mercredi 2 juin 2010

Diderot, littérature à tiroir



Dans un long échange de lettres, souvent très copieuses, Diderot et Falconet discutent assez âprement du rapport de l'artiste à la postérité. Paradoxalement, c'est le sculpteur, celui qui travaille "aere perennius", pour la presque éternité de bronze et de pierre (Pierre le Grand entre autres), qui proclame sa totale indifférence à tout ce qui peut advenir après son déluge. Le destin des œuvres n'a plus aucun sens, aucun d'intérêt après la mort de leur auteur, qui ne doit rien à la postérité. Il faut arranger sa vie sans le moindre souci de ce temps qui n'est nullement un "grand peut-être", mais assurément, un grand Rien.



Diderot, au contraire, apparaît très engagé à l'égard des générations à venir. L'Encyclopédiste sent qu'il se doit à un grand mouvement historique qui excède sa personne. Les textes trop hardis pour être publiés doivent, en attendant des temps meilleurs, être néanmoins écrits pour une postérité qui en bénéficiera. Et de fait, la plupart des textes par lesquels Diderot nous est cher et admirable sont restés inédits de son vivant. Pour le public, il fut surtout l'auteur d'un roman licencieux (Les Bijoux indiscrets) et l'animateur de l'Encyclopédie. Sa gloire ne commença qu'à la Révolution et se confirma vers 1830, lors des deux vagues de publications posthumes qui révélèrent son génie multiforme et singulier.

On peut donc considérer que Diderot a gagné son pari moral contre l'incurie de son ami, et qu'il a fait preuve d'un grand courage en se consacrant à une œuvre à l'avenir incertain.
Toutefois...

Ce n'est pas faire injure à ce grand homme que de nuancer cet éloge en plusieurs façons.

Tout d'abord, son optimisme historique lui faisait considérer que le temps des censures autoritaires était bientôt accompli, en quoi il ne s'était pas trompé puisque quelques années après sa mort le champ était libre.
Ensuite, le statut de ses œuvres inédites n'était pas celui d'une totale obscurité, loin de là. S'il ne pouvait "publier" au sens propre, il n'écrivait pas pour autant "pour le tiroir". Ses textes les plus audacieux étaient transmis à un petit nombre de privilégiés et de grands qui s'abonnaient, pour fort cher, à la "Correspondance littéraire" de Grimm qui, comme son nom l'indique, était recopiée à la main par une escouade de secrétaires afin de n'avoir pas à subir la censure qui ne s'appliquait qu'à l'imprimé. Ce courrier personnel, qui ne trompait personne, était placidement toléré par le tyran
(Monsieur de Malesherbes était tout sauf féroce), et d'ailleurs financé par les despotes de toute l'Europe. L'œuvre cachée de Diderot était donc diffusée à un très faible nombre d'exemplaires, aux endroits les plus stratégiques du monde pensant. Un public de quinze personnes, c'est bien peu ; mais quand ce sont des souverains et des Grands, on en peut ressentir quelque compensation, dès cette vie.
Enfin, et ce n'est pas mineur, le fait, pour les ouvrages, d'être déposés en quinze exemplaires soigneusement conservés dans les bibliothèques les plus prestigieuses du monde cultivé garantissait contre les aléas de l'incendie ou de l'insouciance des descendants.
En somme, Diderot a renoncé à la gloire de son vivant au profit d'une gloire posthume qu'il savait à peu près certaine, garantie historiquement et matériellement. Son choix était digne et courageux ; ce n'était pas un pari insensé réclamant la sainteté de l'inconnaissance (ces deux derniers mots faisant peut-être pléonasme). Diderot n'écrivait pas pour le tiroir ; il écrivait pour l'Avenir. 

Sa situation n'avait pas grand chose à voir par exemple avec celle des auteurs soumis au régime soviétique qui, eux, écrivaient bien pour le tiroir seul ; pour un seul tiroir qui pouvait valoir la mort ou les camps à son détenteur ; pour un exemplaire sur papier pelure très exposé à la destruction accidentelle ; pour un avenir que rien n'annonçait radieux à court terme. C'étaient des "invisibles" menacés de mort et non des Princes, qui détenaient l'âme de l'écrivain, et le Goulag était plus rugueux que le château de Vincennes où Diderot lisait tranquillement le Phédon et recevait Rousseau.

Sénèque, Bruno, Diderot, Soljénitsyne : chaque époque sécrète des rapports nouveaux entre le pouvoir temporel et ce qu'on n'ose appeler le "pouvoir spirituel" (formule largement oxymore) mais qu'on appellerait plutôt la fragilité de la pensée.
Et quand il n'est plus interdit d'écrire, tout n'est pas forcément pour le mieux, car on peut se demander s'il y aura une postérité pour lire...