samedi 25 juin 2022

Ennui et ornement (Hegel, Valéry, Steinbeck, Gœthe)


Hegel et Valéry ont, sur l'origine de l'activité artistique, des théories très voisines - plutôt métaphysique chez Hegel, plutôt nerveuse chez Valéry. Une vie facile apparaît vite comme vide, et il faut faire quelque chose. Selon Hegel, transposer en spiritualisant. Chez Valéry, faire du bruit, du mouvement, décorer - enfin, que ça change ! On retrouve cette même conception (sous forme allusive bien sûr) dans la Rue de la sardine, de Steinbeck. Après avoir été vagabonds, les amis qui ont un toit éprouvent vite le besoin de le décorer, car le simple confort ne suffit pas : 

[chapitre 7] : "Cela se passait au commencement, lorsque Mack et les gars dormaient par terre et s'accroupissaient pour jouer aux cartes. Ils eussent fort bien pu continuer à vivre ainsi. Une pluie sans précédent, et qui tomba pendant un mois, vint tout changer. Coincés à la maison, les gars finirent par en avoir assez de s'asseoir par terre, de voir toujours ces sacrés murs nus."

"That was in the first days when Mack and the boys sat on the floor, played cards hunkered down, and slept on the hard boards. Perhaps, save for an accident of weather, they might always have lived that way. However, an unprecedented rainfall which went on for over a month changed all that. House-ridden, the boys grew tired of squatting on the floor. Their eyes became outraged by the bare board walls."

[dommage que la traduction ne rende pas le paradoxe de la fin : les yeux outragés par le rien]

cf. 

Gœthe, Architecture allemande, GF p. 84 : 

"La nature créatrice de l'homme se montre agissante dès que son existence matérielle est assurée. Dès qu'il est sans objet d'inquiétude ni de peur, le demi-dieu, agissant sereinement, cherche des matières à l'alentour afin de leur insuffler son esprit."



dimanche 12 juin 2022

Pensées recueillies çà et là (14)


Brunschvicg : 

"Euclide, pour de nombreuses générations qui se sont nourries de sa substance, a été moins un professeur de géométrie qu’un professeur de logique."


Claudel : 

"La liberté n'est pas de signifier indifféremment plusieurs choses, mais d'être enfin pleinement celle-là qu'on signifie et qui indique toutes les autres."

Loir-et-Cher


Delacroix : 

"Etre hardi quand on a un passé à compromettre, est le plus grand signe de la force." 

Journal


Hugo : 

”Quand on n'est pas intelligible, c'est qu'on n'est pas intelligent."

Océan


Colette : 

"Que la vie est belle dès que la lueur d'un danger la dore !"

L'Ingénue libertine


Philippon : 

”Méfiance, méfiance, méfiance dans l’azur ! chaque atome de silence est la chance d’un coup dur !”

Œuvres complètes, Pléiade t. VIII


Balzac :

"Homme d'idées, il lui fallut étancher la soif de son cerveau..."

Louis Lambert


Berne-Joffroy :

"L'artiste, avant d'être le créateur de ses propres œuvres, est l'admirateur de celles d'autrui"


Camus : 

"Quand on n'a pas de caractère, il faut bien se donner une méthode."

La Chute


Mauriac : 

"On ne peut tout seul garder la foi en soi-même."

 Le Nœud de Vipères


Levison : 

"Quand on a possédé une chose, on croit la mériter toujours"

Un petit boulot


Schulz : 

Lucy : ”How can anyone wear a fur coat in this weather ?" 

Snoopy : ”Some of us prefer to sacrifice comfort to style"

trad. M. P. : 

" — Comment peut-on porter un manteau de fourrure avec ce temps ? 

  — Il en est qui préfèrent sacrifier le confort au style."


Péguy :

"Et la mémoire et l'habitude sont les fourriers de la mort. Car ils introduisent le raidissement, le vieillissement, le durcissement qui sont les expressions mêmes de l'amortissement de la mort."

