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vendredi 10 juin 2022

Durkheim et Descartes (et Kant)


La thèse de Durkheim sur le suicide est bien connue : c'est l'acte le plus personnel, le plus intime, le plus singulier qui soit. Et pourtant, du point de vue statistique, il présente une stabilité, une régularité parfaites. Comme si l'acte le plus libre était en même temps le plus déterminé. L'individuel et le collectif apparaissent inversés : chaque acte libre concourt à un déterminisme global. 

Cette opposition radicale en fonction du point de vue que l'on prend peut faire songer à celle marquée par Descartes à propos de la liberté humaine et de la préordination divine. On lit dans le premier livre des Principes deux paragraphes parfaitement et irrémédiablement contradictoires sur la liberté humaine, qui peuvent se résumer ainsi. a) par mon expérience immédiate donc indubitable, je sais que je suis libre. b) par ma raison (qui a été démontrée sûre quand elle est bien menée), je vois avec une même certitude que Dieu sait tout et que mes actions ne peuvent être que préordonnées. 

Pour Descartes, ces deux niveaux qui se contredisent ne s'annulent pas, et ne ruinent pas le dispositif intellectuel cartésien, car il s'agit d'une part du fini, et d'autre part de l'infini, qui ne sont pas soumis aux mêmes critères. Du fini à l'infini, la conséquence n'est pas bonne. Deux connaissances peuvent sans difficulté s'opposer si elles procèdent de l'un ou l'autre terrain, et nous ne devons pas nous soucier de ce que, avec notre entendement fini, nous ne puissions comprendre un entendement infini (il n'y a même rien que de très normal à cela). Ces deux niveaux sont par nature incommensurables, incomparables. Ils ne sont donc pas en compétition. 

- titre du § 39 : Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.

- titre du § 40 : Que nous savons aussi très certainement que Dieu a préordonné toutes choses.

- et, à la fin du § 40, la difficulté est non pas résolue, mais considérée comme normale, comme n'étant pas une difficulté :

... nous pourrions aisément nous embarrasser en des difficultés très grandes si nous entreprenions d’accorder la liberté de notre volonté avec ses ordonnances, et si nous tâchions de comprendre, c’est-à-dire d’embrasser et comme limiter avec notre entendement, toute l’étendue de notre libre arbitre et l’ordre de la Providence éternelle.

car celle-ci est infinie.

[Rappel : Descartes distingue et même oppose "connaître" et "comprendre" ; "connaître", c'est comme toucher (partiellement) ; "comprendre", c'est comme "embrasser de la pensée" (comme on embrasse un arbre mais non une montagne).]


Si l'on revient à Durkheim, la loi des grands nombres apparaît alors comme l'équivalent du point de vue divin, qui nous englobe, qui nous est inaccessible et auquel pourtant, par nos actes libres, nous concourons... 


Je doute que Durkheim ait pensé à Descartes (bien que ce ne soit pas impossible). Il a plutôt dû s'appuyer sur Kant, chez qui le point de vue d'ensemble est rapporté (dans une tonalité pré-schopenhauerienne) au "dessein de la nature" : 


Kant, Idée d'une histoire universelle... éd. Denoël p. 26-27 : 

"Quel que soit le concept qu'on se fait, du point de vue métaphysique, de la liberté du vouloir, ses manifestations phénoménales les actions humaines, n'en sont pas moins déterminées, exactement comme tout événement naturel, selon les lois universelles de la nature. L'histoire qui se propose de rapporter ces manifestations, malgré l'obscurité où peuvent être plongées leurs causes, fait cependant espérer qu'en considérant (dans les grandes lignes) le jeu de la liberté du vouloir humain, elle pourra y découvrir un cours régulier, et qu'ainsi, ce qui dans les sujets individuels nous frappe par sa forme embrouillée et irrégulière, pourra néanmoins être connu dans l'ensemble de l'espèce sous l'aspect d'un développement continu, bien que lent, de ces dispositions originelles. Par exemple les mariages, les naissances qui en résultent et la mort, semblent, en raison de l'énorme influence que la volonté libre des hommes a sur eux, n'être soumis à aucune règle qui permette d'en déterminer le nombre à l'avance par un calcul ; et cependant les statistiques annuelles qu'on dresse dans de grands pays mettent en évidence qu'ils se produisent tout aussi bien selon les lois constantes de la nature que les incessantes variations atmosphériques, dont aucune à part ne peut se déterminer par avance mais qui dans leur ensemble ne manquent pas d'assurer la croissance des plantes, le cours des fleuves, et toutes les autres formations de la nature, selon une marche uniforme et ininterrompue. Les hommes, pris individuellement, et même des peuples entiers, ne songent guère qu'en poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels, et souvent au préjudice d'autrui, ils conspirent à leur insu au dessein de la nature ; dessein qu'eux-mêmes ignorent, mais dont ils travaillent, comme s'ils suivaient ici un fil conducteur, à favoriser la réalisation ; le connaîtraient-ils d'ailleurs qu'ils ne s'en soucieraient guère."



mercredi 16 février 2022

Notules (16) : philosophie

 

'Devenir' et 'changement' ne sont pas synonymes. 'Devenir' suppose la permanence d’un être qui se modifie tout en gardant son identité : c’est le même petit poisson qui 'devient' grand. Quant au 'changement' : il y a un état du monde à l’instant t1, où la boule de billard est à tel endroit ; et un instant t2, où elle est ailleurs. Mais on n'a pas besoin d'affirmer que c’est la même qui s'est transformée ; il ne faut pas dire que "la boule a changé de place", mais que la configuration du monde a changé, et qu’on trouve ailleurs la même boule qu’on trouvait auparavant. Le mouvement local n’est pas un devenir ; il est en somme extérieur à ce qui change. Le devenir est un changement qualitatif, d'origine interne à la chose (qui est continue dans son devenir). Le devenir relève du monde antique (aristotélicien, réaliste, finalisé). Le changement relève d'un monde galiléo-cartésien (géométrisé) qui s'accommode très bien de la théologie de la (re)création continuée — qui se fonde même sur elle comme condition de possibilité, puis en révoque la dimension religieuse. [Note : quand Valéry écrit "Regarde-moi qui change !", il veut dire "qui deviens" ; même si on le trouve didactique dans ce Cimetière marin, il est poète]


Les Anciens disaient avec raison que l'Idée du cercle n'est pas ronde. Descartes le montre en remplaçant le cercle dessiné par une équation qui, manifestement, n'est pas ronde. 


Valeur d'usage et valeur d'échange : les "âmes mortes" chez Gogol, sont de nulle valeur d'usage, on s'étonne donc qu'elles puissent avoir une valeur d'échange. C'est une bizarrerie, voire un miracle, produit par les règlements administratifs.


Deleuze : à la fin, quand il est superstar, son élocution est un curieux mélange de Péguy et de Lacan. Sous la fragilité du vieillard, l’appuyé du tyran.


Ce n'est pas l'utilisation qui fait le caractère technique d'un objet. Un objet ne cesse pas d’être technique s’il est en panne ou ne sert plus, car de toute façon, il a été conçu et fabriqué en tant que technique ; ce n’est pas l'utilité qui fait l’objet technique, ni son utilisation, mais le projet de son utilisation, projet réalisé ou non ; l'outil qui reste dans la caisse et y rouille, inutilisable, est aussi technique que l'outil utilisé. 


Antiquité : au commencement est le chaos, et la mise en ordre est partielle, donc provisoire : le fond de désordre demeure latent. Christianisme : Dieu a tout fait, tout est ordre ; les êtres proviennent entièrement d'une pensée ordonnée et ordonnatrice. Modernité : le désordre se retrouve, dans le fond, sous les apparences : dionysisme, Unbewußt. L'ordre devient une illusion, ou une pellicule qu'il faut dénoncer comme telle.


