vendredi 17 janvier 2020

Céline, virtuose du bredi-breda (+ Flaubert et Nabokov)


CNRTL : 
bredi-breda :
Vx, fam. D'une manière précipitée et brouillonne. Il nous a raconté cela bredi-breda (Ac.1798-1932) ; il [l'archiprêtre] allait tenter un effort pour se mettre debout, puis se retirer bredi-breda (F. Fabre, Le Roi Ramire,1884, p. 250).
Prononc. et Orth. : [bʀədibʀəda]. Les dict. écrivent bredi-breda avec un trait d'union sauf Ac. 1798 qui écrit bredi, breda. Pour brédi-bréda avec é accent aigu, cf. A. Delvau, Dict. de la lang. verte, 1867, p. 59. Étymol. et Hist. Ca 1580 bredi bredac (Ph. d'Alcripe, Nouvelle fabrique, p. 80 dans Hug. : sautant bredi bredac). Onomat. burlesque exprimant la précipitation et ayant pour base le lat. brittus, v. bredouiller, bredindin et bretonnant.


L’écrivain classique ne propose au lecteur qu’un texte concerté, pourpensé, pesé, évalué. Il trie ses mots, élimine ses formules, opère des substitutions, et ne garde, de tout ce qui lui vient, que le plus efficace, afin de produire un texte qui fasse flèche sans hésitation, sans le moindre ‘tremblé’. Du brouillon à la version définitive, il y a loin. Avec Valéry (pour le poème) un tel travail est en droit indéfini : « Je suis le roi de la rature ». Pour Flaubert, le travail de la prose est presque sans fin, car il faut trouver la tournure et le mot insubstituables qui, en droit, existent. La logique propre à l’écrit consiste à donner, à force de choix, l’impression de la nécessité. Les mots qui viennent en foule doivent être impitoyablement élagués. De là vient l’étrange impression que donnent les brouillons où l’auteur accumule, hésite, surcharge, laisse encore flotter les potentialités, dans une survie qu’on sait très temporaire. 
Par exemple ce brouillon de Flaubert (la table du banquet de noces de Madame Bovary) : 
«C’était sous la charreterie que l’on avait dressé la table – elle était à trois côtés en fer à cheval – il y avait trois quarante couverts, & une table de plus pr les marmots – les murs d’argile étaient tendus des draps blancs & les colonnes qui portaient le grenier de toile tendaient les murs d’argile – il y avait quatre gigots – un à chaque bout trois gigots, avec leur frisure de papier admirablement faite – quatre aloyaux dans les coins – un gigot à chaque bout aux quatre coins bouts – un deux gigots atterrissant avec contre – entr’eux – séparés par des aloyaux entr’eux par deux aloyaux qui venaient après et une fricassée de poulet}} pas de poisson ni de légumes»
La version définitive, bien connue, sera parfaitement ‘nettoyée’ : 
« C’était sous le hangar de la charretterie que la table était dressée. Il y avait dessus quatre aloyaux, six fricassées de poulets, du veau à la casserole, trois gigots et, au milieu, un joli cochon de lait rôti, flanqué de quatre andouilles à l’oseille. »

Dans le roman de Nabokov, le frère de Sebastian Knight consulte les papiers que l’écrivain a laissés à sa mort : 
Nabokov, La vraie Vie de Sebastian Knight, chap. IV, Pléiade p. 417 :
« Parmi des documents juridiques, je trouvai un bout de papier sur lequel il avait commencé d'écrire une histoire — il n'y avait qu'une unique phrase s'arrêtant court, mais qui me donna l'occasion d'observer la façon étrange qu'avait Sébastian — en plein travail d'écriture — de ne pas biffer les mots qu'il venait de remplacer par d'autres ; si bien que, par exemple, la phrase sur laquelle j'étais tombé se déroulait comme suit : «Comme il avait le sommeil Ayant le sommeil profond, Roger Rogerson, le vieux Rogerson acheta le vieux Rogers acheta, craignant tellement Ayant le sommeil profond, le vieux Rogers craignait tellement de manquer le lendemain. Il avait le sommeil profond. Il craignait mortellement de manquer l'événement du lendemain la splendeur un des premiers trains la splendeur aussi ce qu'il fit fut d'acheter et de rapporter chez lui un d'acheter ce soir-là et de rapporter chez lui non pas un mais huit réveils de différentes tailles avec un tic-tac vigoureux neuf huit onze réveils de différentes tailles faisant tic-tac lesquels réveils neuf réveils comme un chat a neuf qu'il plaça qui fit ressembler sa chambre plutôt à 
Je regrettai que ça s'arrêtât là. »
« I found a slip of paper on which he had begun to write a story—there was only one sentence, stopping short but it gave me the opportunity of observing the queer way Sebastian had—in the process of writing—of not striking out the words which he had replaced by others, so that, for instance, the phrase I encountered ran thus: “As he a heavy A heavy sleeper, Roger Rogerson, old Rogerson bought old Rogers bought, so afraid Being a heavy sleeper, old Rogers was so afraid of missing to-morrows. He was a heavy sleeper. He was mortally afraid of missing to-morrow’s event glory early train glory so what he did was to buy and bring home in a to buy that evening and bring home not one but eight alarm clocks of different sizes and vigour of ticking nine eight eleven alarm clocks of different sizes ticking which alarm clocks nine alarm clocks as a cat has nine which he placed which made his bedroom look rather like a 
I was sorry it stopped here. » 
Tout à l’opposé de cet auteur fictif, Nabokov lui-même, très méthodique, ne laisse dans ses romans nulle trace de ses doutes, de ses essais et renoncements. Jusque dans ses étrangetés, le texte est très lucidement tiré à quatre épingles. 

