faithful absence is condensed presence. To the others - but there are no others.']

et : 
Proust, La confession d’une jeune fille (1), in Les Plaisirs et les jours  : 
« L’absence n’est-elle pas pour qui aime, la plus certaine, la plus efficace, la plus vivace, la plus indestructible, la plus fidèle des présences ?  »

et :
Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleurs
"Je songeai à une grande potiche de vieux Chine qui me venait de ma tante Léonie [...] Il me semblait que je pourrais bien en tirer mille francs. Je la fis envelopper, l'habitude m'avait empêché de jamais la voir ; m'en séparer eut au moins un avantage qui fut de me faire faire sa connaissance."

et : 

Durrell, Justine II, in Le Quatuor d'Alexandrie (traduction Giroux) :

"D’une certaine façon je sens que notre amour a vraiment gagné dans la perte de l’objet aimé ; c’est comme si la présence physique de l’autre empêchait la véritable existence de l’amour, sa réalisation."


samedi 28 décembre 2019

Redondance et poésie : 'l’inutile retour…'


On peut réduire la prose à sa fonction de transmission d’un message. Une fois le message transmis, il n’est pas nécessaire de le répéter. Valéry l’a dit et redit, lui qui détestait les redites. Mais la répétition peut être utile : la redondance a fonction pédagogique (la pédagogie est d’ailleurs presque toute de redondance et de ressassement). On peut répéter strictement pour s’assurer de la transmission ; on peut répéter autrement pour s’assurer de la compréhension. 
La poésie, à l’inverse, n’a pas (ne devrait pas avoir) pour fonction de transmettre un message, mais de susciter chez le lecteur un état affectif. Contrairement à la prose qui marche, qui va d’un point à l’autre, la poésie danse (cf. Valéry) pour le plaisir de danser, et ses mouvements aboutissent moins à un lieu dans l’espace qu’à un état dans le psychisme. Semblable à la musique, la poésie peut donc se permettre de répéter, de se répéter, sans radoter. Ici, la répétition est plutôt caresse : il n’est de caresse que répétée, toujours recommencée : une fois ne suffit pas, doit être réitérée, confirmée, pour rassurer, rasséréner, garantir. D’où, aussi, la difficulté, voire l’impossibilité d’une poésie narrative ou didactique, qui s’accommode très mal de cette temporalité éprise de boucles et de retours. 
Une certaine poésie moderne se signale, entre autres caractères, par son âpreté, voire son agressivité, en rupture avec une poésie plus traditionnelle visant à la souplesse, à une volupté plus tendre. Du point de vue rhétorique, la première se signalerait par le recours à l’oxymore, choc des contraires, dissonance qui fait des étincelles chez le lecteur ; la seconde, par la redondance, qui tend à la confirmation rassérénante. La poésie (Lévi-Strauss, après Valéry, l’a brièvement et admirablement montré) consiste en une double articulation de systèmes respectivement acoustique (signifiant) et sémantique (signifié) - hésitation prolongée entre le son et le sens. Or le son, le signifiant est (en général) dans la poésie, l’objet de répétitions : retour de schémas rythmiques, de rimes, d’assonances, de réitérations (jusqu’au pantoum). Toujours la musique et la mesure agissent sur le tympan, au moins en sourdine. Les formes simples de la poésie et de la musique populaires (le rondeau par exemple) assument très nettement ce plaisir simple de redire, de faire écho. Il est facile de remarquer que les mots tendres, hypocoristiques, jouent très souvent sur des répétitions (enfantines) de sonorités : Toto, Mimi, Loulou, Lola, Lolita… 
Le retour (dont le rythme cardiaque est le paradigme, peut-être l’origine) est donc chose acquise en poésie. Mais on peut remarquer en outre que, bien souvent, les vers considérés comme les plus exquis redoublent ce caractère formel de leur rythme par des redondances dans leur contenu. On aurait alors un feu croisé d’insistances, à la fois dans le son et dans le sens. Souvent la beauté extrême de ces vers fait oublier de noter (cet oubli est un effet direct de leur efficacité) le caractère manifestement hyper-redondant de leur sens. La poéticité aurait un effet hypnotique sur la rationalité critique. Allons au plus connu. 
On admire : 
Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille
ne remarquant guère que c’est là une redondance caractérisée : « sois sage » / « tiens-toi plus tranquille ». Si l’on n’était pas dans une extase de bercement, on parlerait de ‘remplissage’. D’autant que la suite n’est pas en reste : 
Tu réclamais le soir, il descend, le voici,
Une atmosphère obscure enveloppe la ville
deux vers qui ne sont faits que de redondances ou presque : tu voulais le soir ? 1/ il arrive, 2/ le voici, 3/ il fait sombre… 
Et l’on finit par une (magnifique) répétition : 
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
L’iambe (cardiaque) est présent trois fois tandis que « entends » se répète strictement. 
En somme, le caractère aberrant du message est l’ingrédient principal de la volupté du massage. Caresse, bercement, hypnose, tout cela réclame la réédition du son, et s’augmente de la réédition du sens (« Dormez, je le veux !… Dormez, je le veux !… Dormez, je le veux !… »). Comme s’il s’agissait d’apaiser un enfant effrayé, de le persuader (pas le convaincre) qu’il n’y a pas de danger, que tout est serein comme l’amnios au mouvement léger et toujours recommencé. La sécurité, c’est de savoir à quoi s’attendre. 
Autre exemple : Bérénice délaissée : 
Que me sert de ce cœur l'inutile retour ?
L’alexandrin anapestique est sublime parce que sa forme mime quatre fois la pulsation du cœur tandis que son contenu la désigne deux fois comme vaine : « que me sert …? » et « inutile ». Vers mélancolique s’il en est : le temps n’est plus qu’une vaine répétition, que son propre radotage. Le réseau de relations sonores internes qui tend à faire du vers un système autonome se renforce d’une insistance sémantique - ici traitée de façon classique, discrète (une interrogation à la réponse évidente faisant double emploi avec un adjectif). On retrouve cette circularité mélancolique dans les trois vers entrelacés :
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
(ici, cruelle et sereine parodie du bercement en infinie répétition mélancolique). 