Signe immotivé, saussurien, chez Shakespeare (Romeo and Juliet) : "What's in a name? That which we call a rose / By any other name would smell as sweet."


Principe de réalité. En grec, le même mot (télos) désigne le but et le lointain, donc suggère la distance des lèvres à la coupe. Par une logique implacable et triste, le but n'est tel (désiré) que parce qu'il n'est pas possédé ; si on le possédait, on ne le désirerait pas. Il est à distance, donc lointain, donc il apparaît petit (phila-télie). La bien-aimée lointaine, dont on attend une lettre, ne peut être présente qu'en format de timbre-poste. Tout ce qui est lointain peut être désirable ; toute distance peut être ressentie comme une privation, voire une frustration. D'où la facilité à faire miroiter les lendemains, nimbés qu'ils sont par la distance de la brume bleutée du rêve . 


La "sortie de la religion" selon Gaucher. On pourrait peut-être représenter ainsi cette notion. Dans un premier temps (religieux), la religion est un dôme qui recouvre tout, englobe tout. Puis (sortie) c'est un monument parmi d’autres, avec des gens dedans, dehors, qui peuvent en sortir, y entrer, y rentrer, etc. Ce n’est plus l’englobant ultime, mais une appartenance possible, une inclusion choisie [on passe de Gesellschaft à Wahl Gesellschaft, de 'société' (imposée), à 'société choisie']. 


Fertilité scientifique (esquisse d'une hypothèse). Les chercheurs trouvent un embranchement fructueux. On le suit, le raffine, jusqu'au moment où il devient de moins en moins fertile. Il devient cul-de-sac ; on radote, on piétine. Mais il est très difficile de remettre en cause l'ensemble du chemin, qui en effet a fait ses preuves. Sont alors réputées également irrecevables les propositions qui ne correspondent pas aux critères reçus, que ce soit a) par faiblesse, par ignorance, etc (= par défaut intrinsèque) ; b) ou parce qu'elles fraient un autre chemin pour sortir de l'impasse. Or, si l'on file la métaphore de l'embranchement (qui n'est qu'une métaphore, mais nous ne faisons qu'esquisser une hypothèse), on ne peut se sortir de l'impasse, ouvrir à de grands et sérieux progrès, qu'en rebroussant chemin, qu'en apparaissant rétrograde. Cela, les juges de la scientificité ne peuvent l'accepter. Comment en effet faire le départ entre ceux qui sont rétrogrades par incapacité (les plus nombreux, assurément) et ceux qui le sont en tentant une autre approche, qui sera peut-être (peut-être) une révolution scientifique ? Pour prendre un exemple extrême : la science cartésienne avait complètement discrédité toute forme d'action à distance ; ceux qui la soutenaient étaient considérés (souvent à raison) comme des scolastiques attardés. Mais Newton inaugura une nouvelle voie splendide en donnant l'impression de revenir à l'action à distance, — en fait en la pensant autrement. Il y a un moment où le sérieux méthodologique devient un conservatisme et où le génie apparaît comme inepte ; mais quand ? Manet, Renoir, Picasso, "ne savaient pas dessiner". 


L'ennui comme moteur. Il fait monter la pression (cf. Valéry sur l'ennui perceptif). Si bien qu'on en vient à l'exaspération : "N'importe quoi plutôt que ce rien !". Agir devient un besoin impérieux, de type biologique : un besoin de se sentir exister. Les militaires l'ont bien compris. Cf. les expériences de caserne de Jules Romains ; et Delibes, L'étoffe d'un Héros (p. 271) : "Sur le bateau-école, Ils t’apprennent à t’emmerder pour que rien de ce qui t’arrive après dans la vie ne te paraisse grave. Voilà toute leur école."




dimanche 13 février 2022

Revel et la philosophie

 
    Jean-François Revel était intelligent. Il était agrégé de philosophie. Il n'était pas philosophe. Cela arrive : autre exemple, Lévi-Strauss qui a fait une œuvre théorique considérable en court-circuitant la philosophie — mais les raisons qu'il avance portent contre l'enseignement, plus que sur l'essence de la philosophie.
    Revel voyait dans la philosophie la concurrente de la science ; concurrente inévitablement vaincue donc. Pour lui, Descartes ne pouvait être qu'inutile et incertain (il reprit la formule de Pascal comme titre de son livre). Le contenu scientifique du cartésianisme étant périmé, Descartes est périmé. On peut certes, sur cette base qui n'est pas irrecevable, écrire une Histoire de la philosophie occidentale ; mais le projet a vraiment quelque chose de paradoxal. Revel avait songé à faire une thèse qui aurait porté sur l'esthétique de Hegel, ou plutôt (question légitime) sur les œuvres d'art que Hegel connaissait effectivement, sur les exemples qui sous-tendaient cette très vaste entreprise. Ne trouvant pas de directeur pour cela, il renonça, manifestement sans grand regret. Ensuite, il édita, en en faisant un bel éloge, des textes de Taine, on ne peut plus positivistes, sur l'art italien (Voyage en Italie : plus les œuvres donc que les théories). C'est plus cohérent que la rédaction de l'histoire d'une discipline à laquelle on ne croit pas.
   Son point de vue sur la philosophie consiste donc à la réduire à sa prétention de régente des sciences - ce qu'elle n'est plus guère, en effet, depuis pas mal de temps.
Dans le domaine politique qui était son terrain principal, il s'est largement consacré à dénoncer la dévotion pour les dictatures de type soviétique chez des gens qui n'étaient pas des crétins. L'entreprise était salubre et courageuse à une époque où il était impératif de se prosterner aux pieds des tyrans russes, cubains, chinois, et autres. Ses livres fournissent une quantité impressionnante (déprimante) d'exemples de cet asservissement volontaire au mensonge criminel, et montrent qu'en ce domaine, la vérité est inutile ; Revel récrit à sa façon l'aphorisme de Valéry : "Le faux n'est pas soluble dans le vrai".
   Mais c'est là justement que son travail trouve ses limites. Cet aveuglement demeure inexplicable. Revel accumule les illustrations du fait, mais ne donne pas d'explication. C'est conforme à son attitude anti-philosophique : il faudrait s'aventurer dans des constructions compliquées en raison même de leur caractère hypothétique, dans des spéculations seulement possibles, probables, et finalement subjectives. Sur quel terrain même se situer ? psychanalyse ? psychiatrie ? morale ? épuisement vital ? besoin de religion ? Chaque point de vue a sa plausibilité, et récuse donc les autres.
  À l'époque où paraissaient les livres de Revel, je faisais une thèse (de philosophie) sur le refus d'apprendre, la réticence à se cultiver, la résistance au changement, le refus du vrai ; pour l'homme de la Caverne, la lumière signifie la douleur de l'éblouissement. Je voyais ces thèmes non dans le domaine politique ni psychanalytique, mais principalement éducatif, pédagogique. J'aurais pu néanmoins trouver dans Revel quelque chose à glaner, des perspectives desquelles m'inspirer. Mais je n'y trouvais que des faits, des cas ; pas d'explication.
   Revel évoque l'origine personnelle de son intérêt pour ces aberrations mentales et, ce faisant, il esquisse une piste qui se révèle très vite une impasse. Dans sa jeunesse, il aimait une femme qui était sectatrice de Gurdjieff, et il se retrouva embarqué dans ces eaux troubles. Quand il revint à la raison, il fut sidéré d'avoir pu adhérer à des inepties qui étaient aux antipodes de son tempérament. Puissance de l'amour, qui est aveugle, et aveuglant. Revel considéra ensuite que l'aveuglement procommuniste devait être aussi absurde, donc aussi inexplicable. Que c'était comme une réédition du "mystère d'iniquité" paulinien.
   Peut-être avait-il raison dans son refus de philosopher. Peut-être ne faut-il pas chercher d'explication générale aux phénomènes. Il est peut-être salubre d'être frustré. Mais c'est s'interdire de porter remède à ce mal dont on ignore les causes même si on en connaît bien les effets. C'est considérer que les esprits sont sujets à une dérive et que l'on peut éventuellement en sauver quelques-uns en leur montrant l'aberration de ce qu'ils soutiennent. La vérité aurait alors une utilité, mais seulement marginale : empêcher quelques-uns de sombrer dans l'aberration, ramener à la lucidité ceux qui n'étaient pas encore entièrement aveuglés, hâter le réveil de ceux qui n'étaient pas loin de sortir de leur somnambulisme. 


mercredi 26 janvier 2022

Zola et le miracle

 

J'ai eu, jadis, l'énergie et le courage de lire le Lourdes de Zola. C'était presque uniquement en vue d'une comparaison avec Huysmans que j'avais ingurgité ce très gros et pénible volume. Pas mauvais, mais pénible, car Zola y est plus Zola que jamais. 

