lundi 2 septembre 2019

Marcel Aymé : 'Gustalin' et Gustave (Flaubert)



Gustalin est un des meilleurs romans de Marcel Aymé, souvent négligé cependant. Le nom qui lui donne son titre est une agglutination familière, campagnarde, de ‘Gustave Hermelin’. Mais ce prénom n’est pas la raison principale  pour repérer dans le roman des thèmes bovaryens : ils apparaissent d’eux-mêmes. 
On est dans un tout petit village où il ne se passe pas grand’chose, comme à Yonville. Mais (donc) les personnages rêvent, fantasment, bovarysent. On commence, de façon cocasse, par le personnage-titre, Gustalin. Paysan réparateur de bécanes, il se rêve garagiste automobile moderne et efficace. Au début du roman, il lit en cachette de sa femme un livre à couverture rose… qui n’est autre qu’un manuel de mécanique. Les livres lui ouvrent des perspectives sur un possible que, naïvement, il croit réalisable. Il part dans des rêveries, des scénarios où il a toutes les chances et toujours le beau rôle. Sa naïveté de doux rêveur bute contre la réalisme de sa femme, qui ne considère que le réel de la ferme et de ses travaux. Ce pour quoi, selon lui, « elle n’a pas l’intelligence. » En somme, elle joue le rôle de Charles : elle représente le monde tel qu’il est. 
Dans ce village perdu, rien ne se passe ; c’est-à-dire que presque nulle automobile ne passe. Si bien que, ici aussi, le réel est discrédité parce que mesuré à l’aune du rêve. C’est parce que Gustalin rêve d’automobiles rutilantes que les chars à bœufs lui semblent « mérovingiens ». Gustalin aussi est aveugle aux beautés des paysages réels. Il doit se contenter d’expliquer ses rêves à son chien. Immature, il attend des miracles (entre autres, la mort de sa femme) qui le sauveraient de la banalité. 
Il en resterait aux rêveries s’il ne rencontrait une autre Emma en la personne de Marthe Jouquier. C’est une fille des bois, qui a épousé un homme (un Charles, qui aime sa femme lui aussi) qui devait lui faire mener une existence citadine, et elle ne lui pardonne pas cette trahison d’avoir repris la ferme, et de l’avoir confinée à des travaux qu’elle méprise. 
D’ailleurs, elle n’est pas seule à avoir rêvé pour elle un destin d’exception : « nous tous qu’on l’a vue grandir, quand elle est venue à ses seize ans, à la voir si fine et si fière (c’est qu’il fallait voir la taille qu’elle avait, la taille et les yeux, la figure et tout), on en rêvait carrosse doré pour l’emporter au bout du monde. »
Elle en resterait aux récriminations muettes sans l’intervention de Sarah, citadine fantasque et imprudente, qui a des « fringales d’ineffable ». Entendant les regrets de Marthe (magnifique monologue au début du chap. 4), elle l’incite à passer à l’action, à quitter cette condition quasi-servile. Marthe se prend à y croire, d’autant qu’elle connaît elle aussi son épisode de la Vaubyessard, sous la forme d’une visite à Dôle (grande ville ; c’est Rouen, ou Paris) dans une famille juive de la bourgeoisie : « De cet après-midi passé chez les Kohn, Marthe devait garder un souvenir exaltant. Le salon, le thé, le ping-pong, les bavardages, le phono, fixaient ses regrets, lui composant une image heureuse de l’existence que lui avait fait manquer l’humeur capricieuse d’Hyacinthe. » 
Pire encore : après l’avoir soutenue, incitée, Sarah fait soudain machine arrière (ici, c’est l’Emma de Jane Austen qui devrait être évoquée), et le projet de Marthe s’orne désormais des prestiges d’une vengeance à l’égard de celle qui l’a initiée à son vrai destin. 
Marthe devient alors comme la Lady Macbeth de ce pauvre benêt de Gustalin : elle montre « un élan de l’imagination qui emport[e] toutes [l]es défenses » de ce garagiste en imagination. Ils se retrouvent dans le mépris de la vie paysanne, mais elle, elle est prête à passer aux actes, et elle entraîne Gustalin dans une fugue adultère et pitoyable. 
Gustalin rêve, Marthe rêve, Sarah aussi rêve. Le curé (hautement comique) est aussi calamiteux que Bournisien. Le chien Museau connaît, comme Justin, un amour pur et sans espoir, dont il mourra. Les autres personnages, s’ils ne rêvent pas, sont néanmoins déplacés, presque tous en posture bancale. 