Il en va tout au contraire avec Céline (comme souvent). La psychologie très singulière de l’auteur et de ses personnages se conjugue avec une intention stylistique entièrement nouvelle, qui démultiplie les infractions à la règle d’un bien écrire conçu avant tout comme bien ‘mondé’ - comme on dit ‘une amande mondée’, ou un ‘monde’, c’est-à-dire un ensemble nettoyé de ses scories, é-mondé. C’est donc aussi dans le style qu’il y a de l’im-monde chez Céline. 
Il s’agit de rendre l’oral, le parlé, avec ses hésitations, tâtonnements, repentirs, redites, vides, insistances. La redondance devient donc une figure de style privilégiée, à la fois caractérielle et musicale (cf. Mort à crédit p. 863 : « toute la lune, dans sa totalité complète »). L’oral est ce qui disparaît avec l’instant ; il faut donc s’assurer que le message a été transmis ; alors, la redondance vient conjurer le bruit, et remplacer le geste supposé mais non vu, le souffle suggéré mais non entendu. Si le locuteur (et souvent l’auteur) est caractériel, agacé, en rage, les répétitions se démultiplient, les ressassements prolifèrent jusqu’à un ‘gâtisme’ final, dont on ne sait trop s’il est spontané ou joué (avec Céline, la différence entre les deux est toujours très sujette à caution). 
Certes, les personnages (Auguste, Clémence, Courtial) se répètent sans fin. L’auteur, à mesure qu’il vieillit, radote inépuisablement. Rigodon, fini la veille de sa mort, mais non relu, comporte de longues redites dont on ne peut savoir si elles étaient destinées à être éliminées.

Mais cette insistance se joue aussi sur le plan stylistique, qui est en définitive le plus important (le fond de la littérature, c’est sa forme). L’auteur, même hors dialogues (c’est son innovation la plus hardie), écrit comme on parle, bafouille, hésite, mais aussi vitupère, vaticine, exagère (copieusement). L’auteur procède comme le Temps, car il se veut le témoin exact de l’universel désordre :
Maudits soupirs pour une autre fois p. 119 : « Le temps c’est pas une faux qu’il a, c’est une sorte de louche et une marmite monstre, il fout tout dedans, il bascule, il s’amuse à tritouiller [sa]* marmelade obscène, que tout se mélange confond s’embarbouille englue. »
Selon H. Godard la leçon est « ça », ce qui nous semblerait justifié si le mot était précédé d’une virgule (le verbe ‘marmelader’ est certes peu usité, mais Céline peut l'avoir inventé) ; il faudrait voir le manuscrit.

Quelques exemples (Pléiade) :
Mort à crédit p. 853 « il devenait rancuneux, tatillonneux, agressif à mon égard »
Mort à crédit p. 862 : « Combien ce fut tout ça pénible, infect, écœurant… »
Mort à crédit p. 906 « entièrement capitonné, fangeux, enrobé, soudé dans la pâte à merde ! »
D’un Château l’autre, p. 11 « Brottin Achille, lui, c’est l’achevé sordide épicier, implacable bas de plafond con… »
D’un Château l’autre p. 112: « Danube si brisant furieux ! […] si fougueux colère frémissant fleuve »
Nord, 1° § : « cette hideuse satanée horde d'alcooleux enfiatés laquais »
Rigodon, p. 778 « celui qui se tait pas, en tout et partout, est qu'un cabotin, vil quelque chose, député, bourrique, viande à fuir. »
Bien souvent, on se demande ce qui est substantif ou adjectif, ou autre - donc quoi se rattache à quoi, et comment. Les adjectifs sont l’objet préféré de ces accumulations. Mais les verbes les connaissent aussi : 
Guignol’s Band 1 (prélude) : « La boue du fleuve tout éclabousse !... brasse, gadouille la cohue qui hurle étouffe déborde au parapet !.. »
L’auteur mélange et imbrique les mots, de même que les choses sont entassées les unes sur les autres, ou, selon une tournure qu’il affectionne, les unes « dans » les autres. Le principe d’exclusion spatiale de tout objet par un autre est bien malmené, suggérant un monde d’interpénétration donc de confusion généralisée : 
Rigodon Pléiade p. 762-763 : « méli-mélo de croupions, nichons, bras et cheveux... coincés imbriqués […] comprimés, pressés, pillés, pressurés »