Les lecteurs universitaires (je ne m'en excepte pas) en retiennent en général un paragraphe bien marquant (assez huysmansien) pour illustrer la notion rhétorique (d'ailleurs très fumeuse) d'hypotypose : 

"... comme il passait dans la même eau près de cent malades, on s'imagine quel terrible bouillon cela finissait par être. Il s'y rencontrait de tout, des filets de sang, des débris de peau, des croûtes, des morceaux de charpie et de bandage, un affreux consommé de tous les maux, de toutes les plaies, de toutes les pourritures."


J'en retiens autre chose, non un passage, mais un dispositif narratif très ingénieux et efficace, philosophiquement intéressant. Un jeune prêtre, qui doute, est amoureux d'une jeune femme mystérieusement paralysée (tout ceci est vrai comme la vie ! Nabokov dirait "it is all very compelling and true to life"). Il apprend, de la bouche d'un ami médecin, les étapes et les conditions classiques d'une guérison prétendue miraculeuse, aussi psychosomatique, de fait, que la maladie qu'elle supprime. On va voir si c'est vraiment comme ça. 

Le prêtre et la jeune femme vont à Lourdes (descriptions, documentaire, reportage) où se déroulent les rituels (redocumentaire) qui aboutissement bien sûr à la guérison, exactement comme prévu par la médecine : ardente persuasion, fatigue, tension nerveuse, foule unanime, etc. Le prêtre a donc la confirmation parfaite des thèses médicales au moment même où la jeune femme a la confirmation parfaite du caractère miraculeux du pèlerinage*. Autrement dit (et c'est là à mon avis l'intéressant du roman), l'un a la confirmation de la continuité du temps : tout se passe dans la nature conformément à des règles implacables de succession des causes et des effets. L'autre a la confirmation de l'intervention divine venant rompre la continuité du temps naturel, la rigidité des lois du monde. 

Dans un passage essentiel de la Critique de la raison pure, Kant expose que les lois de la nature ne peuvent être enfreintes, car elles sont régies par quatre principes,. En latin : "non datur saltus, non datur hiatus, non datur casus, non datur fatum"

Pour la version intégrale, voir : 

https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Kant_-_Critique_de_la_raison_pure,_I.djvu/293

Autrement dit, il n'y a pas de cas particulier qui briserait la continuité du temps du fait d'une intervention surnaturelle. Il n'y a pas de miracle. 

Zola voulait une situation exemplaire ; il l'a fort bien construite. Il conclut (il laisse conclure) que les prétendus miracles ne prouvent pas l'intervention divine, mais confirment encore plus, au contraire, l'intangibilité des lois naturelles, à condition de tenir compte, parmi elles, de facteurs psychologiques et psychosomatiques que la médecine est en train d'étudier (c'est la grande époque de l'hystérie). Si on ne suit pas Zola, on peut considérer que les hypothèses psychosomatiques sont de fragiles constructions, alors que la toute-puissance divine est d'un autre calibre. 

Mais on doit en tout cas conclure qu'un fait, si spectaculaire soit-il, ne prouve rien en lui-même, et n'a de sens qu'en fonction d'une interprétation globale. Ce n'est pas le fait qui valide les présupposés. Ce sont les présupposés qui qualifient le fait. 


* TLF : Fréq. abs. littér.: 675 dont 78 pélerinage



jeudi 13 janvier 2022

"Ma vie"

 

    "Ma vie..." ; drôle de possessif... Vie que je possède, ou qui me possède ? Dont je suis tout au plus locataire, usufruitier. Je suis plutôt dépossédé de "ma vie" par "la vie" (anonyme, aveugle) dont je suis le pantin (Schopenhauer). Une vie que je "dois" à mes parents (ou, jadis, à Dieu) ; donc je dis "ma" vie comme je dirais "mes dettes". Chez Simenon, on dit "mon juge"... (chez Queneau : "Alors, il l'a arrêté, le gendarme, son voleur ?"). On dit "mon patron", "mon bourreau" : il ne m'appartient pas, mais le fort lien de dépendance fait partie de "ma" vie.

   La vie, j'y tiens, ou plutôt elle me tient, par un instinct de conservation que je ne peux déraciner. Madame de Sévigné, selon A. France, disait "cette chienne de vie". Je ne sais pas dans quel contexte. Mais je doute que la Marquise parlât une langue argotique. Elle devait prendre le mot 'chienne' au sens propre : un animal qui, lorsqu'il mord, ne lâche pas le morceau. En l'occurrence, le morceau, c'est moi... 

    Au cœur de "ma" vie, y aurait-il "mes" désirs ? Illusion, car j'en suis dépossédé par les autres, qui me les dictent secrètement (Girard). 

"Ma vie" au sens de "mon existence" ? ma biographie, généralement non-écrite, mais qui pourrait l'être. Elle est constituée surtout de ce qui m'arrive (du dehors, qui m'échoit, qui me tombe dessus) ; et, très peu, de ce que je fais, de ce que je choisis (ou crois choisir). Toute imprégnée de l'époque, du milieu, et, pire, de mes refus de cette époque et de ce milieu. 


De "ma vie", même sans prendre en considération les contraintes et aléas du travail, du quotidien, de la santé, de l'histoire, il ne me reste pas grand-chose en propre.

 

 

mercredi 12 janvier 2022

Notules (14) philosophie


Vers la fin du XIX° siècle, on passe de l'éloge du réel à l'éloge du possible. Un bon tiens  vaut moins désormais que deux tu l'auras. Les oiseaux dans le buisson valent mieux désormais que l'oiseau dans la main, etc. Valéry, Musil, Montherlant, Gide, etc. La multiplicité des possibles co-inexistants a une plus riche musicalité qu'un seul existant, car la sensation subjective, ici aussi, prend le pas sur la présence réelle (cf. le passage de la calologie à l'esthétique, etc.). Il y a un rêve moderne comme il y eut un rêve romantique, et le second paraît étroit au premier. Symbole de ce changement : Lamartine, "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé", corrigé par Giraudoux : "Un seul être vous manque et tout est repeuplé."



Révolte et révolution. Sous des apparences voisines, c'est le contraire. La révolte est un effet, la révolution est (ou se veut) une cause. La révolte relève de la causalité mécanique : on ne supporte plus, le couvercle saute, mais on n'a pas de projet ; on est poussé, vis a tergo). La révolution relève de la causalité finale ; l'ordre actuel est insatisfaisant, et on a un plan de transformation (vis a fronte). 



Le dos, c’est ce qui est vu, et ne voit pas (Merleau-Ponty, J. Hyppolite). C'est très net chez Degas : on voit, souvent de dos, des femmes qui ne nous voient pas ; il y a une inégalité, une distance foncières entre regardeur et regardée. 