Note conjointe sur Descartes


Rabelais :

"Les durs tétins de nourrices font les enfants camus."


Racine :

"Il n'y a rien de plus injuste qu'un ignorant. Il croit toujours que l'admiration est le partage de ceux qui ne savent rien". 


Ramuz : 

"L'art classique préfère le général au particulier ; il cherche les ressemblances plutôt que les différences, et par là, il est plus durable."


Saint-John Perse :

"Les poèmes devraient toujours garder quelque chose de leur affleurement dans l'anonymat."


Levison :

"De nos jours, personne ne reste attentif assez longtemps pour que quelqu’un devienne un héros".

Un Voisin trop discret


Bellow 

"Maybe an unexamined life is not worth living. But a man’s examined life can make him wish he was dead.

Ravelstein

- traduction Rémy Lambrechts :

"Peut-être qu’une vie non sondée ne vaut pas la peine d’être vécue. Mais, sondée, la vie d’un homme peut lui faire regretter de n’être pas mort."

retraduction M. P. :

- "Une vie non examinée ne vaut peut-être pas d'être vécue. Mais, examinée, elle peut faire souhaiter d'être mort."



vendredi 10 juin 2022

Durkheim et Descartes (et Kant)


La thèse de Durkheim sur le suicide est bien connue : c'est l'acte le plus personnel, le plus intime, le plus singulier qui soit. Et pourtant, du point de vue statistique, il présente une stabilité, une régularité parfaites. Comme si l'acte le plus libre était en même temps le plus déterminé. L'individuel et le collectif apparaissent inversés : chaque acte libre concourt à un déterminisme global. 

Cette opposition radicale en fonction du point de vue que l'on prend peut faire songer à celle marquée par Descartes à propos de la liberté humaine et de la préordination divine. On lit dans le premier livre des Principes deux paragraphes parfaitement et irrémédiablement contradictoires sur la liberté humaine, qui peuvent se résumer ainsi. a) par mon expérience immédiate donc indubitable, je sais que je suis libre. b) par ma raison (qui a été démontrée sûre quand elle est bien menée), je vois avec une même certitude que Dieu sait tout et que mes actions ne peuvent être que préordonnées. 

Pour Descartes, ces deux niveaux qui se contredisent ne s'annulent pas, et ne ruinent pas le dispositif intellectuel cartésien, car il s'agit d'une part du fini, et d'autre part de l'infini, qui ne sont pas soumis aux mêmes critères. Du fini à l'infini, la conséquence n'est pas bonne. Deux connaissances peuvent sans difficulté s'opposer si elles procèdent de l'un ou l'autre terrain, et nous ne devons pas nous soucier de ce que, avec notre entendement fini, nous ne puissions comprendre un entendement infini (il n'y a même rien que de très normal à cela). Ces deux niveaux sont par nature incommensurables, incomparables. Ils ne sont donc pas en compétition. 

- titre du § 39 : Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.

- titre du § 40 : Que nous savons aussi très certainement que Dieu a préordonné toutes choses.

- et, à la fin du § 40, la difficulté est non pas résolue, mais considérée comme normale, comme n'étant pas une difficulté :

... nous pourrions aisément nous embarrasser en des difficultés très grandes si nous entreprenions d’accorder la liberté de notre volonté avec ses ordonnances, et si nous tâchions de comprendre, c’est-à-dire d’embrasser et comme limiter avec notre entendement, toute l’étendue de notre libre arbitre et l’ordre de la Providence éternelle.

car celle-ci est infinie.

[Rappel : Descartes distingue et même oppose "connaître" et "comprendre" ; "connaître", c'est comme toucher (partiellement) ; "comprendre", c'est comme "embrasser de la pensée" (comme on embrasse un arbre mais non une montagne).]


