mercredi 30 juin 2010

Traducteurs professionnels et amateurs


Il est évident qu'il faut des traducteurs professionnels. Un amateur ne va pas s'attaquer à Ulysses ou à L'Homme sans qualités, ou au Paradis perdu. Mais, comme en toutes choses, si le traducteur est professionnel, il a certes compétence technique, mais il court aussi le risque d'une certaine indifférence personnelle. Un professionnel, c'est celui qui sait faire ; mais c'est aussi (parfois) celui qui fait parce qu'il faut le faire, parce que la marmite réclame de bouillir. 
Et ce problème, selon moi, se pose de façon particulière dans la traduction de poésie (ou de prose à forte personnalité formelle). La poésie réclame une attention très singulière, irriguée par un authentique désir, un amour, dont le professionnel n'est pas incapable, mais dont il n'est pas toujours doté. Je ne parle pas des traductions universitaires, par essence... universitaires : elles s'adressent à des lecteurs qui peuvent se référer à la page d'en face, et à qui la traduction épargne seulement quelques doutes de lexique ou de syntaxe. Mais si on a le malheur de lire à haute voix le texte français, il y a souvent de quoi pleurer.

Soit dit en passant : jadis, fin XIX°, à la belle époque de la philologie, on pratiquait pour les classes (!!) de très précieuses éditions à traduction double. Pour Homère ou Virgile, on avait 1/ le texte original 2/ une traduction ligne à ligne, mot à mot, à peine en français, à vocation strictement technique 3/ une traduction en "bon" français, une vraie traduction. Les impératifs de la précision et ceux du rendu étaient donc satisfaits, pas tout à fait en même temps, mais sur une même double page - ce qui, d'ailleurs, permettait de faire tout seul de grands progrès dans des langues souvent très difficiles. 

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Parlons donc des traductions de poésie par des professionnels, non-universitaires, non faiseurs d'éditions critiques. On admire l'immensité du travail, la commodité du résultat. Mais, si on y regarde de près, la traduction de chaque poème, si elle est très convenable, est souvent un peu neutre, un peu extérieure. Le traducteur ne peut pas passer des dizaines, des centaines d'heures sur un sonnet, cela se comprend, et on ne lui en tient pas rigueur. Mais l'amoureux de tel poème risque de ne pas y trouver son compte. 
Et c'est là que le traducteur amateur peut intervenir, en plus du professionnel, et non à sa place. Il peut, animé par l'amour, polir et reprendre indéfiniment sa traduction. Il peut rester des semaines à baigner dans le chant singulier du poème. 
Dans un entretien consécutif à la parution de son Anthologie de la Poésie allemande en Pléiade, J.-P. Lefebvre, qui a traduit lui-même la plupart des textes répartis sur plusieurs siècles, note qu'on ne peut pas suivre le rythme et la rime, à moins d'y passer beaucoup de temps (et que ce n'est pas toujours possible). Exact. C'est là que les amateurs peuvent trouver leur place : produire, chacun en très faible quantité, des traductions longuement méditées, qui parfois satisferont à des exigences qui ne semblent excessives que si on suppose des contraintes matérielles. L'amour ne compte pas. 
En outre, avec les blogs, sites, forums et autres, ce genre de maniaques inoffensifs pourraient se retrouver, comparer leurs essais, discuter. J'imagine assez un site où des dizaines de passionnés proposeraient leur version de tel ou tel poème. On trouve parfois cela pour des traductions déjà publiées, classiques ou récentes, mises en regard les unes des autres. Pourquoi ne pas susciter une sain(t)e émulation autour de tel poème bref ? 
Je suis persuadé qu'une telle pratique finirait par dégager bon nombre d'excellentes traductions, à la fois assez précises et assez poétiques, qui constitueraient une sorte d'anthologie lacunaire (pléonasme). Les divers poèmes seraient rendus avec des intentions, des esthétiques différentes, voire incompatibles ; mais chaque morceau existerait par lui-même, ce qui n'est déjà pas si mal. Chaque visiteur y prendrait selon son goût.