Quelques échantillons : 
Hugo : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne ». 
Labé fait redonder le substantif et l’adjectif avant de dire la cruelle répétition du temps vide : « O jours luisans vainement retournez » (on est proche de la Parque et de Bérénice)
Corneille va loin : « Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau ! » : répétition du mot, puis deux truismes : ce sont souvent les yeux qui pleurent, et les larmes sont souvent faites d’eau.
Valéry (Parque) : « Mon cœur bat, mon cœur bat ! Mon sein brûle et m’entraîne ! » : répétition de l’anapeste, suivie de « sein » qui reprend « cœur » et d’« entraîne » qui reprend « bat ».

Notons que la redondance poétique a son rôle dans la poésie hors du lyrisme et de la mélancolie 
- Chanson de Roland : « Carles li reis, nostre emperere magnes » Trois désignations pour la même personne : tonalité épique. Mais ici, on n’est pas (pas encore) dans le narratif.
- dans Mallarmé : « Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx » (‘onyx’, étymologiquement, signifie ‘ongle’ ; on n’est ni dans l’épique, ni dans le narratif, ni dans le didactique ; avec Mallarmé, il s’agit de mots). 

La prose poétique est souvent telle par sa tendance à dire et redire une seule et même idée sous maintes formes, sans tomber pour autant dans le ridicule de la « belle marquise… ». Par exemple Jünger, traduit par un poète (Henri Thomas), dans la noble tristesse qui ouvre Sur les Falaises de marbre :
« Vous connaissez tous cette intraitable mélancolie qui s'empare de nous au souvenir des temps heureux. Ils se sont enfuis sans retour ; quelque chose de plus impitoyable que l'espace nous tient éloignés d'eux. Et les images de la vie, en ce lointain reflet qu'elles nous laissent, se font plus attirantes encore. Nous pensons à elles comme au corps d'un amour défunt qui repose au creux de la tombe, et désormais nous hante, splendeur plus haute et plus pure, pareil à quelque mirage devant quoi nous frissonnons. Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n'avons pas eu notre pleine mesure de vie et d'amours, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre […]. »     
Sur une idée très connue, une dizaine de variations, toutes magnifiques, qui ne paraissent jamais redondantes car on est bien plus dans la musique que dans l’explication. 