Si l'on revient à Durkheim, la loi des grands nombres apparaît alors comme l'équivalent du point de vue divin, qui nous englobe, qui nous est inaccessible et auquel pourtant, par nos actes libres, nous concourons... 


Je doute que Durkheim ait pensé à Descartes (bien que ce ne soit pas impossible). Il a plutôt dû s'appuyer sur Kant, chez qui le point de vue d'ensemble est rapporté (dans une tonalité pré-schopenhauerienne) au "dessein de la nature" : 


Kant, Idée d'une histoire universelle... éd. Denoël p. 26-27 : 

"Quel que soit le concept qu'on se fait, du point de vue métaphysique, de la liberté du vouloir, ses manifestations phénoménales les actions humaines, n'en sont pas moins déterminées, exactement comme tout événement naturel, selon les lois universelles de la nature. L'histoire qui se propose de rapporter ces manifestations, malgré l'obscurité où peuvent être plongées leurs causes, fait cependant espérer qu'en considérant (dans les grandes lignes) le jeu de la liberté du vouloir humain, elle pourra y découvrir un cours régulier, et qu'ainsi, ce qui dans les sujets individuels nous frappe par sa forme embrouillée et irrégulière, pourra néanmoins être connu dans l'ensemble de l'espèce sous l'aspect d'un développement continu, bien que lent, de ces dispositions originelles. Par exemple les mariages, les naissances qui en résultent et la mort, semblent, en raison de l'énorme influence que la volonté libre des hommes a sur eux, n'être soumis à aucune règle qui permette d'en déterminer le nombre à l'avance par un calcul ; et cependant les statistiques annuelles qu'on dresse dans de grands pays mettent en évidence qu'ils se produisent tout aussi bien selon les lois constantes de la nature que les incessantes variations atmosphériques, dont aucune à part ne peut se déterminer par avance mais qui dans leur ensemble ne manquent pas d'assurer la croissance des plantes, le cours des fleuves, et toutes les autres formations de la nature, selon une marche uniforme et ininterrompue. Les hommes, pris individuellement, et même des peuples entiers, ne songent guère qu'en poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels, et souvent au préjudice d'autrui, ils conspirent à leur insu au dessein de la nature ; dessein qu'eux-mêmes ignorent, mais dont ils travaillent, comme s'ils suivaient ici un fil conducteur, à favoriser la réalisation ; le connaîtraient-ils d'ailleurs qu'ils ne s'en soucieraient guère."



jeudi 9 juin 2022

Un f*cking problème de traduction


Parmi les problèmes récurrents de traduction de l'anglo-américain familier, les fréquents fucking ou damned, qui sont la plupart du temps rendus de façon très raide, par une formule qui sent bien trop la traduction. Exemple dans Un petit boulot, de Levison :

"I need a damned vacuum cleaner."

traduit par :

"Il me faut un putain d’aspirateur."

ou :

"Get in the fucking bar."

traduit par :

"Va dans ce putain de bar."

Ça ne marche pas du tout. Jamais un français ne dira ça.

Songer par exemple que le fucking dont sont émaillés les dialogues chez Scorsese peut se loger à peu près n'importe où dans la phrase, au prix parfois d'étonnantes tmèses, voire par l'incrustation à l'intérieur d'un mot polysyllabique ("infixation explétive", semble-t-il). Un mitraillage de fucking !

C'est que ce "fucking", ou ce "damned", qui semblent des adjectifs (damned vacuum), ne sont pas des adjectifs, mais des signaux expressifs libres. Ils ne qualifient que marginalement le nom auquel ils sont associés, mais visent surtout à marquer la tonalité affective générale de la phrase – rogne, exaspération, mépris. Le merdique de la situation déteint sur la chose, qui sert un peu de bouc-émissaire, de paratonnerre.

À la traduction, il faut donc faire porter la marque affective sur l'ensemble de la phrase, ou de la proposition (la phrase est généralement courte). 