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Mon expérience personnelle est que, parfois, souvent, "ça ne marche pas". Manque d'amour ou impossibilité intrinsèque ? Comme chez Hegel, il faut dire que l'impossible n'est jamais que (si j'ose dire) de l'impu ; que le jour où quelqu'un y serait parvenu, on aura la preuve de la possibilité ; mais que la preuve de l'impossibilité ne viendra jamais, par définition, et qu'il y aura toujours de la tablature pour les téméraires prodigues de leur temps.
Je n'ai pu, par exemple, rendre de façon satisfaisante pour moi qu'un très petit nombre de Sonnets de Shakespeare ; et les deux seuls recueils dont j'aie pu faire une intégrale (les Sonnets à Orphée de Rilke et le Romancero gitano de Lorca) sont des œuvres dont l'esthétique me convainc pleinement, alors que les Sonnets de Shakespeare, tout admirables qu'ils me paraissent, ne laissent pas de me donner tout de même une impression de fabriqué, d'artifice ; artifice merveilleux mais artifice, qui suscite donc une discrète réticence qui est peut-être l'obstacle à la traduction "amoureuse". 

Mais ne rêvons pas. Le traducteur amateur, s'il n'est pas un vrai bilingue, aura bien des difficultés à traduire un poème jamais traduit auparavant - ou alors ce sera en encourant de grands risques. Une part de son action consiste à consulter les traductions existantes, pour en tirer des enseignements (positifs et négatifs), entre autres pour lever (cela arrive plus qu'un peu) des hésitations sur la syntaxe - ou sur les originalités de la syntaxe.

L'amateur, pour bien traduire, doit d'abord en ressentir le besoin impérieux, pour tels poème et pas tels autres ; avoir la sensation que le poème l'implore, « Peuple altéré de moi suppliant que tu vives. » 

P.S. : 
Il y a certainement d'autres sites intéressants que les deux que j'ai repérés, sites de traducteurs professionnels faisant une part à des remarques précises sur des points particuliers
http://www.volkovitch.com/  rubrique "Carnet du traducteur"
et

dimanche 27 juin 2010

Céline, Marcel Aymé "Empième"



   Le Professeur Henri Godard a édité Céline en Pléiade (ce n'est pas une mince entreprise), quatre volumes de romans, plus un de Lettres, avec un abondant appareil critique. Il a publié en outre une infinité de commentaires sur cet auteur, dont une très riche Poétique de Céline (pour amateurs très avertis et universitaires). Il connaît Céline mieux que personne.   
N'empêche que, de temps en temps, on trouve, non pas une erreur, mais un petit manque, un petit creux. Le lecteur amateur peut apporter son gravier à l'édifice, et il ne serait pas mauvais que mille lecteurs amateurs mettent en commun mille petites remarques, tirant à conséquence ou non. Exemple : 

Dans Féerie  pour une autre fois I (Pléiade pp. 19-20), à l'occasion d'une comparaison entre leurs chats respectifs, au bénéfice final, naturellement, de Bébert, Céline fait un long éloge de Marcel Aymé, son voisin de Montmartre ; éloge de l'écrivain, de l'homme, et même, avec quelques bémols, de son chat. Rare est chez Céline une telle absence d'ambiguïté dans l'amitié ou l'admiration. Ses propos romanesques ou épistoliers sur Gen-Paul ou sur Le Vigan en sont très loin... 
Une étrangeté cependant : pour s'épargner et épargner à son éditeur des procès sans fin, Céline use de pseudonymes, souvent transparents pour qui connaît un peu ses fréquentations. Il rebaptise par exemple Marcel Aymé "Marc Empième". Or Céline, médecin, ne pouvait ignorer que le mot "empyème" (parfois orthographié "empième") désigne... un amas de pus qui se loge dans une cavité préexistante de l'organisme, l'appendice p. ex (différent en cela de l'abcès qui crée son propre logis). L'association n'est guère élogieuse. Elle est certes très célinienne : on savait depuis le Voyage que l'homme n'est jamais que "de la pourriture en suspens" (il s'agit d'ailleurs à ce moment du Voyage d'un grand écrivain qui se met à battre la campagne) ; mais pour l'ami admiré, c'est étrange. 
S'est-on interrogé sur ce pseudonyme ? La note de H. Godard indique l'évolution des rapports entre Céline et Aymé, renvoie à une première version de Féerie où Céline était bien plus mitigé, mais n'évoque pas le sens du pseudonyme. Faut-il y voir un reste de rancœur ? C'est peu plausible vu le niveau de l'éloge. L'interrogation demeure.


ooo



La tombe de Céline
photographiée par Ferdinand Bardamu (probablement un pseudonyme)
sous licence CC 
http://it.wikipedia.org/wiki/File:TombaCéline.JPG



À l'instigation de Lucette Destouches la dalle a été ornée d'un bateau à voiles. 