L’aristocrate et le serf étaient tous deux liés à la terre ; le serf appartenait à la terre, et la terre appartenait à l’aristocrate. Mais, par la possession, l'aristocrate était lié à la terre. Cela créait quand même un parallélisme, et une sorte de communauté, un enracinement commun, une solidarité inéquitable. L'aristocrate portait le nom de la terre : elle le baptisait. 



La création (cartésienne) des vérités marque le primat de sa puissance, que l'on a pu dire ainsi déraisonnable, folle. De même chez Louis XIV, à propos des futiles distinctions qui enflammaient les courtisans : "C'est un des plus visibles effets de notre puissance que de donner quand il nous plaît un prix infini à ce qui de soi-même n'est rien."



Baudelaire, à la fin, aphasique, ne disposant plus que d'un seul mot, diversement modulé dit-on : "Crénom !" Ressemblance frappante avec l'état inchoatif de la conscience tel que décrit par Rousseau à propos du bébé : "sʼil a faim ou pleure ; sʼil a trop froid ou trop chaud, il pleure ; sʼil a besoin de mouvement & quʼon le tienne en repos, il pleure ; sʼil veut dormir & quʼon lʼagite, il pleure." Et aussi (ce n'est pas un hasard, le second ayant le livre du premier sur sa table de travail), Hegel, à propos de la conscience la plus naïve, qui ne peut que désigner telle ou telle chose, et disant invariablement "il y a ".



La liberté qui s'annule ; par une irrésistible pesanteur, on revient à son aliénation. Bouvard et Pécuchet, copistes, finissent par ne plus rien faire que copier. Monsieur Bougrelon (dans la nouvelle de Huysmans) ne supporte pas la retraite et reconstitue son bureau de gratte-papier à domicile. Les piteux héros de Courteline, (Le Train de 8h47) soldats presque toujours contraints de marcher, se voient octroyer la possibilité de voyager en train (un grand luxe !). Mais par bêtise, par formatage mental, ils gâchent cette chance et finissent par... marcher. Comme le chien revient à son vomissement. 



 Si Platon et Aristote représentent deux doctrines, c'est parce qu'ils partent de deux attitudes, deux postures premières qui perdureront, mettant de la confusion dans les problèmes philosophiques. Platon part d’un point de vue moral ; il pense à ce que les êtres et les choses devraient être ; il éprouve donc une constante amertume qu’ils en soient aussi loin. Au fond, il fait de l’axiologie en permanence, et cela colore sa pensée en tous domaines. Tandis qu’Aristote commence par constater, voir ce que les êtres sont ; il commence par apprendre le réel ; ensuite, éventuellement, on pourra le juger. Paradoxe : sa pensée est plus pure que celle de Platon, précisément en ce qu’il ne vise pas dès le départ à la pureté, en ce qu'il ne mêle pas observation et jugement. Avec Aristote, le fait de ne pas prendre en compte la pureté axiologique permet la pureté méthodologique. Avec Platon, l’inverse.  



mardi 11 janvier 2022

Théorie et pratique : pyramides

 

  La construction la plus sûre, la moins sujette aux dégradations, même aux mouvements telluriques, c'est la pyramide.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pyramide_de_Kh%C3%A9ops#/media/Fichier:Great_Pyramid_of_Giza.jpg

Les pyramides d'Égypte sont intactes ; si elles présentent signes d'usure, c'est dans la mince couche de pierre qui les recouvrait. Dès sa conception géométrique, la pyramide se garantit le maximum de repos, d'appui, d'inertie. La pyramide aztèque est efficace aussi : des parallélépipèdes entassés, de plus en plus étroits, en somme une pyramide à marches. 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pyramide_de_Kukulc%C3%A1n#/media/Fichier:El_Castillo_Stitch_2008_Edit_1.jpg


Mais on peut tenter (surtout avec les matériaux modernes de construction, béton armé etc.) l'inverse de la pyramide aztèque : sur un parallélépipède, on en pose un autre, un peu plus grand, soigneusement placé, pour que le centre de gravité reste bien au centre. 

https://www.2tout2rien.fr/letrange-immeuble-de-la-radio-slovaque-en-forme-de-pyramide-inversee/

On peut se permettre qu'une partie ne repose pas directement sur le socle ; elle dépasse, mais ne sombre pas. Cette partie est en "porte-à-faux" : elle n'est pas au-dessus de son centre de gravité. Mais elle tient. On élève ainsi une sorte de pyramide posée, sinon sur la pointe, du moins sur une base très étroite. C'est merveilleux, d'autant qu'il n'y a pas de raison de ne pas répéter l'opération un nombre indéfini de fois. Ça doit toujours tenir. En principe. En théorie. Car, dans la théorie, on ne tient pas compte des éventuels facteurs extérieurs. Or, en pratique, il y aura des bourrasques qui renverseront aisément l'audacieux édifice. Le passage d'un moustique pourrait suffire... 


Analogiquement : on peut être prudent et n'avoir de finance que basée sur un substratum économique correspondant, et même, par sûreté, un peu plus large. C'est-à-dire faire la pyramide aztèque. Là, le vent peut souffler, comme on dit. Mais on peut aussi dépasser financièrement le substrat économique réel, et jouer sur ce différentiel merveilleux, ce 'porte-à-faux' où l'on s'appuie sur l'irréel. C'est la spéculation. Et il n'y a pas de raison de continuer à entasser des étages de plus en plus larges sur des bases toujours aussi étroites. Il y a dans cette liberté quelque chose d'enivrant que l'on appelle la "fièvre de la spéculation", qui met à la merci d'une bourrasque de moins en moins violente, voire d'un souffle... 


Autre analogie. Bien des philosophes (Hume et Bergson par exemple) ont dit que nos idées, pures, abstraites, ne valent qu'appuyées sur une expérience qui les authentifie. Si l'on s'aventure au-delà, on construit en porte-à-faux - pas forcément sur du vide, mais en tout cas au-dessus du vide. On se risque : par exemple le raisonnement par analogie doit nous permettre, par transposition, d'appliquer un schéma connu par expérience à un domaine dont on n'a pas l'expérience. Là aussi, cette possibilité de dépasser l'expérience a quelque chose d'enivrant (sentiment de puissance illimitée). On retrouve (est-ce un hasard ?) les mêmes mots de "spéculation" et de "fièvre", qui font bien mauvais ménage avec la raison. La philosophie "spéculative" est celle qui fait une confiance absolue à la raison, à la raison pure et seule, même si ses conclusions sont démenties par la pratique, par l'expérience. La 'critique' de Leibniz par Voltaire dans Candide est certes un peu simplette, mais elle se place au fond sur le bon terrain. Le penseur, à partir de principes peut-être vrais bâtit un système qui, à mesure qu'il s'élève, se rend de plus en plus vulnérable au moindre souffle de la pratique. Aurait-il été pertinent que Voltaire rédigeât un long traité pour dénoncer d'éventuelles fautes de raisonnement de Leibniz ? Il montre seulement qu'un coup d'épaule renverse l'édifice de l'optimisme. 


