lundi 12 avril 2010

Alain, scolaire et passéiste



Normalement, Alain aurait dû être tué pendant la Première Guerre mondiale. Son intempestive survie a permis l'aberrante prorogation fictive, pendant au moins une génération, d'une civilisation détruite en 14. L'entre-deux-guerres a pu faire semblant de continuer les valeurs intellectuelles et morales des Hussards Noirs ; alors que la mort de Péguy, dès les premiers jours du conflit, allait, elle "dans le sens de l'histoire". 

Même parmi ses meilleurs auditeurs, il y eut des réticences. Un Aron, un Gracq, tout en lui reconnaissant de grandes qualités, constataient qu'il ne les avait nullement initiés au monde industriel, au monde des totalitarismes, etc., car il se référait principalement à une vie et à des vertus rurales et artisanales en extinction.
Aron, avec sa pondération habituelle, marqua sereinement cette restriction.
Gracq (une fois n'est pas coutume, je vais en dire un peu de mal, mais ce n'est pas de littérature qu'il s'agit) Gracq, donc, critiqua la portée de la pensée du vieux Normand, la qualifiant de "sagesse un peu départementale", liée au "monde étriqué de sa jeunesse", en des pages où il l'assimile, non sans condescendance, à Anatole France (En lisant, en écrivant, Pléiade t. 2 p. 686-688).

Quelques précisions me semblent s'imposer. 

Il est vrai que les exemples utilisés par Alain relèvent le plus souvent de ce monde quasi-défunt qui fut le sien. Mais il serait faux de dire que sa pensée en est étroitement solidaire. Alain a en vue une conception de l'Homme, de ses faiblesses et de ses capacités en général : il parle de la colère, de la précipitation, de la soif de pouvoir, du goût des honneurs, voire du goût des horreurs. Il met en garde contre les modes, contres les amalgames, contre les paresses et les fureurs. Toutes choses qui sont de 1900 comme elles furent de 1940, comme elles étaient du IV° siècle av. J-C. Son but n'est pas de bâtir un système nouveau, mais d'être un instituteur, qui ne cesse de revenir aux problèmes et exercices fondamentaux, qui sont de tous temps et de tous pays. Refuser l'emballement, cela peut valoir pour l'hybris grecque comme pour la frénésie moderne. Apprendre la patience ne constitue pas un programme très neuf ; n'empêche que c'est toujours à recommencer. Il est loisible de considérer que la "philosophie" d'Alain n'est pas une "grande" pensée, que son apport vraiment original est mince. Mais il est tout aussi vrai qu'il n'a pas cherché l'originalité en des domaines où chaque rentrée des classes comporte, pour le jeune candidat à l'humanité, les mêmes devoirs. Ces choses-là ne sont pas grandes, certes, mais elles n'ont rien de petit. Ce qui est à la base, c'est aussi ce qui est bas, "bas" en une acception très précieuse (pour ne pas dire très "haute") : ce sans quoi rien de sérieux ne s'édifiera. En ce sens, si l'on veut, Alain est un professeur de préfecture, et c'est une fonction des plus dignes. Je ne sache pas que Monsieur Naudy (Théophile) ait laissé des écrits originaux ; n'empêche qu'il a laissé une œuvre impérissable en allant convaincre la rempailleuse de chaises d'Orléans de faire faire de vraies études au jeune Charles (Péguy, au cas - probable - où cette heure étoilée de l'humanité serait elle aussi oubliée).

Le monde "moderne" ensuite.
Aron, sociologue, historien, politologue, polémologue, s'est chargé de décrire le monde de son temps ; il l'a fait avec la probité qu'on sait (ou qu'on ne veut pas savoir), et cette probité était certainement redevable à l'enseignement d'Alain. Mais si l'attitude mentale (morale) de probité est un des principaux buts de la philosophie, son objet (le monde industriel du XX° siècle, les totalitarismes, etc.) ne l'est pas. Ou du moins, ce n'est que par un préjugé, très répandu depuis Hegel, mais pas moins préjugé pour cela, que l'on assigne au philosophe la tâche de "penser son temps". L'oukase de Hegel fait semble-t-il trembler et ployer tout un chacun. La tâche du philosophe, avec les exemples qu'il a sous la main (présent, passé récent, passé lointain) est d'expliciter la condition humaine constante, qui est le conflit entre paresse et courage, plaisirs et idéaux, avidité et sobriété, grandeur et bassesse, etc. Pour ce faire, Alain pouvait prendre son bien, ses exemples, ses outils, tout autant chez Aristote que chez Spinoza, chez Balzac que chez Homère. Faire du philosophe l'exégète de l'actuel, c'est courir le risque d'une pensée à courte vue, tributaire de la mince pellicule du récent, du neuf. Ces objets sont du ressort du sociologue, du spécialiste d'histoire contemporaine.
On connaît mal ce dont on est trop près. Gracq ironise sur l'ironie d'Alain à l'égard de la physique atomique. Mais quelle âme est sans défauts, et qui peut se targuer de ne pas se tromper sur le temps où il baigne, sur lequel il ne peut avoir de recul ? Si on peut ici reprocher quelque chose à Alain, c'est de s'être prononcé (en cours ? dans un couloir ?)  sur une actualité trop fraîche et trop technique, où le philosophe n'a guère meilleure vue que le commun. Parler de l'actualité, la citer, l'invoquer, c'est une chose. La penser (vraiment) c'en est une autre, singulièrement ardue, périlleuse. Alain parlait de ce qui est toujours présent, y compris dans l'actualité. Il ne prétendait pas détenir le fin mot des derniers développements de l'Histoire et de la Vérité. Il était modeste, donc terne. Il faut reconnaître (pour ne pas citer un cas plus récent, pourtant bien exemplaire...) qu'un Sartre, toujours à la pointe de la plus exigeante Morale et de la meilleure Politique, au jugement si pur et si flamboyant, à la sagesse si impartiale, à la modestie si éclatante, un Sartre, ça vous a une autre allure que la cautèle d'un grisâtre professeur de classes préparatoires qui enseigne patiemment la patience et le doute.