Par exemple : 

"Il me faut un aspirateur, bordel !" (ou "merde" ; ou "putain").

ou 

"Putain, il me faut un aspirateur !"

Je ne demande pas un aspirateur qui soit foutu, mais je veux dire que je suis foutu si je n'ai pas d'aspirateur. 


Enfin, ce f*cking problème de traduction, il est pas compliqué, merde !


mercredi 8 juin 2022

Céline / Huysmans + Céline / Dantan


Avec la parution de Guerre, on songe de nouveau à l’influence sur Céline du Huysmans de Sac au dos (la guerre vue depuis un hôpital sans gloire). On peut aussi rappeler qu’un épisode du Voyage pourrait être un écho de cette même nouvelle : 


Voyage : 

– C’est tout ?

– Oui, c’est tout, mon colonel.

– Et le pain ? » demanda le colonel.

Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien qu’il a eu le temps de dire tout juste: «Et le pain?» Et puis ce fut tout. Après ça, rien que du feu et puis du bruit avec. 

[…] Quant au colonel, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort. Je ne le vis plus, tout d’abord. C’est qu’il avait été déporté sur le talus, allongé sur le flanc par l’explosion […].


Huysmans, Sac au dos : 

Il avait été, sans savoir comment, jeté par terre. Il s’était relevé, s’était sauvé, abandonnant son fusil et son sac, et à la fin, épuisé par les marches forcées subies depuis huit jours, exténué par la peur et affaibli par la faim, il s’était assis dans un fossé. Il était resté là, hébété, inerte, assourdi par le vacarme des obus, résolu à ne plus se défendre, à ne plus bouger ; puis il avait songé à sa femme, et pleurant, se demandant ce qu’il avait fait pour qu’on le fît ainsi souffrir, il avait ramassé, sans savoir pourquoi une feuille d’arbre qu’il avait gardée et à laquelle il tenait, car il nous la montrait souvent, séchée et ratatinée dans le fond de ses poches.

Un officier était passé, sur ces entrefaites, le revolver au poing, l’avait traité de lâche et menacé de lui casser la tête s’il ne marchait pas. Il avait dit : « J’aime mieux ça ; ah ! que ça finisse ! » Mais l’officier, au moment où il le secouait pour le remettre sur ses jambes, s’était étalé, giclant le sang par la nuque."


***


https://www.cirkwi.com/fr/point-interet/1042735-passage-des-panoramas

Ce site consacré au tourisme parisien nous dit ceci :

"Au xixe siècle, le sculpteur Jean-Pierre Dantan expose dans une des salles du Passage, dite « musée Dantan », ses petits bustes en plâtre ou en bronze, caricatures et portraits de la société de son temps (dont Talleyrand, Louis-Philippe, Beethoven, Paganini, Liszt, Victor Hugo, Balzac)."

Dantan a été un des rares artistes à pratiquer la caricature sculptée. Voir des échantillons ici : 

https://www.google.fr/search?q=dantan+caricatures&tbm=isch&ved=2ahUKEwjGgc-RwJ34AhUKYPEDHXwJBckQ2-cCegQIABAA&oq=dantan+caricatures&gs_lcp=CgNpbWcQAzoECAAQEzoICAAQHhAIEBNQqQlYpRxgox5oAHAAeACAAUaIAeUFkgECMTKYAQCgAQGqAQtnd3Mtd2l6LWltZ8ABAQ&sclient=img&ei=YWagYobNGIrAxc8P_JKUyAw&bih=628&biw=1149

Des grotesques dans le passage des Panoramas... Le célinien pense aux grotesques de Mort à crédit, dans le Passage des Bérésinas... 

