mercredi 30 octobre 2019

Diderot : le cheval de Jacques


[quelques remarques philosophiques très très simples]

Le cheval de Jacques le Fataliste a un comportement singulier : une nette propension à aller vers les gibets. Jacques y voit une lugubre prémonition. Le Maître fait alors cette réflexion : 
« Si cet animal n'est pas inspiré, il est sujet à des lubies. » 
Autrement dit, deux hypothèses lui viennent à l’esprit : 1/ par une inspiration surnaturelle, divine ou magique, le cheval se fait le messager du destin 2/ le cheval est dérangé et ses comportements sont dénués de toute signification. 
Dans le premier cas, on a affaire à une cause surnaturelle, dans le deuxième, à une cause naturelle mais parfaitement arbitraire, un pur désordre. Dans le premier, une rigoureuse nécessité ; dans le deuxième, une totale contingence. Signe surhumain, ou radicale insignifiance. 
La suite montrera l’insuffisance de cette alternative très binaire. Le surnaturel n’envoie pas de signes dans le monde (non datur fatum, dirait Kant), mais il n’y a pas non plus de hasard dans le monde (non datur casus, dirait le même). Dans le monde tout se passe conformément à une règle. En l’occurrence, c’est l’habitude, la répétition (notions fort prisées au siècle de Hume) qui expliquent la bizarrerie : le cheval appartenait à un bourreau. Rien de mystérieux, de transcendant, ni de hasardeux. Juste la répétition concrète qui creuse son chemin, qui fait son lit, qui creuse sa routine, créant ainsi une singularité qui ne relève d’aucune aberration. 
Ce qui est immanent n’est pas pour autant livré à l’irrationnel, à l’aléatoire, mais relève d’une causalité toute terrestre ; l’irrégularité apparente relève d’un régularité plus discrète que l’on peut repérer et, éventuellement, cultiver ou éviter pour obtenir ou empêcher certains effets. 
Déjà, un siècle et demi plus tôt, à propos de l’animal conçu comme pure machine, mais machine en quelque sorte « reprogrammable » :
 Descartes, Lettre à Mersenne, 18 mars 1630 : 
« … si on avait bien fouetté un chien cinq ou six fois au son du violon, sitôt qu'il ouïrait une autre fois cette musique, il commencerait à crier et à s'enfuir 



lundi 28 octobre 2019

Nabokov : Pnine et la machine à remonter le temps


Pnine sait qu’il ne retournera jamais en Russie. Mais il ne s’y fait pas. Contrairement à Nabokov, il ne veut, ne peut se détacher de son monde natal, prendre distance, passer de la mélancolie au deuil. Aussi continue-t-il à nourrir sa nostalgie avec ce qu’il garde, ce qu’il trouve, avec les miettes qu’il sauve pieusement (« d’un passé lumineux recueille tout vestige »). Il ne cesse de se réfugier dans toutes sortes de petites russies personnelles (qu’il faudra inventorier en épluchant soigneusement le roman : souvenirs, livres, mots, gens, lieux, etc.). Ces bouffées d’air permettent à son âme de survivre, de justesse. 
Mais il trouve autre chose dont on n’a pas, que je sache, mesuré l’importance. Il découvre, au sein même du monde industriel américain, une véritable machine à remonter le temps. Cette merveille est… la fermeture-Éclair, le zipper. En un geste, bref comme le nom du héros, on alterne : séparé, ensemble, séparé, ensemble. On peut jouer sans fin à ce Fort-Da de l’émigré mélancolique ; Pnine, en enfant à la bobine, ré-éprouve avec ivresse sa toute-puissance sur le temps. Ce petit objet est comme le génie selon Baudelaire, « l’enfance retrouvée à volonté ». La réunification fantasmatique (le paradis) est à portée de main, à portée de geste. La fermeture-Éclair, c’est la matérialisation de la réversibilité. L’unité n’est pas impossible à rétablir. Le chemin qu’on fait dans un sens, on peut le refaire dans l’autre, annulant le premier - retour annulant l’exil. La route qui monte et la route qui descend sont une et la même. Il est possible de longer la rue au matin et de la reprendre dans l’autre sens le soir, ombres inversées. Le zipper est peut-être l’objet magique, la clé de l’énigme universelle, que tenait l’écureuil pendant sa maladie d’enfant ; l’objet qui permettrait de rabouter enfin les motifs désaccordés du papier peint et de la vie, dis-loqués par la fièvre, par l’histoire.

On peut bien sûr se focaliser sur le comique (un peu simplet au premier abord) de la braguette fiable ou rétive. Si elle se bloque en position ouverte (et c’est la honte sociale), ou en position fermée (et c’est la douleur intime) ; l’auteur laisse possibles les deux calamités. Mais la braguette bloquée est pour Pnine infiniment plus qu’un incident : c’est le signe d’une catastrophe ontologique. On ne peut plus revenir à l’état antérieur. « What is done cannot be undone » (Shakespeare, Macbeth - nom présent dans Pnine). Le temps est de nouveau irréversible, et la douleur est grande. 
La métaphore du zipper, assez allusive dans Pnine, est explicitée bien plus tard (en 1974), dans ; 
Regarde, regarde les Arlequins ! IV, IV, p. 224 : 
« l’esprit de mon ami - est dérouté et déconfit par quelque chose d’affreusement pénible et ennuyeux dans le mécanisme du changement d’une position à l’autre, de l’est à l’ouest ou de l’ouest à l’est, d’une sacrée nymphette à une autre… je veux dire … je perds le fil de mon histoire, la fermeture-Éclair de la pensée s’est coincée, c’est absurde… 
Absurde et très embarrassant.»
Look at the Harlequins ! : 
« my friend's mind, is baffled, […] by something dreadfully strainful and irksome in the machinery of the change from oneposition to another, from east to west or west to east, from one damned nymphet to another - -I mean I'm losing the thread of my tale, the zipper of thought has stuck, this is absurd--"
 Absurd and very embarrassing. »