Quand il s’agit d’affectivité, Einmal ist keinmal (une fois n’est rien). De si consolants discours, des mots si tendres, notre cœur n’est jamais las d’en entendre, même si notre cerveau est déjà au courant. Il faut de la répétition car la phrase caresse, comme la caresse se reprend sans cesse (Narcisse a besoin de miroir et d’écho). La poésie est une danse qui est redondance, mais aussi abondance - abondance de biens qui ne saurait nuire. 
L’étymologie de ces deux mots est la même : l’onde (unda), qui revient, le litige de l’onde avec le rivage (Valéry) ; c’est-à-dire « la mer, la mer, toujours recommencée » (Valéry encore, faut-il le dire ?). De même, abonder, c’est ajouter de l’eau, de l’onde (l’abondance était la dénomination narquoise, dans les collèges, du vin généreusement allongé d’eau). La poésie a donc partie liée avec la mer, la vague qui revient rythmiquement, comme revient le vers : 
Chez Lorca : 
El mar baila por la playa 
un poema de balcones. 
Chez Valéry : 
… Si l’âme intense souffle, et renfle furibonde
L’onde abrupte sur l’onde abattue, et si l’onde
Au cap tonne,
alors on connaît, non pas l’ennui de la réédition, mais le
Doux et puissant retour du délice de naître.

La grande poésie, dit Michael Edwards (Leçon inaugurale au Collège de France) « attir[e] la langue dans son processus répétitif ». Elle parvient, pourrait-on dire, à convaincre le corps, à le ‘rassurer’ - ce qui suppose qu’on assure plus d’une fois : « oui oui, c’est bien ça, en effet, bien sûr, tout à fait… ». 
Le vers est versus, retour, confirmation désangoissante. Par le double moyen de la répétition du son et du sens, de la forme et du contenu, la poésie peut être une double médication de l’angoisse.

***

Appendices : 

Le passage de Lévi-Strauss : 

Quelques passages de 
Koestler, Le Cheval dans la locomotive (Belles-Lettres, trad. Fradier) :
p. 44 « un poète devrait servir deux maîtres et opérer en même temps sur deux hiérarchies croisées : l'une régie par le sens, l'autre par le rythme, le mètre, la sonorité »
p. 196 : « Lorsqu'on lit un poème, deux systèmes de référence sont en interaction dans l’esprit, celui du sens et celui des rythmes sonores. De plus les deux matrices opèrent à deux niveaux de conscience, la première en plein jour, l'autre, beaucoup plus profond, sur ces plans archaïques de la hiérarchie mentale qui vibrent encore au tambour du chamane, et nous rendent particulièrement réceptifs et obéissants aux messages qui nous parviennent rythmés ou accompagnés d'un rythme. »
p. 197 : « La vision de l'artiste est bifocale, de même que la parole du poète est bifocale quand il bisocie le son et le sens ».  
p. 289 « la poésie réussit la synthèse des raisonnements du néocortex et les pulsions émotives du cerveau ancien. »


mardi 15 octobre 2019

Valéry et Baudelaire : les ‘tombeaux’