Cela n'empêche pas la "maison de la cascade" de Wright d'être une des plus belles qui soient, avec ses dalles en porte-à-faux impressionnant. Mais c'est un porte-à-faux soigneusement calculé, pas un entassement fiévreux qui augmenterait inconsidérément le risque. Toutefois, en cas de séisme, cela résisterait moins que Gizeh.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_sur_la_cascade#/media/Fichier:Fallingwater_-_DSC05639.JPG



vendredi 24 décembre 2021

La philosophie facilitée (Gide, Hegel)


   Gide dit (en substance) qu'il n'y a pas de problème si ardu qu'il n'y ait un chemin facile pour y amener. Cela me semble assez vrai, du moins pour bien plus de problèmes qu'on ne le croirait, et je pense que la première tâche du professeur (je sous-entends "de philosophie") doit être précisément de repérer et d'indiquer de tels chemins.
  Ainsi, il m'est arrivé de proposer à mes étudiants une telle initiation à l'aspect phénoménologique de la pensée de Hegel, sujet qui peut être très ardu, en le présentant, en germe (in nuce), dans une formule de trois syllabes familières : "J'étais con !".
   La pensée est l'affaire de quelqu'un qui dit 'je' ; qui s'exclame (dimension affective), qui change d'opinion, qui se renie, qui se déjuge, qui se désillusionne. La vérité n'apparaît que comme négation de l'erreur, comme négation rétrospective, et, nécessairement, pas gaie. Apprendre, c'est apprendre qu'on s'est trompé. La vérité est tardive (nachdenken, réfléchir, c'est mot-à-mot "penser après") ; elle est le fait de la conscience âgée. Il n'y a de vérité que 'devenue', c'est-à-dire erreur surmontée, dépassée. Cette ascension vers le vrai se fait en chutant de haut. Le chemin de la vérité n'est pas séparé du chemin de l'erreur, des erreurs : c'est le même. L'apparition du vrai n'est pas une joie, mais une catastrophe ("apo-calypse" signifie ré-vélation et horreur). Je juge maintenant de ce que je fus ; mon jugement est meilleur (Hegel : "le présent est ce qu'il y a de plus haut") ; mais il n'est peut-être pas définitif (il ne le sera, ne le serait, que dans le "savoir absolu").
    Dans un premier temps, j'ai honte d'avoir été si con (Hegel : "la honte que quelque chose ait été appris" ; ou Valéry : on est "dur pour le jeune homme qu'il faut bien souffrir d'avoir comme aïeul"). Mais bientôt, je comprends qu'il faut du temps pour apprendre, et que ces étapes dans l'erreur (étapes longues et nombreuses) sont nécessaires. Je me réconcilie ainsi avec moi-même. Le "J'étais con !" n'est plus un cri d'horreur et de honte, mais une constatation vaguement amusée, concernant un moi très ancien (Valéry : "Et ce jeune soleil de mes étonnements / Me semble d'une aïeule éclairer les tourments").
    Ensuite, on peut lire Le Gland et la citrouille, Cosí fan tutte, ou même on peut passer à Hegel.

 

dimanche 19 décembre 2021

L'opinion de l'instant


La pensée dite "du soupçon" est déjà présente, discrètement, chez Voltaire. Les bonnes conditions de vie inclinent à avoir une philosophie optimiste ; cf. Candide, chap. XX "quand il songeait à ce qui lui restait dans ses poches, et quand il parlait de Cunégonde, surtout à la fin du repas, il penchait alors pour le système de Pangloss". Ce "surtout à la fin du repas" est délicieux ; une bonne digestion est une sorte de paix avec soi-même et avec le monde ; d'où le sentiment que le monde est bon. Autre soupçon (bien connu) de pensée du soupçon chez Montaigne I, XXVI : " A qui il grêle sur la tête, tout l'hémisphère semble être en tempête et orage." À voir ces deux formules, on pourrait se demander (simple hypothèse) si le soupçon de jadis ne portait pas surtout sur des conditions provisoires de celui qui juge (bonne digestion, grêle), plus que sur ces conditions globales, sociales surtout, qui seront en revanche mises en valeur par les pensées du soupçon proprement dites, au XIX° et au XX° siècles. On insistait jadis sur les biais (come on dit maintenant) apportés par la fugacité. 

 De même Montesquieu, Lettres persanes, 75 : "Je crois à l'immortalité de l'âme par semestre ; mes opinions dépendent absolument de la constitution de mon corps ; selon que j'ai plus ou moins d'esprits animaux, que mon estomac digère bien ou mal, que l'air que je respire est subtil ou grossier, que les viandes que je digère sont légères ou solides, je suis spinoziste, socinien, catholique, impie ou dévot." 

De même pour les choix essentiels de la vie. Les Anciens décidaient si l'homme devait ou non se marier. Mais Fontenelle, à qui l'on demandait s'il n'avait jamais songé se marier, répondait : "Quelquefois, le matin..."


dimanche 21 novembre 2021

Du perçu au conçu - et retour ? (suite)

 

continuation de

http://lecalmeblog.blogspot.com/2021/11/du-percu-au-concu-et-retour.html


Si le centre de gravité passe de la chose au sujet, on passe donc du même coup d'un monde d'êtres à un monde de relations. L'objet n'est plus un absolu ; il devient relatif au sujet. Mais aussi va se renforcer le rôle des relations que le sujet va pouvoir établir entre les objets ; il va pouvoir les établir à son gré, selon le mode de ressemblance ou de dissemblance qui lui convient. Il n'y a pas de ressemblance dans les choses en elles-mêmes ; il n'y en a que pour un sujet percevant ou pensant qui les établit tout autant qu'il les remarque. Il n'y a pas de comparaison sans un sujet comparateur ; hors d'un sujet comparant, une montagne n'est pas "plus grosse" qu'une souris. La liberté qu'a le sujet de mettre "en regard" (le mot convient très bien) des choses entre elles s'inaugure de façon très rationnelle et infiniment fertile avec Descartes, par exemple dans la très importante Règle VI. 

À la Renaissance, les "signatures" reliant les choses étaient objectives, ontologiques ; la plante qui guérit les yeux ressemblait en elle-même à un œil, comme signe institué par Dieu ou par une providence quelconque. [Le poète romantique y reviendra dans une certaine mesure en affirmant que les correspondances qu'il perçoit ont valeur ontologique et universelle, et pas seulement psychologique et personnelle].

Quand le sujet devient la référence peuvent apparaître des relations de toutes sortes : ressemblances, analogies, métaphores, comparaisons, contrastes, décalages, échos, images, confrontations, associations, parallèles, symboles, figures, allégories, paraboles. De deux choses, selon le regard qu'on y porte, on peut dire qu'elles se ressemblent par la couleur, ou qu'elles dissemblent par la forme, ou qu'elles diffèrent par le poids, etc. En elles-mêmes, elles ne ressemblent ni dissemblent ni diffèrent : elles sont seulement disponibles pour diverses mises en relation, pour un nombre illimité d'interprétations.

Avec le primat du sujet, "interprétation" devient le maître mot, qui combine la vertu d'initiative et le danger de subjectivisme. 



mardi 16 novembre 2021

Du perçu au conçu - et retour ?

 

(Panorama de la pensée occidentale)

1/ la relation naturelle au monde, tel qu'il apparaît ; la perception ; la vision 'naïve' - mais qui n'est désignée comme telle que du point de vue de l'étape suivante (le naïf, par nature, ne se sait pas naïf).


2/ la raison (la contradiction rationaliste) ; ne plus voir, mais penser ; ne plus compter, mais mesurer ; se détacher du monde, rejeter les apparences (de Platon à Descartes, de la Caverne au poêle). Mais c'est bien  peu respirable pour la sensibilité . D'où le passage à :


3/ la phénoménologie, les choses telles que perçues, le retour aux choses mêmes. Désormais, se débarrasser des concepts (ceci, particulièrement sensible en esthétique : retrouver la vision innocente, le regard d'enfant). 

Cette 3° étape ressemble beaucoup (comme il se doit) à la première. Est-elle synthèse, partage des tâches et compétences ? En ce cas, entre raison et vécu, chacun son domaine (Bachelard). Ou bien est-elle régression, mélange des genres ? La relégitimation du ressenti est-elle un équilibre trouvé entre raison et affects, ou bien une contamination de la (difficile) faculté de penser par la (facile) faculté de sentir ? Autrement dit : la dictature du micro-trottoir. 