Le miracle le plus intéressant, bien sûr, c’est le zipper fermé, l’unité, la cicatrisation (instantanée) des plaies de l’âme. Le mot de miracle n’est pas trop fort pour cette négation de la négation, cette révolution de la révolution. Inverser le sens du temps, c’est tout le projet nabokovien. 
Le zipper est parfaitement efficace quand les deux mâchoires s’engrènent bien - et on obtient la personnalité de Vladimir Vladimirovitch (une sorte de résurrection par anastomose). Ou ils s’engrènent mal - et l’on obtient le pauvre Pnine, irrémédiablement coincé. Ses dents (celles de sa bouche, analogues de celles du zipper - ou inversement) sont très défectueuses ; mais l’artifice américain d’un dentier bien régulier sera beaucoup plus efficace, fera de lui un ‘reformed man’). 
On peut d’ailleurs sérieusement se demander si Pnine n’est pas un autoportrait de Nabokov en émigré raté : si, moins doué, il avait mal maîtrisé l’anglais, si Véra avait disparu dans un camp, l’engrènement ne se serait pas fait, il aurait vraisemblablement été un Pnine, et le nom de Nabokov ferait songer moins à un géant des Lettres qu’à un nabot. Foi conservée (Véra) ou monde perdu (Mira). 

Le zipper fait les délices de Timofey quand il ne se coince pas. Mais la densité fantasmatique qu’il incarne se voit encore plus nettement à travers un autre exemple fourni peu après : les lunettes. Ces modernes fenêtres de l’âme sont symétriques (comme le sont les papillons) ; mais elles sont fragiles et peuvent se briser. Non pas les verres (comme Franz le Valet), mais le point vulnérable de leur assemblage : le pont qui établit une précaire solidarité entre les deux mondes. 
« The frame of his spectacles would snap in mid-bridge, leaving him with two identical pieces, which he would vaguely attempt to unite, in the hope, perhaps, of some organic marvel of restoration coming to the rescue. »
Que soient séparés les deux morceaux, et c’est l’identité, l’unité du moi qui sont perdues. Que faire alors ? Devant un tel désastre, Pnine n’est pas homme à agir. Il rêve, il fantasme, il se berce d’impossibles consolations. Il ne milite pas contre le pouvoir soviétique. Il attend un miracle organique qui réunisse ce qui a été séparé. Le mot anglais est ‘hope’, mais en français, ce n’est pas de l’espoir, c’est de l’espérance, qui espère contre tout espoir raisonnable. Pnine se réfugie dans un conte de fées qui lui rendrait l’unité ; mais il n’y a pas de zipper organique. Les facultés de cicatrisation sont très limitées, et ne peuvent rien contre les mutilations, les ablations, les castrations, les (étymologiquement) schizo-phrénies. Dans la nature, rien ne se ‘décasse’, ne se ‘reglingue’. La néguentropie ne va pas si loin.
Pour restaurer l’unité, on ne peut que se réfugier dans l’attente pieuse, infantile et vaine, d’une intervention surnaturelle, d’une grâce. Ce fantasme pninien est exactement similaire à celui si finement diagnostiqué par Gracq (Lettrines, 3° §) chez les légitimistes qui ne pouvaient espérer de retour à l’Ancien Régime que par des voies magiques, surnaturelles, par l’occultisme : 
« On ne comprend rien à l’histoire du légitimisme, qui agonise longuement de 1815 à 1873, si on ne comprend pas qu’à partir de Louis XVIII il n’a plus espéré du ciel qu’un miracle : de là l’appel au charme des vieux rites magiques »
Les lunettes de Pnine sont imaginées selon un modèle organique ; on est dans un temps irréversible, sans réparation, sans résilience, sans retour. Les lunettes ont autant de chances de se reconstituer que le bâton de Tannhäuser de refleurir. Pnine reste tout interdit, avec dans les mains les moitiés brisées de son être. Le zipper n’était une merveille, précisément, que parce qu’il n’était qu’une mécanique, donc efficace dans le seul monde matériel. Dans le monde humain, on demeure hopeless.

