dimanche 29 novembre 2020

Giono : 'Le Moulin de Pologne' (quelques notes de lecture)

 

Il y a bien des beautés dans ce roman, bien des réussites (le début avec l'arrivée de M. Joseph ; les préparatifs du bal), et quantité de réussites d'écriture (drôles, poétiques, incongrues, énigmatiques). 

Mais un 'tunnel' : la description psychologique, de Léonce fin chap. 5, qui ne fonctionne pas du tout, qui n'a rien de romanesque, rien de narratif, qui piétine et se répète dans les généralités psychologiques à propos d'un personnage qui ne fera pas grand chose d'autre que de s'enfuir avec une gourgandine... 

Le roman français, depuis Clèves en passant par Adolphe, nous a fourni beaucoup (trop ?) de ces analyses. En outre, ce long tunnel (pléonasme) débouche sur un épilogue peu satisfaisant du point de vue romanesque - trop long pour un épilogue, trop court pour un chapitre. C'est dommage pour un livre qui présente de si grandes qualités. 

Quand Giono décrit le monde, il est prodigieux ; quand il fait agir et dialoguer les êtres, il est passionnant ; mais il a beau être un amateur d'âmes et un profond connaisseur des choses humaines, il vaut mieux qu'il nous les montre à travers des gestes et des propos qu'à travers des notions. 

Mais ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : il faut lire, et attentivement, ce Moulin de Pologne (où il n'y a, on le sait, ni moulin, ni Pologne). [je me suis retenu pour n'en citer que deux passages dans mon Lectionnaire]. Qui aime bien châtie bien.


Passagèrement, une réflexion de moraliste peut être un bijou, car Giono sait admirablement dire le général en l'épiçant de formulations singulières : 

chap. 2 : « Nous sommes des chrétiens, bien sûr, mais il ne faut jamais trop demander à personne. Notre âme a été neuve (plus ou moins longtemps selon les tempéraments), elle a servi de miroir aux forêts et au ciel ; elle a joué familièrement avec l’inconnaissable. Mais, nous avons dû rapidement nous rendre compte que ces reflets et ces jeux ne nous servaient à rien pour acquérir, conserver ou améliorer notre position sociale. Or, c’est elle qui fait bouillir notre marmite. »


Un paragraphe admirable :

« Dès qu’on entendait les cors, on voyait s’agiter les premières galeries de loges. Toutes ces dames se dressaient. C’était un flot de soies et de moires et de scintillements de bijoux qui descendait l’escalier. Les grands cygnes s’appliquaient contre les hannetons en habits noirs et notre galère commençait à voguer. »

[notons le singulier de "descendait" : c'est un flot, - après l'insistance sur le pluriel chatoyant dont il est composé]


Une bizarrerie : 

début du chap. 4 : "M. de K..., lesté de son café [...]" ; je n'aurais jamais pensé que le café pût lester... Peut-être une antiphrase ?


Une rencontre : 

chap 2 : « Si les intentions tuaient, nos salles à manger, nos chambres à coucher, nos rues seraient jonchées de morts comme au temps de la peste. »

cf. Valéry, Choses tues : 

"Que d’enfants, si le regard pouvait féconder !

Que de morts s’il pouvait tuer !

Les rues seraient pleines de cadavres et de femmes grosses."


Une formule piquante : 

« Elle avait vingt ans de moins que son mari mais c’était pure question de calendrier. »