Le double sens de "passage" (voie couverte / franchissement) donne occasion de noter à nouveau l'obsession de Céline pour le franchissement des fleuves (Styx, Bérésina, Sprée).



dimanche 5 juin 2022

Notules (23) Philosophie


Un soupçon de philosophie du soupçon chez Molière... : 

Sganarelle : Tous ces conseils sont admirables assurément, mais je les tiens un peu intéressés, et trouve que vous me conseillez fort bien pour vous. Vous êtes orfèvre, Monsieur Josse, et votre conseil sent son homme qui a envie de se défaire de sa marchandise. Vous vendez des tapisseries, Monsieur Guillaume, et vous avez la mine d’avoir quelque tenture qui vous incommode. Celui que vous aimez, ma voisine, a, dit-on, quelque inclination pour ma fille ; et vous ne seriez pas fâchée de la voir la femme d’un autre. Et quant à vous, ma chère nièce, ce n’est pas mon dessein, comme on sait, de marier ma fille avec qui que ce soit, et j’ai mes raisons pour cela ; mais le conseil que vous me donnez de la faire religieuse est d’une femme qui pourrait bien souhaiter charitablement d’être mon héritière universelle. Ainsi, Messieurs et Mesdames, quoique tous vos conseils soient les meilleurs du monde, vous trouverez bon, s’il vous plaît, que je n’en suive aucun.

Dans la situation de cette comédie, le "soupçon" de Sganarelle est parfaitement justifié. 

Mais, chez les promoteurs de la "philosophie du soupçon", le mot même de "philosophie" est hautement inapproprié. Si les pensées, en apparence objectives, ne sont que l'expression d'intérêts subjectifs, il devient inutile de réfléchir, de raisonner, donc de philosopher. Il faudrait dire "anti-philosophie du soupçon". Autrui n'est pas un semblable avec qui on argumente, mais un adversaire à discréditer (en oubliant qu'on est soi-même soumis aux injonctions de nos intérêts subjectifs). Les théologiens, les confesseurs, avaient très bien utilisé cette méthode pour dénicher le Diable déguisé en pieuses pensées et bonnes actions... 



Le wokisme ressemble à une crise d'allergie : soudain, on réagit à une poussière comme si c'était une bombe ; à un moustique comme si c'était un rhinocéros. Mais, à la différence de l'allergique ordinaire, le wokiste se considère comme détenteur de la norme sacrée du Bien, et exige que le monde entier vive à son diapason. Cet être souvent jeune se comporte comme un tyran domestique moliéresque qui règle la vie de toute la maisonnée sur son obsession. Proust, à sa façon, était un peu ainsi, un peu snowflake, avec son asthme et ses manies. Mais, d'une part, seuls ceux qui lui rendaient visite étaient soumis à ses lubies ; et d'autre part il avait les moyens, pour y satisfaire, de salarier confortablement quelques employés à l'égard desquels il était, comme par compensation, d'une grande courtoisie. Ce qui se profile au contraire, c'est une société composée de millions de Prousts dictatoriaux et insolents. 



Platon critique l'imitation en ce que, entre autres griefs, elle détruit l'unité essentielle de l'imitateur (on peut songer à l'habit d'Arlequin). De même, Boulgakov dans Le Maître et Marguerite chap. 15  « il continuait à se repentir et acheva d’embrouiller Nikanor Ivanovitch parce que, soudain, il se mit à s’adresser à quelqu’un qui n’était pas sur scène, et, parlant pour cet absent, il se répondait à lui-même, et, ce faisant, il s’appelait tantôt « souverain », tantôt « baron », tantôt « père », tantôt « fils » et se disait tantôt « vous » et tantôt « tu  »



Le paradoxe de Tocqueville chez Sébastien Mercier :

"C'est dans les villes réglées par de bonnes lois que l'on entend ordinairement le plus de plaintes. La raison en est simple. Les plus petits maux, qui sont inséparables des grands biens que produisent les lois, sautent  aux yeux par le contaste et font grand bruit. "



Mariage 1 : 

Les théologiens et philosophes prennent la précaution de dire que le monde créé ne dure que par une réédition permanente de l'acte créateur (doctrine de la "création continuée"). De même pour le mariage, qui se fait en un instant, mais ne dure que par des "répousailles continuées". 