Le zipper… c’est le mot anglais. Nabokov était parfaitement francophone ; il ne devait donc pas dire, académiquement, « fermeture à glissière », mais, comme tout le monde, « fermeture-Éclair » ; c’est-à-dire « lightning » - comme cet éclair, instant fatal qui a fait disparaître la mère de Humbert lors d’un ‘picnic’. C’est un éclair aussi, de magnésium, qui fixe, qui immortalise les défunts : de la mère, il ne reste qu’une photo. C’est en un éclair que la Russie a été perdue, pour Nabokov et pour Pnine. Mais pour Pnine, elle lui est restée d’autant plus chère qu’elle lui a été ravie en un instant (« a brilliant cosmos that seemed all the fresher for having been abolished by one blow of history »), ce qui fonde la mélancolie pninienne ; alors que cette même rapidité dans la perte fonde la résilience et la résurrection, personnelle et artistique, de Nabokov (pour Nabokov comme pour Valéry, « Un mal vif et bien terminé / Vaut mieux qu’un supplice dormant »). Pour Pnine, ce n’est que fallacieusement que l’Éclair promet la vie réconciliée. Et même le ‘picnic’ prend chez lui des couleurs négatives voire funèbres. C’est en allant à un ‘picnic’ que la famille soviétique du film de propagande inflige à Pnine l’atroce douleur d’une forêt russe jetée aux yeux et à l’âme sans préparation. Et une petite annonce lui propose un corbillard pour aller en picnic 
Avec la fermeture-Éclair, Pnine joue à la perte et aux retrouvailles, à la castration et à la ?… (il n’y a pas de mot, et pour cause…). Le mouvement qui fait la nuit fera la lumière, comme un interrupteur électrique qui fait passer du jour à la nuit et de la nuit au jour, à volonté. Et l’on comprend alors l’insertion par Nabokov, entre le zipper et les lunettes brisées, de la panne nocturne d’électricité : on subit la coupure mais on n’a pas de moyen pour rétablir la lumière. C’est la transition logique entre le fantasme du zipper et la mélancolie du pont brisé qui lui même fera la transition avec l’épisode tragico-grotesque de la braguette coincée. D’abord, l’instrument-miracle fantasmé ; puis deux catastrophes irréparables (lunettes et pendulette); et enfin l’instrument-miracle qui revient sous une forme cette fois non-fantasmée, réaliste, et donc plus du tout miraculeux, plutôt sournois et maléfique, trahissant les espoirs mis en lui. Les instruments modernes sont merveilleux - puis suit la série des déconvenues. 

Avant de trouver dans l’œuvre d’art, dans les signes, la seule vraie solution, le seul miracle, Humbert en approche quand il songe (II, XXI) qu’il pourrait crier si fort le nom de Lolita que la fermeture-Éclair de son linceul se déchirerait et lui rendrait son Eurydice. Ce cri, élaboré, sera le roman même qui porte son nom, qui l’immortalise, qui commence et qui finit par son nom, comme commence et finit par ce nom ce passage où il imagine provisoirement la puissance brute du cri. 
C’est le langage qui va ouvrir le zipper, réaliser la résurrection, les retrouvailles dans les signes éternels. Mais Pnine n’a pas de génie. Il est une âme de cristal, mais il n’est pas poète ; il ne peut pas recréer Mira (son miracle, son mir, son cosmos) qui n’a même pas de linceul. Il ne peut pas faire œuvre ; il est donc voué à une mélancolie sans remède. 
Vladimir Vladimirovitch (chap. VII) peut faire ôter de son œil, par Pnine le père, l’escarbille qui le fait souffrir. Pnine le fils gardera toujours l’infime et accablante escarbille de Mira. 
Parmi tous les personnages qu’il a créés, c’est à Pnine le « raté » que Nabokov le triomphant a dit porter la plus grande estime en tant que personne humaine. 

Le zipper a la forme d’un V : à la fois Vladimir, Vladimirovitch, Véra (et Victor). Il est fourche, unité qui se scinde et peut (ou non) se recomposer en un I, un Moi triomphant ; sa symétrie peut être accomplissement ou écartèlement. 

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petit complément : 
Dans Machenka, Ganine renonce à retrouver un passé qui n’existe plus que dans ses rêves ; mais il a découvert une machine, sinon à remonter, du moins à arrêter le temps : 
Machenka chap. IV : « D’un mouvement résolu, il bondit hors de son lit et se mit à se raser. Il y trouva, ce jour-là, un plaisir particulier. Les hommes qui se rasent rajeunissent d'un jour tous les matins. »
Mary chap. IV : « With a determined sweep he jumped out of bed and started shaving. Today this gave him a particular pleasure. People who shave grow a day younger every morning. »
Si l’on rajeunit de 24 heures par jour… 