Gustalin n’est pas une rééécriture de Madame Bovary. Mais des situations voisines induisent des parallèles parfois étonnants. Par exemple, les songeries très bovaryques de Marthe : 
(chap XIII) : « Un soir de longue pluie, penchée à la fenêtre de sa cuisine, Marthe fermait les persiennes. Devant la campagne brouillée et ramollie, elle eut la sensation d’être cernée par l’ennui comme dans une île noire où la chance dût l’oublier.  » […] Même à l’abri sous mes persiennes, je vois pleuvoir autour d’ici, pleuvoir sur Tassenières, pleuvoir sur Oussières et sur Bretenières. Lui, l’homme, il est là, à se curer les dents avec son couteau, le ventre plein, les yeux perdus. Au fond, il a bien mérité que je fasse l’amour avec un autre. […] Un raccourci l’amena au bord de la plaine et son cœur se serra en face de ce grand vide. Le village de Chesnevailles semblait une halte maussade au milieu d’un désert. Il lui souvint d’avoir vu autrefois, quand on vidait l’étang, les carpes et les tanches bâiller et haleter sur le rivage.  »
À cette dernière phrase, peut-on ne pas songer à une influence flaubertienne ? Rodolphe qui songe : « Pauvre petite femme ! Ça bâille après l'amour, comme une carpe après l'eau, sur une table de cuisine »
Il serait excessif de rebaptiser ce roman en Madame Jouquier. Mais à le lire en ayant cela à l’esprit, sa densité apparaît mieux. 

Gustalin n’est pas (pas seulement) une histoire rurale ; c’est un roman complexe, aux interactions riches, aux échos et effets de symétrie nombreux. Beaucoup de comique et, en plus, une écriture variée, souvent très belle. Par exemple ces deux phrases de galbe assez voisin. C’est deux fois la mère et l’enfant ; on commence par des actions, détaillées, qui fleurissent en un envol affectif, négatif ou positif, dans la vibration de l’indirect libre : 

1. (le gamin a gâté le ruban de son béret) : 
« Le ruban passait de main en main, de pièce en pièce, claquait dans les courants d’air, et puis il était brossé, passé à la benzine, étiré, repassé à sec et à la pattemouille, pour enfin être fixé au béret, et si jamais il venait à être reperdu, ah ! s’il était reperdu ! autant valait n’y pas penser. Du reste, le compte de tout à l’heure n’était pas réglé, il s’en fallait. Ce serait trop commode. Il n’y aurait qu’à recommencer. Un béret de vingt et un francs. »

2. l’intallation du gamin au collège : 
« Elle venait de conduire Lucien au collège de Dôle. Au retour, elle avait raconté sa journée là-bas, les achats, le plumier, le rond de serviette, le dentifrice, les parents des autres, le lit au dortoir, tu m’écriras, et l’adieu, un pauvre visage quand même.  »


***

Petit supplément : 
Emma Bovary : 
« Elle avait envie de faire des voyages, ou de retourner vivre à son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris. »

Marthe Jouquier : 
« Marthe […] promit au saint deux cierges à quatre francs pièce si tout s’arrangeait pour le mieux, c’est-à-dire si elle pouvait à la fois partir et ne pas partir. »

… mais ce n’est pas nouveau que l’on veut toujours tout et le contraire de tout… 

cf. CurtisUn jeune Couple p. 87 : « Elle veut tout avoir à la fois, même si c'est incompatible : un mari et un amant, un foyer et une garçonnière, la sécurité et le désordre ; elle veut être une femme mariée et une femme libre, une mère et une amazone ; elle veut la respectabilité et la bohême, le devoir et la chiennerie, le bonheur calme et le bonheur fou. »