dimanche 4 août 2019

Lurie Plath Rossetti : miroirs (traduction M.P.)



... Conflits de famille , d'Alison Lurie 
(le titre original, "The War between the Tates", est bien mieux scandé : iambe + péon IV, c'est assez implacable).
Ce titre anglais veut-il faire murmurer, dans le clair-obscur de l'ouïe, "The War between the States" ? Le "héros", le mari (ce qui explique les guillemets à "héros") est professeur de relations internationales, et les conflits familiaux sont souvent commentés par l'auteur, de façon très drôle, en termes de guerre et de géopolitique... 
Ce roman publié en 1974 sur les USA de 1969 est très actuel : on s'y croirait, aux téléphones portables près. Alison Lurie est un peu la cousine américaine de David Lodge - ou l'inverse : souvent des campus novels, une forte densité sociale, beaucoup de talent. 

Vers la fin, l'héroïne (le personnage, car en 1969, on peut confondre) l'héroïne donc, se trouve vieillie. 
Voici ce que cela donne dans la VF due à Marie-Claude Peugeot (p. 312-313) : 
À présent, par cette nuit froide de mars, Erica est devant le miroir qu'elle connaît le mieux, et pour la première fois depuis des semaines elle s'y regarde de près, avec un joli sourire anticipé. Une femme qu'elle reconnaît à peine la regarde, l'air interdit d'abord, puis choqué et stupéfait. Celle personne au teint de petit-lait est d'âge moyen, maigrichonne, elle laisse paraître un décolleté osseux à chair de poule, au-dessus d'une robe de gamine incongrue qui ne lui va pas. Ses cheveux bruns ont été coupés trop court pour son cou trop long, ce ce qu'il en reste est parsemé de filets gris crêpelés. L'étrangère a les narines pincées, les lèvres serrées. Erica ne reconnaît que les yeux - grands, gris, aux cils épais - et qui maintenant clignent et bougent dans un réseau de petites rides, comme des poissons pris au filet.
Bouche bée comme un poisson, Erica se lève et s'écarte de la coiffeuse ; et plus elle s'éloigne, plus l'image familière se reforme : celle de la grande jeune femme jolie et élégante dans sa jolie robe en pongé. L'image diminue, quitte le miroir, et reparaît avec soulagement, se rapproche, grandit, se penche sous la lumière crue du néon au-dessus du lavabo, les yeux écarquillés ; puis elle lève les deux mains pour cacher le visage, qui est devenu et qui demeure blanc, maigre et ridé.
Erica est prise de vertige et d'épouvante ; elle a envie d'injurier le miroir, de fondre en larmes. Mais elle avale sa salive, elle serre les dents, et elle retourne dans sa chambre, où elle retire sa robe en pongé de laine et passe la noire en lainage à col haut. Le miroir de la chambre approuve, encore que de mauvaise grâce ; il renvoie l'image d'une femme mince, pâle, aux traits réguliers, sévèrement vêtue, pas du tout ridicule. Elle agrafe autour de son cou une rose et un foulard de soie blanc (acheté à Paris jadis en des temps meilleurs) pour en masquer la longueur et la maigreur, et aussi l'austérité de sa tenue. Puis elle fait une boule de sa robe en pongé et la fourre dans un carton marqué VIEUX VÊTEMENTS tout au fond de sa penderie. 


***


Lisant cette page, je me suis souvenu d'un poème aimé et donc traduit il y a longtemps. Influence consciente ou non, de Plath sur Lurie ? Coïncidence ? (les mêmes situations pouvant bien induire les mêmes images). Peu importe : la mise en regard me semble savoureuse. 

Silvia Plath

Mirror

I am silver and exact. I have no preconceptions.
Whatever I see I swallow immediately
Just as it is, unmisted bt love or dislike.
I am not cruel, only truthful -
The eye of a little god, four-cornered.
Most of the time I meditate on the opposite wall.
It is pink, with speckles. I have looked at it so long
I think it is a part of my heart. But it flickers.
Faces and darkness separate us over and over.

Now I am a lake. A woman bends over me,
Searching my reaches for what she really is.
Then she turns to those liars, the candels or the moon.
I see her back, and reclect it faithfully.
She rewards me with tears and agitation of hands.
I am important to her. She comes and goes.
Each morning it is her face that replaces the darkness.
In me she has drowned a young girl, and in me an old woman
Rises toward her day after day, like a terrible fish.


Miroir

Argenté, précis, je suis sans préjugé.
Tout ce que je vois passer, je l'avale aussitôt,
Tel quel, sans la moinde buée d'amour ou de dédain.
Je n'ai rien de cruel. Je suis exact,
Comme l'œil carré d'un petit dieu.
La plupart du temps, je médite sur le mur d'en face.
Il est rose, moucheté. Cela fait si longtemps que je le regarde 
Que je le prends pour une partie de moi-même. Mais il s'absente :
Des visages et de la nuit nous séparent souvent.

Maintenant, je suis un lac. Sur moi, une femme se penche,
Et se cherche dans mes profondeurs.
Puis elle retourne à ces menteurs que sont les chandeliers et la lune.
Je la vois de dos, et la reflète fidèlement.
Elle me récompense par des pleurs et de grands agitations des mains.
Je compte beaucoup pour elle. Elle vient, elle va.
Chaque matin, après l'ombre, c'est son visage qui apparaît.
Elle a plongé en moi une jeune fille ; de mes tréfonds, jour après jour, 
Remonte vers elle, comme un monstre marin, une vieille femme.

Je regrette de n’avoir pu placer en toute fin le dernier mot (un monosyllabe terriblement efficace comme en fournit la langue anglaise) qui sonne comme la gifle de quelque cauchemardesque cœlacanthe... : "fish". 
... une vieille femme
Remonte vers elle jour après jour comme un terrible poisson.
C'est le sens précis. Mais ce poisson est bien mou par rapport à fish.


***

Ceci à son tour me fait penser, en rétrogradant encore dans la chronologie, à une autre poète, 

Christina Rossetti

Passing and glassing

All things that pass
Are woman's looking-glass ;
They show her how her bloom must fade,
And she herself be laid
With withered roses in the shade;
With withered roses and the fallen peach,
Unlovely, out of reach
Of summer joy that was.

All things that pass
Are women's tiring-glass ;
The faded lavender is sweet,
Sweet the dead violet
Culled and laid by and cared for yet ;
The dried-up violets and dried lavender
Still sweet, may comfort her,
Nor need she cry Alas!

All things that pass
Are wisdom's looking-glass ;
Being full of hope and fear, and still
Brimful of good or ill,
According to our work and will ;
For there is nothing new beneath the sun ;
Our doings have been done,
And that which shall be was.


Miroirs du transitoire

Toutes choses fugitives
Reflètent la femme attentive :
Comment elle va se faner,
Abandonnée,
Parmi les roses surannées,
Pareille à la pêche tombée,
Négligée, pour toujours privée
Des joies de l'été.

Toutes les choses qui passent
Sont miroir pour la femme lasse :
La douce lavande qui fane
Et la violette
Que l'on abat, que l'on apprête ;
La douceur de ces fleurs séchées
À jamais devrait l'empêcher
De pleurer : Hélas !

Les choses qui disparaissent
Sont un miroir pour la sagesse :
On est inquiet ou plein d'espoir,    
Blanc ou bien noir,
Pour chacun selon son vouloir ;
Rien de nouveau sous le soleil ;
Ce que nous avons fait est fait ;
Sera ce qui fut.