vendredi 25 octobre 2019

Nabokov : Pnine diminutif


Quand Pnine nous est décrit, dès la première page, c’est, (l’auteur le souligne bien) de haut en bas. On ‘commence’ (la personne de Pnine commence), assez bien, par un crâne chauve et impressionnant, posé sur un torse épais et viril. Mais les jambes qui ‘suivent’ sont grêles et les pieds par lesquels se termine le héros sont assez ridiculement petits. Ce qui était fort et viril devient frêle et féminin. On est déçu (« disappointed ») par cette réduction. Physiquement déjà, Pnine est donc un triangle posé sur la pointe ; il est instable dans son corps comme il le sera dans sa psychologie, sa vie sociale, affective, langagière. Son centre de gravité est placé trop haut. La première apparence de solidité sera vite et cruellement démentie ; dans son comportement, on va trouver d’abord de beaux exemples de son adaptation au monde américain, qui seront bien vite démentis par des inaptitudes calamiteuses.
Son être est voué à une irrémédiable réduction de format et de statut. Il est à l’image de cette population d’émigrés russes dont la culture ne peut que se perdre, s’amincir, jusqu’à se dissoudre. 
Déjà, le nom de famille ‘Pnine’ est l’effet d’une ablation. Ces noms monosyllabiques, rares en Russie, proviennent de bâtards qui ne portaient le nom de leur noble géniteur que de façon abrégée, diminuée, élidée. En l’occurrence, ‘Repnine’ réduit à ‘Pnine’.
Mais, pour notre héros aux petits pieds, prénom et patronyme connaissent une semblable réduction. Il se nomme ’Timofei Pavlovitch’, légitimement réductible à ‘Timofei Pavlitch’ dans la tradition russe. Mais les mœurs américaines sont trop expéditives pour ne pas réduire au minimum ces syllabes superflues. Quiconque avec qui vous avez bu un whisky vous appellera désormais ‘Tim’, et se vexera si vous ne l’appelez pas ‘Jim’. L’individu se réduit, c’est le cas de le dire ‘à sa plus simple expression’. 
Le pauvre Pnine tient à cette belle tradition russe du prénom et patronyme, qui ne marque pas la distance, mais combine la tendresse et le respect. Les Messieurs de Port-Royal appelaient ‘Monsieur’ leurs plus vieux et plus chers amis. Pour des raisons autres, Pnine aime à sentir l’épaisseur de la tradition russe à travers ces longues dénominations, qui ont en outre la vertu d’enraciner dans une lignée un individu qui serait sans cela flottant, ‘hors sol’, réduit à son strict minimum, libre mais isolé en lui-même, sans attaches dans un espace neutre - un atome tel que décrit par Tocqueville. Tom, Joe, Jack, Bill, Joan, Lo, etc. Supprimer tout ce qui n’est pas indispensable. Certains émigrés l’assument sans peine, comme « Alexandr Petrovich Kukolnikov (known locally as AI Cook). » On y perd la lenteur intemporelle des interminables conversations vespérales autour du thé et de la confiture.
Ce lien longuement exprimé à la lignée, cette affiliation, pourrait être particulièrement sensible pour notre héros, dont le nom de famille comporte déjà une mutilation généalogique.
Quand Il rencontre son « fils » Viktor (chap. IV), il lui explique ses prénom et patronyme. Il en précise la prononciation avec un détail délicieux et douloureux. Mais, pour mettre à l’aise son jeune interlocuteur, il lui dit qu’il peut le nommer, tout simplement, à l’américaine, « Tim » (il accepte un nom ‘cut’ en mangeant une ‘cutlet’). Ce qui est passer de six syllabes à une. Et même, au pire, de ‘Timofei Pavlovitch (Re)Pnine’ à ‘Tim’ : de 8 à 1, on ne peut faire moins. C’est ce qui font, dit-il, ses « extrêmement sympathiques collègues », qui, assimilant l’informel à la proximité, ne lui disent même pas ‘Mr Tim’, mais, minimalement, ‘Tim’. Certes, c’est amical, mais d’une familiarité expéditive, commode, aussi mince que son expression est abrégée. Pnine regrette de n’avoir, pour autrui, que le statut d’un instant (instable). 
Déjà, son nom de famille, peu prononçable pour les Américains, leur apparaît comme un éternuement ridicule (« a preposterous little explosion »). Le roman a pour titre ce nom qui tend à un infime flatus vocis. Nabokov, vers l’époque où il rédigeait Pnine, faisait disparaître la mère de Humbert en un éclair : « Picnic, lightning ». De même, ’Tim’, ‘Pnin’ : une seule syllabe chaque fois, centrée qui plus est sur la voyelle la plus mince à l’écrit et la plus brève à l’oral. Son être ressemble décidément à une disparition. 
Dans l’espace (de son corps) et dans le temps (de son nom), notre pauvre ami Pnine est au bord du néant.

Note : 
Pnine est affligé d’autres ‘modicités’ ; l’une (pécuniaire) froidement affirmée, l’autre sournoisement évoquée en écho par son ex-femme : 
« Qu'est-ce que tu gagnes, Timofeï ?
Il le lui dit.
- Ma foi, dit-elle, ça n'est pas magnifique. Mais je suppose que tu arrives quand même à mettre quelque chose de côté, et que c'est plus qu'assez pour tes besoins, tes besoins microscopiques, Timofeï.
L'abdomen, sous la jupe noire très serrée à la ceinture, tressauta à deux ou trois reprises, dans un accès d'ironie muette, intime, enjouée, réminiscente […]. »

« What is your salary, Timofey?” 
He told her. 
"Well,” she said, “it is not grand. But I suppose you can even lay something aside—it is more than enough for your needs, for your microscopic needs, Timofey.”
Her abdomen tightly girdled under the black skirt jumped up two or three times with mute, cozy, good-natured reminiscential irony [...)»