Le décasyllabe n’est pas un mètre confortable. Deux syllabes de moins que l’alexandrin, ce n’est même pas une différence de degré, c’est une différence de nature - un fou et une tour de handicap. Le décasyllabe, serré, économe, est propice aux formulations brèves et denses (les Sonnets de Shakespeare, horlogerie miniature), quand l’alexandrin profus se prête aux narrations copieuses. 
Avec le Cimetière marin, Valéry nous en donne un parfait exemple. Mais on peut se demander si c’est pour faire un poème quasi-gnomique qu’il a choisi ce mètre étroit, ou si c’est (selon ses dires) la venue en lui d’un rythme décasyllabique qui l’a mené à une poésie relativement ‘claire’ et ‘didactique’, comparée à ses autres poèmes (ses amis les plus stricts lui ont reproché une certaine « facilité »). En tout cas, il avait l’intention d’élever le décasyllabe à la puissance de l’alexandrin, ce qui n’est pas une mince ambition. 
Conformément à l’usage, la plupart des vers sont découpés en 4+6 (cadence majeure) ou 6+4 (cadence mineure), 
[cf. le poème complet avec ses coupes en appendice 2]
comme les deux premiers : 
Ce toit tranquille / où marchent des colombes 4/6
Entre les pins palpite / entre les tombes.  6/4
Hormis quelques rares cas hésitants, la cadence majeure (4/6) a une majorité écrasante : sur 144 vers, 132 fois. 
La cadence mineure se singularise (et donc se remarque) par sa parcimonie : 8 fois. 
Quant à l’hémistiche (5/5), un seul cas. 
La cadence majeure donne de la stabilité, de la fermeté, car c’est la fin du vers, sa chute (= cadence) qui soutient le début, Le bloc initial va se poser sur un bloc plus large. 

Certains vers montrent de façon éclatante le décasyllabe ‘boosté’ en alexandrin :
Un long regard sur le calme des dieux […]
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres […]
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux […]
Et vous, grande âme, espérez-vous un songe […]
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres […]
Il y a une part de subjectivité dans ces évaluations, mais il me semble que le plus puissant de ces décasyllabes est :
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux 
qui contient au moins 5 syllabes longues, et rallongeables : 
La mEr fidÈle y dOrt sur mes tOMbEAUX
qui donnent même envie de faire un rallentando sur le péon IV de la cadence, donc d’allonger (sans trop) « sur » et « mes »
ce qui donnerait 7 syllabes longues sur 10, avec une ultime on ne peut plus profonde, par le son et par le sens (et même par la graphie, qui n’est pas sans jouer un rôle), dernière syllabe qu’on peut laisser résonner indéfiniment, comme la note grave d’un grand piano de concert.

Ces tombeaux qui grondent, qui résonnent, me font irrésistiblement penser à d’autres, en décasyllabes aussi, qu’on trouve chez Baudelaire, et dont je me demande s’ils ne seraient pas à l’origine de la gageure valéryenne de porter le décasyllabe à la puissance de l’alexandrin. Il s’agit du (prodigieux) sonnet La Mort des amants, qui commence par un double miracle - mais tout est double chez Baudelaire, et dans ce poème plus encore qu’ailleurs. 
Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux
Décasyllabes symétriques 5/5, magnifiquement opposés. Le premier, tout en légéreté, en ascension : deux syllabes amples seulement (‘on’ + ‘è’), un ‘i’ très bref qui est comme le centre de gravité (ou de non-gravité) sonore et sémantique du vers. Le deuxième, le plus intéressant ici, tout en profondeurs, en ampleur, en ralentissement - cors, trombones et tubas. Le « lit » monosyllabique et pincé (petite flûte, ou pizz de violon) devient un opulent « divan », et les sons amples se multiplient en une sorte de pâte orchestrale :
Des divANs profONds comme des tOMbEAUx
Parallèle très tentant, compétition très possible avec : 
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux. 

On pourrait imaginer aussi une compétition avec Hugo, dont la voix caractéristique semble résonner dans le vers le plus riche en nombre de lettres : 
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres
Alors, on pourrait voir les deux vers 
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ; 
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !
comme une concurrence avec l'ampleur hugolienne (ce qui n'évincerait pas forcément la rivalité avec Baudelaire). Quand Valéry dit son admiration pour Hugo, c'est en effet pour des vers très abondants : 
Le dur faucheur avec sa large lame avance
Mais il s'agit alors d'alexandrins.


