mardi 14 janvier 2020

Céline : l'oral et ses redites


billet complété par :
Céline : l'oral et ses redites (2) : L'oncle Édouard et Descartes
https://lecalmeblog.blogspot.com/2020/02/celine-loral-et-ses-redites-2-loncle.html

Céline, c’est bien connu, cherche à instiller l’oral dans l’écrit. Or, si scripta manent, en revanche verba volant. L’écrit peut donc être bref, compendieux, sans redondance puisqu’on lit à son rythme et on peut éventuellement relire. Car l’écrit, c’est une évidence qu’il faut souligner, a partie liée à l’espace (réversible), quand l’oral relève du temps seul (irréversible). À l’oral, l’instant fait tout disparaître. Le problème de l’oral littéraire, c’est principalement la disparité entre ces deux temporalités. 
Dans le langage parlé, on ne cesse de répéter, de reprendre - que ce soit conversation de famille ou cours en amphi… À l’oral, la pensée et l’expression se cherchent, les affects à la fois troublent l’élocution et incitent à parler. Donc à répéter, pour donner le temps de comprendre, pour se donner le temps de réfléchir ou, plus fréquemment, pour se conforter et conforter autrui dans la vérité profonde de l’opinion qu’on vient d’énoncer.
La transposition à l’écrit a donc des effets cocasses, surtout en raison de la tradition française du ‘beau style’ qui maudit les répétitions. Céline, bien sûr, n’hésite pas à en rajouter, et ses personnages souvent obsessionnels se répètent de façon insupportable : perroquets, pantins ruminant indéfiniment la colère, la hargne, la haine, les imprécations, les conseils.
Les radotages du père dans Mort à crédit sont comme la préfiguration des obsessions haineuses des pamphlets, mais aussi de l’écriture célinienne à venir, qui retourne sans cesse en boucle sur elle-même. Le musicien peut répéter un motif ; Céline s’attribue ce droit dans sa musique personnelle. Ainsi, l’insistance, voire l’exaspération accèdent à la dignité esthétique.

Prenons dans Mort à crédit quelques exemples qui seront plus frappants encore si on isole chaque reprise (à peine variée) par un retour à la ligne. Il s’agit dans tous ces cas d’indirect libre : l’auteur assume donc une part de la redondance en nous fournissant l’écho interne des propos déjà redondants, donc en y ajoutant la sensation de vertige du jeune Ferdinand assailli par les radotages des pitoyables adultes auxquels il devrait se soumettre : 

p. 855 :
Après deux mois à l’essai, il avait parfaitement saisi 
- que je me plairais jamais ailleurs... 
- Que le condé du Génitron c’était entièrement pour mon blaze, 
- que ça me bottait exactement, 
- qu’autre part dans un autre jus je serais toujours impossible... 
- C’était écrit dans mon Destin... 
(soit 5 fois)

p. 793 :
C’est une chose alors mes dabes 
- qu’ils n’auraient pas pu encaisser, 
- qu’ils avaient jamais pu blairer, 
- qu’ils avaient jamais pu comprendre, que je manque, moi, d’espérance et de magnifique entrain... 
- Ils auraient jamais toléré... 
(soit 4 fois ; ce dont il est question n’étant mentionné qu’en 3° occurrence)

p. 854 : 
Enfin, tout de même, y a un chapitre où il m’a 
- jamais truqué, 
- jamais déçu,
- jamais bluffé, 
- jamais trahi même une seule fois ! C’est pour mon éducation, mon enseignement scientifique. Là, 
- jamais il a flanché, 
- jamais tiqué une seconde !... 
- Jamais il a fait défaut ! 
soit 7 fois, le thème indiqué seulement à la 4°

p. 861 : 
Il voulait que son lecteur 
- en personne 
- lui-même se forme 
- sa propre conviction, 
- par ses propres expériences... quant aux choses les plus relatives, des astres et de la pesanteur... 
- Qu’il découvre lui-même les lois... Il voulait ainsi 
- l’obliger ce lecteur, toujours fainéasson, à des entreprises très pratiques 
- et point seulement le contenter par une ritournelle de flatteries...
7 fois, la dernière avec une présentation inversée de la même idée.