mardi 22 octobre 2019

Bach, Mozart, Beethoven : synthèses et innovation


Bach n’est pas foncièrement original ; au contraire, il accomplit et épanouit toute une tradition presque séculaire de musique baroque. Son centre de gravité est un peu en arrière de lui ; il synthétise et magnifie une époque de la musique. Il ne cherche pas la nouveauté, ni la contradiction, moins encore la provocation. Il souhaite procéder, non pas autrement, mais mieux. La fonction liturgique de nombre de ses œuvres n’est pas en cause car ses œuvres profanes relèvent de la même attitude. Il a la sérénité de celui qui est puissamment assis sur une immense tradition qu’il domine, termine, couronne (finis coronat opus).
Mozart quant à lui opère la synthèse improbable entre la musique du Nord (rigoureuse, écrite, harmonique, casanière) et de la musique du Sud(chantante, libre, mélodique, de plein-air). Il conjugue de façon inédite le vertical et l’horizontal, les polarités psychologiques et géographiques caractérisées par Rousseau (au Nord : Aidez-moi ! ; au Sud : Aimez-moi !). Son génie et sa grâce ne sont qu’à lui, mais il repose sur deux mondes qu’il fond miraculeusement. Son centre de gravité n’est ni dans le passé, ni dans l’avenir, mais dans une double aire culturelle. Combinée à son génie natif, son enfance errante de prodige lui a donné l’occasion, rare à l’époque, d’entendre et d’assimiler (pour lui comme pour Rimbaud, cela allait très vite) des styles européens très divers. La fusion qui s’en suivit était dans l’ordre des choses. Mozart innove beaucoup, mais sans provoquer, presque au contraire, puisqu’il réalise une synthèse ‘géographique’ là où Bach réalisait une unification ‘historique’. La célèbre critique formulée par l’empereur Joseph II n’était pas féroce : « Une musique formidable mon cher Mozart, mais il y a cependant quelque chose... Il y a je pense trop de notes dans cette partition ! »
Bach et Mozart en cela sont encore assez similaires : l’un et l’autre font du nouveau avec de l’ancien. Chacun à sa façon reprend et fortifie. S’il y a des grincements, c’est dans les démêlés avec les employeurs (Consistoire de Leipzig, Colloredo), puis, pour Mozart, dans la tentative risquée de vivre directement grâce au public. 
Avec Beethoven, tout change. Envers ses prédécesseurs, sa dette est immense. Il s’appuie sur eux, certes, mais il ne vise pas à les continuer, ni à les glorifier. S’il les intègre, c’est pour les dépasser, ce qui fait de lui une figure emblématique de l’artiste moderne (au sens large du mot) ou de l’Aufhebung hegelienne. Là où Mozart apportait une nouveauté souple, presque toujours recevable, Beethoven innove de façon contrariante, manifeste, frontale, délibérée. Il se veut avant tout créateur de formes. Il introduit des voix solistes et des chœurs dans une symphonie démesurée, multiplie les mouvements du quatuor, fait commencer un concerto par le piano seul, propose une sonate qui est « quasi una fantasia », invente un monstre de ‘fantaise chorale’, ouvre une symphonie par un accord de septième, voire une quinte creuse, etc. 
En résumé : Bach écrivait sans cesse de nouvelles œuvres sans viser à une musique nouvelle ; Mozart combinait de façon nouvelle ; Beethoven s’appuyait sur la tradition, mais pour mieux viser à l’innovation. 
Il n’est donc pas surprenant que les deux premiers composent des quantités stupéfiantes d’excellente musique, presque du premier jet, alors que le troisième, sans cesse tenu d’inventer, peine, rature, s’emporte jusqu’à la fureur. Son centre de gravité en effet est dans un avenir qui ne le soutient pas, mais qu’il est seul à soutenir - posture épuisante d’un Atlas artistique. Bach et Mozart sont ‘avec’. Beethoven est ‘contre’. La foi de Bach lui donne sérénité et plénitude : Dieu est. La foi de Beethoven lui donne angoisse et fatigue : Dieu est à faire. Mozart, s’il est socialement en posture bancale, est en un équilibre esthétique qui satisfait les deux côtés.
Avec Bach, le centre de gravité est un peu en arrière ; la solution est déjà trouvée : stabilité.
Avec Beethoven, le centre de gravité est en avant : la solution est à trouver : déséquilibre perpétuel. 
Avec Mozart, le centre de gravité est là, qui résulte de deux forces conjuguées : sérénité. 




dimanche 20 octobre 2019

Trois vrais départs (Sterne, Diderot, Céline)


"Le commencement est ce qui ne vient pas nécessairement après autre chose, mais est tel que, après cela, il est naturel qu’autre chose existe ou se produise" (Aristote, Poétique, § 3)

... "ne vient pas nécessairement après autre chose" : il y a donc toujours de la contingence dans le commencement ; mais jusqu'à quel point ? La narration moderne n'hésitera pas à exhiber la contingence. 

Trois romans très célèbres, racontent, à leur manière, trois voyages (deux s’intitulent « Voyage »), et commencent, c’est logique, par un départ - mais un départ brutal et curieusement motivé, ou non-motivé (Valéry : « Tout commence par une interruption »).
C’est l’auteur le plus ancien, Sterne, qui est le plus in medias res. 
Les quelques lignes de prélude que donne Diderot ne préludent en rien à l’histoire qui va commencer avec ce départ précipité. 
Céline, curieusement, est le plus explicite quant aux motivations, mais les pages de discussion sont passablement confuses. On sait que, dans une première version, c’était Arthur Ganate, le patriote, qui s’engageait : cette logique eût été fatale au mordant de tout le roman. L’engagement du héros se fait en contradiction avec ses opinions, ce qui va lui permettre d’explorer l’horreur du monde. 

Cette manière brusque est dynamique, et dynamisante, car le lecteur se trouve tout à coup embarqué avec le personnage dans une aventure impréparée. 
On dit (et cela se vérifie souvent à l'écoute) que Furtwaengler, pour la V° de Beethoven, donnait le départ ex abrupto, pour que musiciens et auditeurs tombassent dans un gouffre rythmique soudain, assez confus, mais effroyablement efficace. La politesse, disait Alain, est d'avertir, de ne pas surprendre ; j'ai déjà eu occasion de signaler que l'art moderne est souvent, presque essentiellement im-poli. 

