lundi 22 mars 2010

Théorie littéraire, histoire littéraire : deux esquives de la littérature ?


Dans les études littéraires, depuis une trentaine d'années, on est passé du magistère de l'histoire littéraire à celui de la théorie littéraire. Deux façons d'esquiver l'œuvre en elle-même, dans sa dimension d'œuvre d'art objet, entre autres, de délectation.
Le magistère de l'histoire littéraire n'était guère satisfaisant : se demander sans fin qui a influencé qui, quel écho biographique on peut déceler dans tel passage etc., ce peut être amusant ; il est bon que quelques spécialistes le sachent ; il y a parfois des choses de cette nature qu'il importe de savoir pour saisir l'œuvre. Mais on n'est pas au cœur de l'œuvre. Comme si Proust n'avait pas écrit son "Contre Sainte-Beuve" (enfin, il ne l'a pas vraiment "écrit", mais peu importe, c'est un point d'histoire littéraire).
Contre cela, effet de balancier, on rejette tout biographisme, toute étude d'influences, de sources, d'écoles ; mais c'est pour passer d'un en-deçà de l'œuvre (le soubassement biographique, anecdotique, etc.), à un au-delà de l'œuvre : on se pose, à propos de l'œuvre, à l'occasion de l'œuvre, et même sous le prétexte de l'œuvre, des questions comme : qu'est-ce qu'écrire ? qu'est-ce que créer ? qu'est-ce qu'un texte ? quelle est la place du lecteur dans le texte ? etc. Et on considère comme importantes les œuvres qui sont propices à ce genre d'interrogations, œuvres dont la forme souvent bizarre, spéciale, permet d'argumenter sur ces problèmes. Ici, "Jacques le fataliste" est un "must" (soit dit en passant, on fait étudier la déconstruction des formes narratives à des étudiants qui en ignorent largement la construction, mais passons). Des auteurs on retient plus ce qu'ils ont dit sur la littérature, sur leur expérience d'écriture, que les produits de cette expérience. Au "Cimetière marin", on préférera , du même auteur, "Au sujet du Cimetière marin"...
Ces problèmes sont loin d'être sans intérêt. Mais c'est un intérêt qui est plus philosophique que littéraire ; c'est une interrogation sur la production, les voies de la création, etc. Autre façon, donc, d'esquiver la chose même. Pour ne plus être historien, on devient philosophe. Le résultat est donc équivalent en ce qu'on tape à côté de la cible. Trop bas, puis trop haut.
Trop haut... : il faudrait semble-t-il remarquer une chose simple qui peut faire préférer (ou haïr moins) la dérive historiciste que la dérive théoriciste. C'est qu'un historien de la littérature n'a pas besoin d'être un historien, un vrai. Mais un théoricien aurait besoin d'être philosophe, vraiment philosophe ; il ne doit pas se contenter de quelques notions hâtivement prélevées. Il n'est pas niable que quelques grands spécialistes ont la double compétence, littéraire et philosophique (voire une triple compétence, si l'on songe que la linguistique, souvent nécessaire, est une discipline qui ne s'improvise pas). Mais c'est là un gibier rare. Déjà, chez les moins grands, l'œil exercé dénote assez aisément des faiblesses dans le soubassement philosophique du théoricien de la littérature. Quant à l'étudiant... : s'il convoque la "Poétique" d'Aristote, Derrida, et autres, cela ne peut se faire que sous la forme d'allusions, de références très peu ou pas du tout assimilées. Déjà, le philosophe aguerri s'y casse parfois les dents. Alors l'étudiant lambda en Lettres Modernes, même au niveau L3... Comme on dit quand on ne craint pas de passer pour un vieux schnock sélectif et élitiste à l'égard des pauvres gens : "Ces choses-là sont rudes ; il faut pour les comprendre avoir fait ses études"...
Alors que l'érudition pointilleuse qui va se demander qui Balzac a bien pu rencontrer ou ce qu'il a pu lire entre les deux versions du "Chef-d'œuvre inconnu", cette érudition ne requiert que des talents modestes, de la perspicacité, de la patience. En outre, ses résultats, une fois publiés, même si c'est sous forme d'articles "savants" peu engageants, sont aisément résumables, et compréhensibles par un auditoire ou un lectorat simplement cultivé.
Pour conclure : l'intérêt intrinsèque de la théorie littéraire n'est nullement en cause. Ce qui semble plus problématique, c'est sa pertinence comme discipline-reine des études littéraires. Deux solutions mauvaises à un problème qui demeure : comment tenir sur la littérature un discours qui n'en évince pas la spécificité, qui fasse sa part à l'expérience voluptueuse, sans tomber dans le subjectivisme ?
"Histoire littéraire" se réduit à "histoire".
"Théorie littéraire" se réduit à "théorie".
Qui est tombé à l'eau en cours de route ?