C’est là un des moyens par lesquels Céline fait entrer le lecteur dans la fabrique du texte. Il ne gomme rien des essais, tentatives plus ou moins opportunes de vocabulaire. Il nous livre tous ses tâtonnements. Quand il veut caractériser une chose, les divers mots qui lui viennent à l’esprit ne sont pas mis en compétition et triés selon leur pertinence. Ils sont livrés en vrac (ce qui ne signifie pas en désorde) dans un effet de brouillard, de brouillon, indépendamment de leur statut grammatical habituel, laissé dans l’indécision (p. ex. Guignol’s Band 1 : « croque-notes raté vagabond »). Plusieurs mots tournent autour de l’idée, la cernent de traits, créent un halo de qualifications dont chacune est approximative, mais dont l’ensemble finit par faire vibrer le sens de façon infiniment plus vivante que ne le ferait un mot bien précis, net et choisi, mince et coupant comme la ligne unique d’un contour. En anti-classique, en lointain disciple de Rabelais, Céline ajoute, accumule, surcharge : l’outrance, l’exagération constituent un de ses procédés principaux, d’ailleurs proclamé comme tel, aussi bien dans les situations que dans les mots qui les décrivent. On a sans cesse des entassements et des écroulements de choses, mais aussi des entassements et cataractes de mots (un des personnages de Guignol’s Band est nommé Cascade).
Les illustrations de Gen-Paul sont magnifiquement accordées à ce procédé d’écriture qui multiplie les ‘fausses’ lignes et donne une grande sensation de présence. Un mot n’annule pas le précédent, mais le complète. Pour le lecteur non encore habitué, cette prolifération peut donner une impression d’inextricable fouillis comme ferait La belle Noiseuse de Frenhofer. Mais avec un peu d’entraînement, on ressent la paradoxale force de présentification de ces approches multiples, de ce bégaiement. Céline multiplie les termes ‘approximatifs’, au sens positif du mot, à savoir : qui approche, qui s’approche, qui rend proche.
En particulier, pour qualifier, le plus souvent pour disqualifier, il aime multiplier, de façon aberrante en français, les adjectifs antéposés. Ainsi, il fait attendre le substantif, qui se trouve comme écrasé par avance par toutes les versions et variantes possibles de son ignominie. Ces adjectifs sont certes largement redondants, mais pas franchement synonymes ; chacun apporte l’écot de sa singularité. Même hors de la violence des pamphlets, l’injure est un modèle stylistique sous-jacent - le chapelet d’injures qui ne se soucie pas de cohérence ou de compatibilité. Il s’agit, par des coups redoublés, de ‘sonner’ par avance le substantif (le nom mis à mal par ses épithètes même).
On a donc l’impression d’être présent aux côtés du romancier, à son atelier, au moment où les possibles ne sont pas encore éliminés ; on voit le roman en train de se faire, encore pris dans sa gangue, minerai non encore purifié. Il semble qu’on accède à l’écriture in statu nascendi, qui cherche encore sa formulation avant la profération, qui tâtonne ; comme si la nappe phréatique, l’implexe verbal étaient mis en évidence, et exposés sans élimination (non sans ordre, non sans rythme). Chaque mot, chaque formule, est ainsi à la limite indécise du possible et du réel, du choisi et du non-choisi ; l’auteur cherche ses mots, et nous les donne tels qu’ils émergent dans sa conscience verbale. De cela vient la possibilité (très nouvelle assurément) de caractériser très fortement, sans pour autant définir nettement. On est dans une atmosphère, dans une ambiance mentale où sont maintenues la densité voire la brutalité de l’affect. Ça ronchonne, bredouille, répète, attaque par une série d’angles divers, tous des à-peu-près, mais dont l’accumulation sans clarté est pourtant très efficace. Il ne s’agit pas de brosser un portrait mais de mitrailler le plus grand nombre possible d’exécrations. Ce ne sont pas des mots d’avant les mots. Ce sont des mots d’avant le choix ; c’est le brouillon, le brouillard. Le paradoxe, et la merveille littéraire, c’est que cette façon de ne pas choisir est une façon de tout choisir ; cette façon de proposer revient à tout imposer puisque le lecteur ressentira l’effet de chaque mot, ne pourra pas se tenir à distance de l’inquiétante rumeur de sous-sol, faite de grommellements et ruminations.