Notes : 
1/ le titre de ce billet est une allusion à Fitzgerald
2/ les tout premiers « trois points » imprimés de Céline sont de pudeur et non de respiration.
3/ Diderot avait lu Sterne. Céline avait-il lu Diderot et Sterne ?

Sterne, Le Voyage sentimental, trad. Bastien 1803 : 
« Cette affaire, dis-je, est mieux réglée en France. »
Vous avez été en France ? me dit le plus poliment du monde, et avec un air de triomphe, la personne avec laquelle je disputois... Il est bien surprenant, dis-je en moi-même, que la navigation de vingt-un milles, car il n’y a absolument que cela de Douvres à Calais, puisse donner tant de droits à un homme... Je les examinerai... Ce projet fait aussitôt cesser la dispute. Je me retire chez moi... Je fais un paquet d’une demi-douzaine de chemises, d’une culotte de soie noire... Je jette un coup-d’œil sur les manches de mon habit, je vois qu’il peut passer... Je prends une place dans la voiture publique de Douvres. J’arrive. On me dit que le paquebot part le lendemain matin à neuf heures. Je m’embarque ; et à trois heures après midi, je mange en France une fricassée de poulets,
They order, said I, this matter better in France. — You have been in France? said my gentleman, turning quick upon me, with the most civil triumph in the world. — Strange! quoth I, debating the matter with myself, That one and twenty miles sailing, for ’tis absolutely no further from Dover to Calais, should give a man these rights:— I’ll look into them: so, giving up the argument, — I went straight to my lodgings, put up half a dozen shirts and a black pair of silk breeches, — “the coat I have on,” said I, looking at the sleeve, “will do;” — took a place in the Dover stage; and the packet sailing at nine the next morning, — by three I had got sat down to my dinner upon a fricaseed chicken,


Diderot, Jacques le fataliste et son maître : 
« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.
Le maître : C’est un grand mot que cela.
Jacques : Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet.
Le maître : Et il avait raison…
Après une courte pause, Jacques s’écria : Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret !
Le maître : Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n’est pas chrétien.
Jacques : C’est que, tandis que je m’enivre de son mauvais vin, j’oublie de mener nos chevaux à l’abreuvoir. Mon père s’en aperçoit ; il se fâche. Je hoche de la tête ; il prend un bâton et m’en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy ; de dépit je m’enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne. »

Céline, Voyage au bout de la nuit, 3° page environ : 
« — C’est tout à fait comme ça ! que m’approuva Arthur, décidément devenu facile à convaincre.
Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu’il avait l’air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu’un bond d’enthousiasme.
— J’vais voir si c’est ainsi ! que je crie à Arthur, et me voici parti à m’engager, et au pas de course encore.
— T’es rien c... Ferdinand ! qu’il me crie, lui Arthur en retour, vexé sans aucun doute par l’effet de mon héroïsme sur tout le monde qui nous regardait.
Ça m’a un peu froissé qu’il prenne la chose ainsi, mais ça m’a pas arrêté. J’étais au pas. « J’y suis, j’y reste ! » que je me dis.
— On verra bien, eh navet ! que j’ai même encore eu le temps de lui crier avant qu’on tourne la rue avec le régiment derrière le colonel et sa musique. Ça s’est fait exactement ainsi. »

[Céline aime à faire, en conclusion de ses narrations les plus fantasmagoriques, une proclamation (très peu crédible) d'exactitude : cf. la dernière phrase des Féeries : "voilà les faits, exactement..." (! ! !) ]


mardi 15 octobre 2019

Valéry et Baudelaire : les ‘tombeaux’



Le décasyllabe n’est pas un mètre confortable. Deux syllabes de moins que l’alexandrin, ce n’est même pas une différence de degré, c’est une différence de nature - un fou et une tour de handicap. Le décasyllabe, serré, économe, est propice aux formulations brèves et denses (les Sonnets de Shakespeare, horlogerie miniature), quand l’alexandrin profus se prête aux narrations copieuses. 
Avec le Cimetière marin, Valéry nous en donne un parfait exemple. Mais on peut se demander si c’est pour faire un poème quasi-gnomique qu’il a choisi ce mètre étroit, ou si c’est (selon ses dires) la venue en lui d’un rythme décasyllabique qui l’a mené à une poésie relativement ‘claire’ et ‘didactique’, comparée à ses autres poèmes (ses amis les plus stricts lui ont reproché une certaine « facilité »). En tout cas, il avait l’intention d’élever le décasyllabe à la puissance de l’alexandrin, ce qui n’est pas une mince ambition. 
Conformément à l’usage, la plupart des vers sont découpés en 4+6 (cadence majeure) ou 6+4 (cadence mineure), 
[cf. le poème complet avec ses coupes en appendice 2]
comme les deux premiers : 
Ce toit tranquille / où marchent des colombes 4/6
Entre les pins palpite / entre les tombes.  6/4
Hormis quelques rares cas hésitants, la cadence majeure (4/6) a une majorité écrasante : sur 144 vers, 132 fois. 
La cadence mineure se singularise (et donc se remarque) par sa parcimonie : 8 fois. 
Quant à l’hémistiche (5/5), un seul cas. 
La cadence majeure donne de la stabilité, de la fermeté, car c’est la fin du vers, sa chute (= cadence) qui soutient le début, Le bloc initial va se poser sur un bloc plus large. 