Appendice 1 : 
On a souvent dit que Baudelaire n’avait pas fait de poème absolument et entièrement impeccable. À mon avis, ici, il n’en est pas loin. 
Pinaillons (en poésie, l’excellence est exigible) : hormis la deuxième moitié du vers 12, où les associations de T et de R me semblent un peu malcommodes, et hormis le fait que les vers 6 et 8 sont peut-être un peu trop nettement en miroir, il n’y a que des délices. Dans cette forme qui exige une perfection qu’elle interdit toujours, forme rendue encore plus périlleuse par le décasyllabe symétrique, Baudelaire a réussi au moins 7 merveilles (les vers 1, 2, 4, 5, 9, 11, 14). Cela suffit pour que Valéry y ait vu un grand maître à qui se confronter. 

Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d’étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux ;

Et plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.



Appendice 2 : (humblement utilitaire) : Le Cimetière marin, avec l’indication des coupes de chaque vers : 

Ce toit tranquille, où marchent des colombes, 4/6
Entre les pins palpite, entre les tombes ; 6/4
Midi le juste y compose de feux 4/6
La mer, la mer, toujours recommencée 4/6
O récompense après une pensée 4/6
Qu'un long regard sur le calme des dieux ! 4/6

Quel pur travail de fins éclairs consume 4/6
Maint diamant d'imperceptible écume, 4/6
Et quelle paix semble se concevoir ! 4/6
Quand sur l'abîme un soleil se repose, 4/6
Ouvrages purs d'une éternelle cause, 4/6
Le temps scintille et le songe est savoir. 4/6

Stable trésor, temple simple à Minerve, 4/6
Masse de calme, et visible réserve, 4/6
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi 4/6
Tant de sommeil sous une voile de flamme, 4/6
O mon silence !... Édifice dans l'âme, 4/6
Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit ! 4/6 (4/5+1)

Temple du Temps, qu'un seul soupir résume, 4/6
À ce point pur je monte et m'accoutume, 4/6
Tout entouré de mon regard marin; 4/6
Et comme aux dieux mon offrande suprême, 4/6
La scinti / llation sereine sème         6/4 (6/2+2)
Sur l'altitude un dédain souverain. 4/6

Comme le fruit se fond en jouissance, 4/6
Comme en délice il change son absence 4/6
Dans une bouche où sa forme se meurt, 4/6
Je hume ici ma future fumée,         4/6
Et le ciel chante à l'âme consumée 4/6
Le changement des rives en rumeur. 4/6

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change ! 4/6
Après tant d'orgueil, après tant d'étrange 5/5
Oisiveté, mais pleine de pouvoir, 4/6
Je m'abandonne à ce brillant espace, 4/6
Sur les maisons des morts mon ombre passe 6/4
Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir. 4/6

L'âme exposée aux torches du solstice, 4/6
Je te soutiens, admirable justice 4/6
De la lumière aux armes sans pitié ! 4/6
Je te tends pure à ta place première, 4/6
Regarde-toi !... Mais rendre la lumière 4/6
Suppose d'ombre une morne moitié. 4/6

O pour moi seul, à moi seul, en moi-même, 4/6 (4/3+3)
Auprès d'un coeur, aux sources du poème, 4/6
Entre le vide et l'événement pur, 4/6
J'attends l'écho de ma grandeur interne, 4/6
Amère, sombre, et sonore citerne, 4/6
Sonnant dans l'âme un creux toujours futur ! 4/6

Sais-tu, fausse captive des feuillages, 2/8
Golfe mangeur de ces maigres grillages, 4/6
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants, 4/6
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse, 4/6
Quel front l'attire à cette terre osseuse ? 4/6
Une étincelle y pense à mes absents. 4/6

Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière, 4/6
Fragment terrestre offert à la lumière, 4/6
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux, 4/6
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres, 4/6
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ; 4/6
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux ! 4/6

Chienne splendide, écarte l'idolâtre ! 4/6
Quand solitaire au sourire de pâtre, 4/6
Je pais longtemps, moutons mystérieux, 4/6
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes, 4/6
Éloignes-en les prudentes colombes, 4/6
Les songes vains, les anges curieux ! 4/6