Structuralisme coruscant et repentance discrète


Dans un billet précédent, j'évoquais, à travers un passage de Starobinski, la ressemblance entre la pauvre paraphrase estudiantine et les grands discours structuralistes - deux façons de parler sans rien dire.
Structuralisme, cérébralisme, ne sont pas ma tasse de thé, on l'aura deviné.
Je continue, j'enchaîne.... On en prend, on en laisse, comme on veut. Je n'ai pas tout lu sur tout ; je ne dis pas la Vérité : je donne mon opinion, mes réflexions.


Dans une émission de France-Culture, on évoquait la situation d'une enseignante en Lettres du secondaire qui, ayant lu un passage du Rouge, demanda les réactions des élèves. Ce fut, presque exclusivement, des propos du genre : "Alors, en définitive, il l'a niquée, sa Rénal, ou pas ?". Comme elle ne s'en sortait pas, qu'elle ne parvenait pas à remettre la classe dans des thématiques littéraires, elle a coupé court en faisant une analyse structurale du passage, une lecture très formaliste, qui, évacuant tout contenu, évacuait aussi le problème, et restaurait dans la classe le calme de l'indifférence. On comprend la pauvre enseignante qui a voulu se sortir du piège qu'elle s'était tendu elle-même. ... La forme comme façon de ne parler de rien. ... Le formalisme comme façon de donner le "quite" en situation dangereuse. En ne parlant pas de littérature, en ne parlant de rien.
Deux chercheurs issus des pays de l'Est ont, dans un autre contexte, dit des choses allant dans le même sens. T. Todorov, en Bulgarie soviétisée, travaillait sur la forme car toute approche faisant état du contenu était dangereuse idéologiquement. De même T. Pavel (début de son cours au Collège de France) dit qu'il a choisi la stylistique parce que c'était la discipline où on avait le moins de risque de se retrouver en prison... Avec cette différence entre les deux chercheurs : à ce qu'il me semble, T. Todorov, une fois en pays libre, a continué à travailler sur la forme pendant des décennies, à l'imposer à des générations de pauvres étudiants, alors que plus rien ne le menaçait ; Pavel en revanche semble, quant à lui, avoir bien vite profité de sa liberté pour retourner à l'expérience littéraire, à l'expérience de la vie, au contenu, bien content semble-t-il de ne pas continuer en milieu libre ce qui était au départ une contrainte du milieu totalitaire.
G. Genette et T. Todorov me font faire d'ailleurs des réflexions similaires : après avoir asséné le culte terroriste de la forme, après avoir envahi la recherche, puis les études supérieures, puis secondaires, puis primaires, d'un structuralisme cérébraliste dévastateur, ils reviennent à de l'humanité, voire à cet humanisme tant vilipendé jadis et naguère. Sans paraître trop gênés aux entournures.
[Il y a peu, sur France-Culture, un midi, T. Todorov invité a eu affaire à un interlocuteur qui lui posait à ce propos des questions pas trop édulcorées ; je me suis dit que je n'étais pas tout seul à me demander... ça rassure tout de même... contre le syndrome Drogo...]
On a stérilisé la vie intellectuelle pendant vingt ans ; et il suffit de dire qu'on a changé... Cela suffit, non seulement à passer l'éponge, mais cela permet aussi de montrer combien on est souple, combien on est capable de se réformer, puisqu'on est passé de l'erreur à la vérité. Tandis que ceux qui ont été toujours dans la vérité dénoncent par là leur statisme mesquin, leur esprit sclérosé, conservateur, réac. Certes, il faut pécher gravement pour se repentir profondément, mais ces repentirs ressemblent plus à des changements de cap qu'à des "mea culpa" pleins de componction. On dit qu'on a raison maintenant. On murmure qu'on n'avait pas tout à fait raison avant, mais que ce n'est pas grave, puisque cela partait d'un bon sentiment. Et surtout, on ne dit pas que c'étaient "les autres" qui avaient raison. Ça, jamais. Il est toujours convenu qu'il vaut mieux avoir tort avec la structure que raison avec la littérature.