De 2 à 3, on est passé de : ontologie et rationalité à : phénoménologie et affectivité. Désormais, c'est le primat du vécu. On est passé, singulièrement, du beau (dans la chose) à l'esthétique (dans la perception de la chose). La fracture se produit au XVIII° s., qui est à la fois le siècle de la raison (Lumières, lumière naturelle), et celui de la sensibilité (Baumgarten, Sterne, Diderot, Austen). Au XVIII° s., on est encore cartésien mais on est aussi empiriste (Hume). On sent chez Rousseau le grincement entre une persistance platonicienne et une aspiration romantique. La "poésie" devient une manière de vivre et se sentir, et cette priorité de l'affect va se généraliser. La philosophie va se rapprocher de l'esthétique, voire se régler sur elle (Nietzsche). 

Par exemple, on passe de la métaphore motivée et présentée comme telle, à de curieuses inversions. Valéry, prétendu classique, nous montre "Ce toit tranquille", pour nous révéler seulement ensuite qu'il s'agit de la mer, perçue comme un toit (il fut critiqué pour cette inversion de l'ordre rationnel / traditionnel). De même, quelques années plus tôt, chez Apollinaire : "Bergère, ô tour Eiffel", au lieu de "Tour Eiffel, ô, bergère..." qui n'aurait été moderne que par le contenu (la construction métallique) et non par la forme, seule vraiment importante.

J'ai déjà été amené à dire que, dans la littérature française, le progrès de l'antéposition de l'adjectif, qui est plus affective que sa postposition, crée un léger flou où la qualité éprouvée subjectivement flotte sans substrat objectif. Or ce n'est que de façon accidentelle que cette antéposition est un anglicisme ; foncièrement, elle signale la présence et l'autorité de la poésie dans la prose même. 


[à suivre : http://lecalmeblog.blogspot.com/2021/11/du-percu-au-concu-et-retour-suite.html]

 

cf. 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/12/rousseau-subjectivite.html

 


mercredi 20 octobre 2021

Philosophie et patins d'appartement


Jadis, à la radio, un "philosophe", invité attitré des média les moins exigeants, racontait (en substance) ceci : "étant étudiant, ou lycéen, j'avais un prof de philo que j'admirais beaucoup. Un jour, avec quelques camarades, nous avons eu l'honneur d'être invités chez lui. Et nous avons vu que, pour obéir à sa femme, il marchait sur des patins. Cette soumission l'a complètement déconsidéré à mes yeux, toute mon admiration s'est évanouie". 

Cela indique clairement que cette admiration ne portait pas sur une pensée, mais sur une image. Et le fait que le penseur largement adulte ne se fait nulle critique rétrospective montre qu'il n'a guère changé. C'était, c'est encore l'admiration pour une allure, un style, une apparence - pour ce qui se voit sur la scène de la classe ou sur le plateau de télévision. Ce penseur médiatique (oxymore) nous dit en somme : un vrai penseur, ce n'est pas celui qui a des exigences intellectuelles ; c'est celui qui ne met pas de patins, celui qui a une posture de penseur, de rebelle, etc.  Une telle conception serait excusable venant d'un couillon lambda qui n'a jamais lu ce que dit Hegel sur le grand homme vu par son valet de chambre, ni entendu parler du Contre Sainte-Beuve de Proust, ni du Monsieur Teste de Valéry, ni du Chevalier de la Foi de Kierkegaard. Mais venant d'un homme qui, on peut l'espérer, a lu tout cela puisqu'il est professeur de faculté... Cette anecdote ainsi rapportée montre que ledit penseur est un homme de média ; un sainte-Beuve de la pensée, une pipelette de la philosophie, qui voit les grands homme du point de vue de leur valet de chambre. Un couillon lambda, mais très prétentieux et, pire que tout, influent. 


 

mercredi 12 février 2020

Sommeil, poésie, pensée


Pindare devint un poète élu des Muses quand, s’étant endormi, une abeille vint déposer du miel sur sa lèvre, faisant de lui un chrysostome. De façon analogue, Esope s’endort dans un jardin et se relève libéré de son bégaiement. De façon plus lointaine, mais selon le même schéma, Saül sur le chemin de Damas tombe de cheval, perd connaissance, et se relève chrétien. 
Platon, dans le mythe des cigales (mythe inventé par lui, donc allégorie déguisée en mythe), explique qu’il vaut mieux ne pas faire la sieste après le repas, et qu’il vaut mieux philosopher : on sera entendu par les cigales, qui le rapporteront à la Muse de la philosophie, (probablement Calliope aux beaux yeux, Muse de la theoria, de l’intuitio) qui en sera flattée, et en retour favorisera ses servants. 
La pensée rationnelle est donc présentée comme analogue à l’activité artistique, puisqu’elle est sous la protection d’une Muse. Mais la grâce y est la récompense du travail (ce qui est paradoxal) : il ne faut pas dormir, mais réfléchir, ne pas perdre sa lucidité. 
En somme, le mythe de la Muse philosophique n’est pas un mythe, et l’inspiration, la faveur divine, y sont le fruit de la transpiration. Dans une philosophie rationaliste, cela n’a rien d’étonnant, et cela durera longtemps, peut-être jusqu’à cette fable pré-hegelienne qu’est Le Gland et la citrouille : La Fontaine nous y montre un lourdaud qui, lorsqu’il réfléchit, ne fait que creuser le sillon de son erreur, et qui ne passe à la vérité que quand il dort. Là aussi, c’est la nature qui vient le bénir, non point par un miel symbolique et bienfaisant sur sa lèvre mais plus rustiquement par un gland qui blesse cruellement son nez. Cette fable peut être dite pré-hegelienne car elle suppose que l’exercice de la rationalité abstraite ne mène qu’à des erreurs, et qu’il faut au contraire intégrer des expériences douloureuses pour accéder à la vérité. 
La tentative platonicienne de donner à la philosophie le statut d’un art est donc peu convaincante (dans le mythe des cigales en tout cas). La pensée de l’expérience subie et dépassée, que Hegel systématisera, reprend en revanche, de façon plus convaincante, quelque chose de la passivité de l’inspiration poétique (le sommeil, l’intervention extérieure), pour en faire le point de départ de la rationalité vraie. Mais ce n’est plus par le biais du délice : c’est par la grâce paradoxale de la douleur. 



mercredi 30 octobre 2019

Diderot : le cheval de Jacques


[quelques remarques philosophiques très très simples]

Le cheval de Jacques le Fataliste a un comportement singulier : une nette propension à aller vers les gibets. Jacques y voit une lugubre prémonition. Le Maître fait alors cette réflexion : 
« Si cet animal n'est pas inspiré, il est sujet à des lubies. » 
Autrement dit, deux hypothèses lui viennent à l’esprit : 1/ par une inspiration surnaturelle, divine ou magique, le cheval se fait le messager du destin 2/ le cheval est dérangé et ses comportements sont dénués de toute signification. 
Dans le premier cas, on a affaire à une cause surnaturelle, dans le deuxième, à une cause naturelle mais parfaitement arbitraire, un pur désordre. Dans le premier, une rigoureuse nécessité ; dans le deuxième, une totale contingence. Signe surhumain, ou radicale insignifiance. 
La suite montrera l’insuffisance de cette alternative très binaire. Le surnaturel n’envoie pas de signes dans le monde (non datur fatum, dirait Kant), mais il n’y a pas non plus de hasard dans le monde (non datur casus, dirait le même). Dans le monde tout se passe conformément à une règle. En l’occurrence, c’est l’habitude, la répétition (notions fort prisées au siècle de Hume) qui expliquent la bizarrerie : le cheval appartenait à un bourreau. Rien de mystérieux, de transcendant, ni de hasardeux. Juste la répétition concrète qui creuse son chemin, qui fait son lit, qui creuse sa routine, créant ainsi une singularité qui ne relève d’aucune aberration. 
Ce qui est immanent n’est pas pour autant livré à l’irrationnel, à l’aléatoire, mais relève d’une causalité toute terrestre ; l’irrégularité apparente relève d’un régularité plus discrète que l’on peut repérer et, éventuellement, cultiver ou éviter pour obtenir ou empêcher certains effets. 
Déjà, un siècle et demi plus tôt, à propos de l’animal conçu comme pure machine, mais machine en quelque sorte « reprogrammable » :
 Descartes, Lettre à Mersenne, 18 mars 1630 : 
« … si on avait bien fouetté un chien cinq ou six fois au son du violon, sitôt qu'il ouïrait une autre fois cette musique, il commencerait à crier et à s'enfuir 