Ici venu, l'avenir est paresse.         4/6
L'insecte net gratte la sécheresse ; 4/6 
Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air 4/6 (4/2+4)
À je ne sais quelle sévère essence... 4/6
La vie est vaste, étant ivre d'absence, 4/6
Et l'amertume est douce, et l'esprit clair. 6/4

Les morts cachés sont bien dans cette terre 6/4 ou 4/6
Qui les réchauffe et sèche leur mystère. 4/6
Midi là-haut, Midi sans mouvement 4/6
En soi se pense et convient à soi-même 4/6
Tête complète et parfait diadème, 4/6
Je suis en toi le secret changement. 4/6

Tu n'as que moi pour contenir tes craintes ! 4/6
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes 4/2/4
Sont le défaut de ton grand diamant !... 4/6
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres, 4/6
Un peuple vague aux racines des arbres 4/6
A pris déjà ton parti lentement. 4/6 (4/3+3)

Ils ont fondu dans une absence épaisse, 4/6
L'argile rouge a bu la blanche espèce, 4/6
Le don de vivre a passé dans les fleurs ! 4/6
Où sont des morts les phrases familières, 4/6
L'art personnel, les âmes singulières ? 4/6
La larve file où se formaient les pleurs. 4/6

Les cris aigus des filles chatouillées, 4/6
Les yeux, les dents, les paupières mouillées, 4/6
Le sein charmant qui joue avec le feu, 4/6
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent, 4/6
Les derniers dons, les doigts qui les défendent, 4/6
Tout va sous terre et rentre dans le jeu ! 4/6

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe 4/6
Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge 4/6
Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici ? 4/6
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ? 4/6
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse, 4/6
La sainte impati / ence meurt aussi ! 6/4

Maigre immortalité noire et dorée, 6/4
Consolatrice affreusement laurée, 4/6
Qui de la mort fais un sein maternel, 4/6
Le beau mensonge et la pieuse ruse ! 4/6
Qui ne connaît, et qui ne les refuse, 4/6
Ce crâne vide et ce rire éternel ! 4/6

Pères profonds, têtes inhabitées, 4/6
Qui sous le poids de tant de pelletées, 4/6
Êtes la terre et confondez nos pas, 4/6
Le vrai rongeur, le ver irréfutable 4/6
N'est point pour vous qui dormez sous la table, 4/6
Il vit de vie, il ne me quitte pas ! 4/6

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ? 4/6
Sa dent secrète est de moi si prochaine 4/6
Que tous les noms lui peuvent convenir ! 4/6
Qu'importe! Il voit, il veut, il songe, il touche ! 4/6 ? (2/2/2/2)
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche, 4/6
À ce vivant je vis d'appartenir ! 4/6

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d'Êlée ! 6/4 (2+4/4)
M'as-tu percé de cette flèche ailée 4/6
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas ! 4/6
Le son m'enfante et la flèche me tue ! 4/6
Ah ! le soleil... Quelle ombre de tortue 4/6
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas! 4/6 (2+2/3+3)

Non, non !... Debout ! Dans l'ère successive ! 4/6
Brisez, mon corps, cette forme pensive ! 4/6
Buvez, mon sein, la naissance du vent ! 4/6
Une fraîcheur, de la mer exhalée, 4/6
Me rend mon âme... O puissance salée ! 4/6
Courons à l'onde en rejaillir vivant. 4/6

Oui ! grande mer de délires douée, 4/6
Peau de panthère et chlamyde trouée, 4/6
De mille et mille idoles du soleil, 4/6
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue, 4/6
Qui te remords l'étincelante queue 4/6
Dans un tumulte au silence pareil 4/6

Le vent se lève !... il faut tenter de vivre ! 4/6
L'air immense ouvre et referme mon livre, 4/6
La vague en poudre ose jaillir des rocs ! 4/6
Envolez-vous, pages tout éblouies ! 4/6
Rompez, vagues ! Rompez d'eaux réjouies 4/7
Ce toit tranquille où picoraient des focs ! 4/6