Certains vers montrent de façon éclatante le décasyllabe ‘boosté’ en alexandrin :
Un long regard sur le calme des dieux […]
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres […]
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux […]
Et vous, grande âme, espérez-vous un songe […]
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres […]
Il y a une part de subjectivité dans ces évaluations, mais il me semble que le plus puissant de ces décasyllabes est :
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux 
qui contient au moins 5 syllabes longues, et rallongeables : 
La mEr fidÈle y dOrt sur mes tOMbEAUX
qui donnent même envie de faire un rallentando sur le péon IV de la cadence, donc d’allonger (sans trop) « sur » et « mes »
ce qui donnerait 7 syllabes longues sur 10, avec une ultime on ne peut plus profonde, par le son et par le sens (et même par la graphie, qui n’est pas sans jouer un rôle), dernière syllabe qu’on peut laisser résonner indéfiniment, comme la note grave d’un grand piano de concert.

Ces tombeaux qui grondent, qui résonnent, me font irrésistiblement penser à d’autres, en décasyllabes aussi, qu’on trouve chez Baudelaire, et dont je me demande s’ils ne seraient pas à l’origine de la gageure valéryenne de porter le décasyllabe à la puissance de l’alexandrin. Il s’agit du (prodigieux) sonnet La Mort des amants, qui commence par un double miracle - mais tout est double chez Baudelaire, et dans ce poème plus encore qu’ailleurs. 
Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux
Décasyllabes symétriques 5/5, magnifiquement opposés. Le premier, tout en légéreté, en ascension : deux syllabes amples seulement (‘on’ + ‘è’), un ‘i’ très bref qui est comme le centre de gravité (ou de non-gravité) sonore et sémantique du vers. Le deuxième, le plus intéressant ici, tout en profondeurs, en ampleur, en ralentissement - cors, trombones et tubas. Le « lit » monosyllabique et pincé (petite flûte, ou pizz de violon) devient un opulent « divan », et les sons amples se multiplient en une sorte de pâte orchestrale :
Des divANs profONds comme des tOMbEAUx
Parallèle très tentant, compétition très possible avec : 
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux. 

On pourrait imaginer aussi une compétition avec Hugo, dont la voix caractéristique semble résonner dans le vers le plus riche en nombre de lettres : 
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres
Alors, on pourrait voir les deux vers 
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ; 
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !
comme une concurrence avec l'ampleur hugolienne (ce qui n'évincerait pas forcément la rivalité avec Baudelaire). Quand Valéry dit son admiration pour Hugo, c'est en effet pour des vers très abondants : 
Le dur faucheur avec sa large lame avance
Mais il s'agit alors d'alexandrins.


Appendice 1 : 
On a souvent dit que Baudelaire n’avait pas fait de poème absolument et entièrement impeccable. À mon avis, ici, il n’en est pas loin. 
Pinaillons (en poésie, l’excellence est exigible) : hormis la deuxième moitié du vers 12, où les associations de T et de R me semblent un peu malcommodes, et hormis le fait que les vers 6 et 8 sont peut-être un peu trop nettement en miroir, il n’y a que des délices. Dans cette forme qui exige une perfection qu’elle interdit toujours, forme rendue encore plus périlleuse par le décasyllabe symétrique, Baudelaire a réussi au moins 7 merveilles (les vers 1, 2, 4, 5, 9, 11, 14). Cela suffit pour que Valéry y ait vu un grand maître à qui se confronter. 

Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d’étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux ;

Et plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.



Appendice 2 : (humblement utilitaire) : Le Cimetière marin, avec l’indication des coupes de chaque vers : 

Ce toit tranquille, où marchent des colombes, 4/6
Entre les pins palpite, entre les tombes ; 6/4
Midi le juste y compose de feux 4/6
La mer, la mer, toujours recommencée 4/6
O récompense après une pensée 4/6
Qu'un long regard sur le calme des dieux ! 4/6

Quel pur travail de fins éclairs consume 4/6
Maint diamant d'imperceptible écume, 4/6
Et quelle paix semble se concevoir ! 4/6
Quand sur l'abîme un soleil se repose, 4/6
Ouvrages purs d'une éternelle cause, 4/6
Le temps scintille et le songe est savoir. 4/6

Stable trésor, temple simple à Minerve, 4/6
Masse de calme, et visible réserve, 4/6
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi 4/6
Tant de sommeil sous une voile de flamme, 4/6
O mon silence !... Édifice dans l'âme, 4/6
Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit ! 4/6 (4/5+1)

Temple du Temps, qu'un seul soupir résume, 4/6
À ce point pur je monte et m'accoutume, 4/6
Tout entouré de mon regard marin; 4/6
Et comme aux dieux mon offrande suprême, 4/6
La scinti / llation sereine sème         6/4 (6/2+2)
Sur l'altitude un dédain souverain. 4/6

Comme le fruit se fond en jouissance, 4/6
Comme en délice il change son absence 4/6
Dans une bouche où sa forme se meurt, 4/6
Je hume ici ma future fumée,         4/6
Et le ciel chante à l'âme consumée 4/6
Le changement des rives en rumeur. 4/6

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change ! 4/6
Après tant d'orgueil, après tant d'étrange 5/5
Oisiveté, mais pleine de pouvoir, 4/6
Je m'abandonne à ce brillant espace, 4/6
Sur les maisons des morts mon ombre passe 6/4
Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir. 4/6