samedi 12 octobre 2019

Descartes et Valéry : le créateur et son public


La plupart des philosophes qui ont fait de la théologie rationnelle (étude de Dieu à l’aide des seules ressources de l’esprit humain, indépendamment donc de la révélation) ont considéré que, la Raison était en Dieu, était Dieu, était une des dimensions essentielles de Dieu. Le Dieu incréé est raisonnable par nature. 
Descartes a osé une thèse inverse, rare, passablement scandaleuse, dite « doctrine de la création des vérités éternelles », à savoir : les vérités (qui constituent la Raison) ont le même statut que les autres choses ; elles ont donc elles aussi été créées par Dieu. Elles ne font pas partie de la « nature » de Dieu, mais sont librement établies par lui. Autrement dit, elles auraient pu être autres ; elles sont donc « contingentes ». La somme 2 + 2 aurait pu ne pas être égale à 4. Mais pour nous, entendements finis, la vérité 2 + 2 = 4 est nécessaire, ce qu’elle n’est pas pour Dieu. Les vérités sont nécessaires du point de vue humain, mais contingentes du point de vue divin. Comme souvent chez Descartes, une chose peut être qualifiée différemment selon le point de vue où l’on se place. Il y a donc une disparité essentielle entre les entendements finis des hommes et l’infinité de Dieu. Nous ne pouvons en aucune façon penser autre chose que 2 + 2 = 4, mais nous devons savoir que pour Dieu, ce n’était là qu’une option, portée à l’existence selon des critères qui nous sont radicalement inaccessibles. Créateur (infini) et créatures (finies) ne sont pas logés à même enseigne. Passons sur les argumentations (complexes) et les conséquences (immenses) et restons-en à ceci : ce qui est nécessaire pour la créature est contingent pour le Créateur. 

Nonobstant des différences significatives, on trouve chez Paul Valéry un dispositif assez analogue dans les rapports entre le poète (le créateur, sans majuscule) et le lecteur (qui n’est certes pas sa créature, mais qui peut être son pantin). 
Le principal travail du poète est de donner à ses productions l’apparence d’une invincible nécessité. En multipliant les substitutions, il vise à provoquer le sentiment de l’insubstituable. Un poème doit apparaître comme un bloc à prendre comme il est - ou par lequel se laisser prendre. L’excellent poème résiste aux velléités de correction, d’amélioration. Un poème n’est jamais parfait ; il n’est jamais fini. Il est arrêté et livré à l’imprimeur [thème effleuré dans le billet « Flaubert et Valéry : la nonpareille et la dissection »]. Mais il y aurait encore et toujours à augmenter la sensation d’une nécessité qui ne peut être absolue et définitive. Le poème reste toujours marqué, fût-ce très discrètement, de la contingence des choix qui ont présidé à son élaboration. Ce sont ces traces qui passent souvent inaperçues. Tel poème, sérieusement travaillé, trouvera des lecteurs pour le juger non-modifiable ; d’autres pour y déceler de légères failles. Le poème n’est pas nécessaire en-lui-même. Il l’est ou non  selon la qualité et l’exigence (c’est à peu près synonyme) du lecteur. Un poète sérieux doit attribuer imaginairement à son poème le lecteur le plus sourcilleux. Pour jouer ce rôle, le fantôme de Mallarmé convenait très bien (peut-être même est-ce lui qui a suggéré à Valéry cet épi-skopos interne). « Tout poète vaudra enfin ce qu'il aura valu comme critique (de soi) »(Choses tues, rubrique « Du regard de l’auteur sur son œuvre »). 
La nécessité d’un poème est donc (éventuellement) pour le lecteur seul, pour le lecteur inférieur à l’auteur. Perfection ou imperfection, nécessité ou contingence, ne sont donc pas des critères intrinsèques de l’œuvre, mais des critères de qualité du lecteur ; plus exactement de la valeur comparée de l’auteur et du lecteur. La publication d’un poème est un défi, un challenge lancé au public. L’auteur s’y est bien préparé, mais il peut tomber sur plus fin que soi. 
C’est pourquoi l’excellent poète est par définition un lecteur morose, presque toujours déçu de victoires si faciles sur des textes si peu résistants. Un poids lourd professionnel face à des poids moyens mal entraînés. Il lit donc peu, et toujours les mêmes : Mallarmé bien sûr, mais aussi Racine, comme on le voit dans cette anecdote vraisemblablement arrangée, mais parlante (c’est ce qu’on demande à une anecdote) :  
« Il y a peu d’années, j’ai composé le livret d’une cantate, et l’ai dû faire assez vite, en alexandrins. J’ai laissé ce travail, un jour, pour me rendre à l’Académie, et, la tête encore occupée du mouvement d’une période, me suis trouvé distraitement arrêté devant une vitrine du quai où était exposée une belle page de vers, en grand format et beaux caractères. II se fit alors un singulier échange entre moi-même et ce morceau de noble architecture. J’eus l’impression d’être encore devant mon ébauche, et je me mis inconsciemment, pendant une longue fraction de minute, à essayer, sur le texte affiché, des changements de termes… J’étais comme un sculpteur qui mettrait ses mains sur un marbre, rêvant qu’il remaniât une terre encore humide et molle. Mais le texte ne se laissait pas ressaisir. Phèdre me résistait. Je connus par expérience directe et sensation immédiate ce que c’est que la perfection d’un ouvrage. Ce ne fut pas un bon réveil. » (Sur Phèdre femme)

Il y a donc un paradoxe du succès en matière de poésie. D’abord, l’auteur ne réussit jamais vraiment ; il est toujours à la merci d’un meilleur lecteur éventuel (il est ‘falsifiable’, dirait un épistémologue). Mais quand le poète l’emporte, quand le poème est senti comme nécessaire et son auteur assimilé à une sorte de Dieu, ce n’est jamais, inévitablement, que par plus faible que lui, par celui dont le jugement importe peu à l’auteur exigeant. La valeur de mon lecteur se mesure à son désaveu… Il y a de quoi être mélancolique. 
On songe à la dialectique hegelienne de la reconnaissance : si je l’emporte, mon adversaire est mort, et nul ne sait que je suis supérieur ; s’il demande grâce, il y a bien quelqu’un pour reconnaître ma supériorité, mais c’est un lâche…). 