Mariage 2 :

Balzac (Autre portrait de femme) :  "Rien ne prouve mieux la nécessité d’un mariage indissoluble que l’instabilité de la passion. Les deux sexes doivent être enchaînés comme des bêtes féroces qu’ils sont, dans des lois fatales sourdes et muettes".  

Chesterton : “Le but du mariage est précisément de se battre pour survivre à l'instant où l'incompatibilité l'emporte. Car homme et femme en tant que tels sont incompatibles.”



jeudi 2 juin 2022

Regards croisés sur le passé (Thucydide, Keats, Bernard de Cluny, Eco, Fromentin)


Keats, Endymion :

A thing of beauty is a joy for ever :

Its loveliness increases ; it will never

Pass into nothingness ; but still will keep

A bower quiet for us, and a sleep

Full of sweet dreams, and health, and quiet breathing.


Une chose de beauté est une joie éternelle ;

Son charme s’accroît ; jamais elle ne

Rentrera dans le néant ; toujours au contraire elle nous assurera

Une retraite paisible, un sommeil

Plein de doux rêves, la santé, une respiration égale.


La formule est fameuse : "A thing of beauty is a joy for ever."


Thucydide écrit quelque chose qui peut sembler analogue à propos de sa propre œuvre d'historien : 

"À l'audition, l'absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en diminuer le charme ; mais si l'on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l'avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu'alors on les juge utiles et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours plutôt qu'une production d'apparat pour un auditoire du moment."

[citation reprise de Wikiquote ; Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide (trad. Jacqueline de Romilly), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990, I, 22, 1., p. 183-184]


La formule toute simple "thing of beauty" est malcommode à rendre en français (peut-être par sa simplicité même). Mais là n'est pas ce qui importe dans l'apparent parallèle avec le grand Ancien. 

L'expérience keatsienne de la beauté est une expérience de l'éternité, de la singularité absolue. "Absolue" au sens étymologique de "détachée". Le beau vaut en soi, il n'a besoin de rien d'autre. Il tire en effet son caractère miraculeux d'être un splendide isolement, un joyau qui brille par lui-même et pour lui-même. Il suffira de retourner à son souvenir pour en retrouver la merveille. C'est l'éternité au sein de l'instant intensément vécu par la subjectivité.

Le trésor de Thucydide est tout autre que celui de Keats, il lui est même opposé. C'est un trésor de connaissances, d'expériences, de cas, dont on peut tirer des parallèles, des analogies, des leçons. Le rappel d'expériences passées, expériences faites par d'autres d'ailleurs, nous instruira des erreurs à ne pas commettre. Le passé précisément noté constitue un stock de données à exploiter au mieux. Le simple "rappel" y suffit ; nul besoin de le revivre. 

Keats et Thucydide et s'opposent comme le beau et l'utile, le relatif et l'absolu.


***


Le titre du roman d'Umberto Eco Le Nom de la rose s'explique par référence à un texte de Bernard de Cluny sur la disparition de Rome : 

Nunc ubi Regulus aut ubi Romulus aut ubi Remus ? 

Stat Roma pristina nomine, nomina nuda tenemus.

Où est aujourd'hui Régulus et où est Romulus et où est Remus ? 

La Rome des origines n'existe plus que par son nom, et nous n'en conservons plus que des noms vides.


Il semble bien que Fromentin lui aussi se soit souvenu de cette belle poésie latine quand il songe à la ville de Blidah, devenue méconnaissable : 

"Blidah, février.

L’étranger t’appelle une petite ville (Blidah),

Et moi, Blidien, je t’appelle une petite rose (ourida).

Voilà tout ce qui reste de Blidah, un distique de forme amoureuse, un nom charmant qui rime avec rose. La ville n’existe plus. Le nom résonne encore sur les lèvres des Arabes, comme un souvenir tendre et regretté d’anciennes délices."