L'âme exposée aux torches du solstice, 4/6
Je te soutiens, admirable justice 4/6
De la lumière aux armes sans pitié ! 4/6
Je te tends pure à ta place première, 4/6
Regarde-toi !... Mais rendre la lumière 4/6
Suppose d'ombre une morne moitié. 4/6

O pour moi seul, à moi seul, en moi-même, 4/6 (4/3+3)
Auprès d'un coeur, aux sources du poème, 4/6
Entre le vide et l'événement pur, 4/6
J'attends l'écho de ma grandeur interne, 4/6
Amère, sombre, et sonore citerne, 4/6
Sonnant dans l'âme un creux toujours futur ! 4/6

Sais-tu, fausse captive des feuillages, 2/8
Golfe mangeur de ces maigres grillages, 4/6
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants, 4/6
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse, 4/6
Quel front l'attire à cette terre osseuse ? 4/6
Une étincelle y pense à mes absents. 4/6

Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière, 4/6
Fragment terrestre offert à la lumière, 4/6
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux, 4/6
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres, 4/6
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ; 4/6
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux ! 4/6

Chienne splendide, écarte l'idolâtre ! 4/6
Quand solitaire au sourire de pâtre, 4/6
Je pais longtemps, moutons mystérieux, 4/6
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes, 4/6
Éloignes-en les prudentes colombes, 4/6
Les songes vains, les anges curieux ! 4/6

Ici venu, l'avenir est paresse.         4/6
L'insecte net gratte la sécheresse ; 4/6 
Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air 4/6 (4/2+4)
À je ne sais quelle sévère essence... 4/6
La vie est vaste, étant ivre d'absence, 4/6
Et l'amertume est douce, et l'esprit clair. 6/4

Les morts cachés sont bien dans cette terre 6/4 ou 4/6
Qui les réchauffe et sèche leur mystère. 4/6
Midi là-haut, Midi sans mouvement 4/6
En soi se pense et convient à soi-même 4/6
Tête complète et parfait diadème, 4/6
Je suis en toi le secret changement. 4/6

Tu n'as que moi pour contenir tes craintes ! 4/6
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes 4/2/4
Sont le défaut de ton grand diamant !... 4/6
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres, 4/6
Un peuple vague aux racines des arbres 4/6
A pris déjà ton parti lentement. 4/6 (4/3+3)

Ils ont fondu dans une absence épaisse, 4/6
L'argile rouge a bu la blanche espèce, 4/6
Le don de vivre a passé dans les fleurs ! 4/6
Où sont des morts les phrases familières, 4/6
L'art personnel, les âmes singulières ? 4/6
La larve file où se formaient les pleurs. 4/6

Les cris aigus des filles chatouillées, 4/6
Les yeux, les dents, les paupières mouillées, 4/6
Le sein charmant qui joue avec le feu, 4/6
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent, 4/6
Les derniers dons, les doigts qui les défendent, 4/6
Tout va sous terre et rentre dans le jeu ! 4/6

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe 4/6
Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge 4/6
Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici ? 4/6
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ? 4/6
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse, 4/6
La sainte impati / ence meurt aussi ! 6/4

Maigre immortalité noire et dorée, 6/4
Consolatrice affreusement laurée, 4/6
Qui de la mort fais un sein maternel, 4/6
Le beau mensonge et la pieuse ruse ! 4/6
Qui ne connaît, et qui ne les refuse, 4/6
Ce crâne vide et ce rire éternel ! 4/6

Pères profonds, têtes inhabitées, 4/6
Qui sous le poids de tant de pelletées, 4/6
Êtes la terre et confondez nos pas, 4/6
Le vrai rongeur, le ver irréfutable 4/6
N'est point pour vous qui dormez sous la table, 4/6
Il vit de vie, il ne me quitte pas ! 4/6

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ? 4/6
Sa dent secrète est de moi si prochaine 4/6
Que tous les noms lui peuvent convenir ! 4/6
Qu'importe! Il voit, il veut, il songe, il touche ! 4/6 ? (2/2/2/2)
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche, 4/6
À ce vivant je vis d'appartenir ! 4/6

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d'Êlée ! 6/4 (2+4/4)
M'as-tu percé de cette flèche ailée 4/6
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas ! 4/6
Le son m'enfante et la flèche me tue ! 4/6
Ah ! le soleil... Quelle ombre de tortue 4/6
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas! 4/6 (2+2/3+3)

Non, non !... Debout ! Dans l'ère successive ! 4/6
Brisez, mon corps, cette forme pensive ! 4/6
Buvez, mon sein, la naissance du vent ! 4/6
Une fraîcheur, de la mer exhalée, 4/6
Me rend mon âme... O puissance salée ! 4/6
Courons à l'onde en rejaillir vivant. 4/6

Oui ! grande mer de délires douée, 4/6
Peau de panthère et chlamyde trouée, 4/6
De mille et mille idoles du soleil, 4/6
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue, 4/6
Qui te remords l'étincelante queue 4/6
Dans un tumulte au silence pareil 4/6

Le vent se lève !... il faut tenter de vivre ! 4/6
L'air immense ouvre et referme mon livre, 4/6
La vague en poudre ose jaillir des rocs ! 4/6
Envolez-vous, pages tout éblouies ! 4/6
Rompez, vagues ! Rompez d'eaux réjouies 4/7
Ce toit tranquille où picoraient des focs ! 4/6