Poésie païenne, foi chrétienne : Guérin / Mauriac


Mauriac éprouvait pour Maurice de Guérin une amitié fondée sur une réelle parenté d'âme. Une même sensibilité exacerbée, certes, mais surtout un commun déchirement entre foi catholique et sentiment païen, panique, de la nature. Mauriac, comme Guérin, se fond dans la Nature, laissant s'estomper les frontières entre intérieur et extérieur, entre moi et monde. Tous deux embrassent avec ferveur des arbres qui leur sont sacrés. Mais le disparate est grand, et le choix serait écartèlement. On voit dans "Le Sang d'Atys" de Mauriac d'étranges contorsions entre mythologie et christianisme, et l'auteur finit par choisir le catholicisme qu'on sait, sans renoncer tout à fait à ces effusions passablement superstitieuses. Dieu dans la Nature, Dieu à travers la Nature, Dieu après la Nature, La Nature sans Dieu... les équivoques menacent toujours.

Guérin quant à lui penchait plus, semble-t-il, vers le panthéisme que vers le christianisme. Ses rares poèmes publiés sont tout mythologiques (et quelque peu autobiographiques). La fin de son "Cahier vert" (texte - et non pas œuvre - merveilleux, d'une poésie frémissante entre Keats et Amiel), où il s'achemine vers l'écriture, tend bien peu à l'adoration du Crucifié.

(en passant : ... La dernière page de ce cahier ressemble assez à une esquisse du "Bateau ivre" ("Je ne sais quel mouvement de mon destin m'a porté sur les rives d'un fleuve jusqu'à la mer... "). Rimbaud aurait-il eu en main les textes de Guérin procurés par Trébutien en 1861 ? Les érudits (Etiemble ?) le savent peut-être, ayant dû éplucher les bibliothèques d'Izambard ou Demeny.)

Or le Guérin de Mauriac est souvent lié à sa sœur Eugénie, bien plus tournée vers la foi, et s'efforçant d'y maintenir ou d'y faire revenir le frère aimé. Mauriac ne peut aimer sans péché qu'un Guérin catholiquement présentable. Pour Mauriac, Eugénie joue auprès de Maurice un rôle assez analogue à celui que joue, pour Claudel, auprès d'Arthur, Isabelle Rimbaud.

Mauriac trouve en Guérin l'exemple de la difficulté à être un poète chrétien : il faut dépouiller le vieil homme ; mais c'est alors rejeter la sensualité de la nature, la volupté d'être au monde, de baigner (effusion, délicieuse confusion, Einfühlung) dans un réel fait de sensations, de qualités valant par elles-mêmes. Adorant la création, savourant les créatures, on adore le créateur, certes, mais c'est là le dangereux argument de Tartuffe. Guérin, vide, ouvert à tous les vents qui soufflent à travers lui, est l'homme (le mot est trop solide, trop compact) de l'accueil. Mais accueil à quoi ? au vent qui souffle sur la terre ou au souffle de l'Esprit sur les âmes ? Il faut une intercession féminine pour bénir cette porosité, en garantir la sainteté. Car peut-on, en chrétien, croire à la valeur d'un accueil qui ne soit fruit de nulle ascèse, mais disposition innée de l'âme singulière qui, malgré la belle gratuité de sa complexion, n'a qu'à se laisser aller à sa pente ? Une disponibilité qui non seulement n'a pas à se mériter, mais encore qui ne fait que procurer des délices, voilà qui est suspect (tel n'est pas le problème claudélien : pour Claudel, la nature est divine, chrétienne, et sa profusion chante l'Eternel, que chantera à son tour l'écriture torrentielle du poète).

Mauriac abandonnera la poésie en son sens usuel pour se faire, selon la recommandation de Huysmans, "puisatier d'âmes". Façon de vérifier sans cesse le fond de mauvaiseté de l'homme et, peut-être, de compenser par le tableau de l'abjection cette exultation sensuelle-mystique, trop douce pour être honnête.


Compléments : 
1/  Amiel, sur Guérin, 12 janvier 1866 :
"Qu'à sa mort, il ait été chrétien et catholique, et que sa famille ait tenu à le dire et à le redire, son talent a eu une inspiration tout autre, et aucun des bons juges ne s'y est trompé."

2/ Goncourt Journal éd. Cabanès t.3 p. 560 : "Guérin me fait l’effet d’un homme qui récite le credo à l’oreille du grand Pan, dans un bois, le soir. Dans Eugénie, il y a comme un onanisme de piété."