Un poème n’est donc pas fort ou faible dans l’absolu (évitons ici les critères du « beau »). Il est qualifié dans une relation, un match (rencontre) entre deux niveaux d’exigence et de compétence. Le poète, comme le Dieu cartésien, sait que son œuvre est contingente. Mais le lecteur, à la différence de la créature cartésienne, la trouvera le plus souvent nécessaire, et parfois contingente. Les statuts des instances sont moins tranchés dans la poétique que dans la théologie. 


jeudi 1 août 2019

Prendre du recul



  L'ambiance de l'époque a sur nous des effets comparables à ceux du sentiment amoureux. Nos jugements, que l'on croit clairs et libres, sont en réalité constitués, musclés, dopés, boostés, présentés comme évidents et lumineux, non par notre raison, mais par une onde immense, que ce soit par la puissante vague de l'air du temps (le Zeitgeist, qui est très Zeit et très peu Geist), ou bien par le déferlement des hormones. La certitude de juger par soi-même, et de juger bien, est d'autant plus grande qu'elle est moins fondée. Pour être sûr de soi de façon aussi monolithique, il faut ne pas penser par soi-même (donc ne pas penser vraiment), mais être le pantin de quelque force autre et infiniment supérieure à notre chétif jugement. Notre moi n'a de part à ces choix que par une mince superficie brillante qui suffit à nous leurrer ; tout le solide, l’épaisseur, l’Hinterland, nous est étranger. 
  Il faut sortir de l'amour, sortir de l'époque, pour que se rétablissent les justes proportions, par disparition de tant de force et de chaleur étrangères.
  Sagesse des méthodes d'autrefois : on entraînait les esprits à la pensée sur des sujets bien anciens, bien fanés, qui n'intéressent plus personne, qui ne provoquent plus des flots d'enthousiasme pour ou contre. Dépassionner ; juger à distance ; sortir de cette grande vague où se perdent les individualités et où se noie la liberté du jugement. Pour se former l'esprit, réfléchir sur ce dont il n'est question ni dans les média, ni dans la cour de récréation, ni autour de la table familiale. Réfléchir uniquement sur ce qui n'intéresse pas. Car l'intérêt empêche de penser. 



lundi 12 avril 2010

Alain, scolaire et passéiste



Normalement, Alain aurait dû être tué pendant la Première Guerre mondiale. Son intempestive survie a permis l'aberrante prorogation fictive, pendant au moins une génération, d'une civilisation détruite en 14. L'entre-deux-guerres a pu faire semblant de continuer les valeurs intellectuelles et morales des Hussards Noirs ; alors que la mort de Péguy, dès les premiers jours du conflit, allait, elle "dans le sens de l'histoire". 

Même parmi ses meilleurs auditeurs, il y eut des réticences. Un Aron, un Gracq, tout en lui reconnaissant de grandes qualités, constataient qu'il ne les avait nullement initiés au monde industriel, au monde des totalitarismes, etc., car il se référait principalement à une vie et à des vertus rurales et artisanales en extinction.
Aron, avec sa pondération habituelle, marqua sereinement cette restriction.
Gracq (une fois n'est pas coutume, je vais en dire un peu de mal, mais ce n'est pas de littérature qu'il s'agit) Gracq, donc, critiqua la portée de la pensée du vieux Normand, la qualifiant de "sagesse un peu départementale", liée au "monde étriqué de sa jeunesse", en des pages où il l'assimile, non sans condescendance, à Anatole France (En lisant, en écrivant, Pléiade t. 2 p. 686-688).

Quelques précisions me semblent s'imposer. 

Il est vrai que les exemples utilisés par Alain relèvent le plus souvent de ce monde quasi-défunt qui fut le sien. Mais il serait faux de dire que sa pensée en est étroitement solidaire. Alain a en vue une conception de l'Homme, de ses faiblesses et de ses capacités en général : il parle de la colère, de la précipitation, de la soif de pouvoir, du goût des honneurs, voire du goût des horreurs. Il met en garde contre les modes, contres les amalgames, contre les paresses et les fureurs. Toutes choses qui sont de 1900 comme elles furent de 1940, comme elles étaient du IV° siècle av. J-C. Son but n'est pas de bâtir un système nouveau, mais d'être un instituteur, qui ne cesse de revenir aux problèmes et exercices fondamentaux, qui sont de tous temps et de tous pays. Refuser l'emballement, cela peut valoir pour l'hybris grecque comme pour la frénésie moderne. Apprendre la patience ne constitue pas un programme très neuf ; n'empêche que c'est toujours à recommencer. Il est loisible de considérer que la "philosophie" d'Alain n'est pas une "grande" pensée, que son apport vraiment original est mince. Mais il est tout aussi vrai qu'il n'a pas cherché l'originalité en des domaines où chaque rentrée des classes comporte, pour le jeune candidat à l'humanité, les mêmes devoirs. Ces choses-là ne sont pas grandes, certes, mais elles n'ont rien de petit. Ce qui est à la base, c'est aussi ce qui est bas, "bas" en une acception très précieuse (pour ne pas dire très "haute") : ce sans quoi rien de sérieux ne s'édifiera. En ce sens, si l'on veut, Alain est un professeur de préfecture, et c'est une fonction des plus dignes. Je ne sache pas que Monsieur Naudy (Théophile) ait laissé des écrits originaux ; n'empêche qu'il a laissé une œuvre impérissable en allant convaincre la rempailleuse de chaises d'Orléans de faire faire de vraies études au jeune Charles (Péguy, au cas - probable - où cette heure étoilée de l'humanité serait elle aussi oubliée).

Le monde "moderne" ensuite.
Aron, sociologue, historien, politologue, polémologue, s'est chargé de décrire le monde de son temps ; il l'a fait avec la probité qu'on sait (ou qu'on ne veut pas savoir), et cette probité était certainement redevable à l'enseignement d'Alain. Mais si l'attitude mentale (morale) de probité est un des principaux buts de la philosophie, son objet (le monde industriel du XX° siècle, les totalitarismes, etc.) ne l'est pas. Ou du moins, ce n'est que par un préjugé, très répandu depuis Hegel, mais pas moins préjugé pour cela, que l'on assigne au philosophe la tâche de "penser son temps". L'oukase de Hegel fait semble-t-il trembler et ployer tout un chacun. La tâche du philosophe, avec les exemples qu'il a sous la main (présent, passé récent, passé lointain) est d'expliciter la condition humaine constante, qui est le conflit entre paresse et courage, plaisirs et idéaux, avidité et sobriété, grandeur et bassesse, etc. Pour ce faire, Alain pouvait prendre son bien, ses exemples, ses outils, tout autant chez Aristote que chez Spinoza, chez Balzac que chez Homère. Faire du philosophe l'exégète de l'actuel, c'est courir le risque d'une pensée à courte vue, tributaire de la mince pellicule du récent, du neuf. Ces objets sont du ressort du sociologue, du spécialiste d'histoire contemporaine.
On connaît mal ce dont on est trop près. Gracq ironise sur l'ironie d'Alain à l'égard de la physique atomique. Mais quelle âme est sans défauts, et qui peut se targuer de ne pas se tromper sur le temps où il baigne, sur lequel il ne peut avoir de recul ? Si on peut ici reprocher quelque chose à Alain, c'est de s'être prononcé (en cours ? dans un couloir ?)  sur une actualité trop fraîche et trop technique, où le philosophe n'a guère meilleure vue que le commun. Parler de l'actualité, la citer, l'invoquer, c'est une chose. La penser (vraiment) c'en est une autre, singulièrement ardue, périlleuse. Alain parlait de ce qui est toujours présent, y compris dans l'actualité. Il ne prétendait pas détenir le fin mot des derniers développements de l'Histoire et de la Vérité. Il était modeste, donc terne. Il faut reconnaître (pour ne pas citer un cas plus récent, pourtant bien exemplaire...) qu'un Sartre, toujours à la pointe de la plus exigeante Morale et de la meilleure Politique, au jugement si pur et si flamboyant, à la sagesse si impartiale, à la modestie si éclatante, un Sartre, ça vous a une autre allure que la cautèle d'un grisâtre professeur de classes préparatoires qui enseigne patiemment la patience et le doute.