On remarque que la veuve de l'écrivain avait fait graver pour sa propre date de décès "19 - -" alors qu'elle est encore en vie en 2019. 
On peut noter aussi à ce propos qu'Evelyne Pollet, qui a compté dans la vie de LFC, est morte centenaire en 2006. 


vendredi 18 juin 2010

Tristan-Sébastien Bach


L'œuvre classique est achevée, sans faille, sans manque, alors que l'œuvre moderne (qui mérite moins ce nom d'œuvre) est inachevée, trouée, équivoque : elle laisse au lecteur, à l'auditeur une inquiétante latitude de se mouvoir parmi les ambiguïtés, les équivoques, les compréhensions possibles. Dans les manques, on est invité à imaginer, à combler, en maintes façons. L'œuvre classique, elle, se présente toute armée ; elle réclame d'être consommée, jugée, appréciée telle quelle. Elle peut être ardue, exigeante, aride : elle ne laisse pas perplexe. 

Bach, en règle générale, est on ne peut plus "carré", construit, architecturé, sans équivoque. Mais il y a au moins une exception considérable, non par la dimension, mais par l'audace. 
Dans les six Suites pour violoncelle seul, il faut user souvent de doubles cordes (voire de l'illusion des triples) pour donner un semblant d'harmonie à un instrument mélodique qui ne peut qu'arpéger ses accords au sein de la mélodie. Mais un seul mouvement ne comporte pas la moindre double corde : la Sarabande de la 5° Suite. La partition en est très épurée : 



Le lien suivant en fournit une interprétation assez étrange visuellement, mais pas inintéressante musicalement...


Or ce mouvement, où la mélodie seule peut servir à deviner  l'harmonie, est étrangement mené : les altérations sont bizarres, assez inattendues, les harmonies sous-entendues ne sont pas évidentes du tout. La minceur du matériau fourni suscite pour l'auditeur l'évocation non d'une harmonie possible et bien clairement annoncée, mais une foule d'éventualités, d'harmonisations-candidates parmi lesquelles le choix ne peut être clairement fait. Chaque trait peut s'interpréter (par l'oreille) selon plusieurs configurations, plusieurs significations. D'où une étrange sensation de suspens. La mélodie nous fournit à chaque instant plusieurs aiguillages possibles, des simulacres de poteaux indicateurs substituables. 
Le temps de cette musique est donc celui de l'équivoque. On est très loin, par exemple du "style classique" (dans l'acception historique de cette formule) où l'affirmation constante de la tonalité, la clarté dans l'annonce des modulations, constituent la base du confort esthétique (parfois excessif, si on sait trop où l'on va). 
 Bach nous propose sans cesse ici des configurations "poly-valentes" au sens des "valences" chimiques : la charge électrique de telle note, c'est-à-dire son interprétation harmonique, est indécidable. Ou bien, en termes d'analyse logique : des phrases tournées de telle façon qu'elles puissent être comprises grammaticalement de façons diverses, sans que l'une s'impose. Ce sera le procédé favori de l'esthétique symboliste où, par exemple, on s'arrange pour qu'un même verbe du premier groupe puisse, indécidablement, être compris à l'indicatif ou au subjonctif : "une larme qui fonde", chez Valéry, recourt à un verbe-valise, à la fois "fondre" et "fonder" (ou d'innombrables formules du même, à subtile double détente contradictoire : "je ne sais que penser"... "il faut bien vivre"...).
Or cette poésie symboliste se réclamait très ouvertement (et même de façon un peu insistante) de la révolution musicale wagnérienne. Et (si l'on passe vite sur les transitions) il est remarquable que le Wagner le plus wagnérien, le plus stupéfiant, celui qui est considéré comme ouvrant la voie à l'atonalité du XX° siècle, c'est celui du fameux "accord de Tristan" (qui n'est pas tout à fait un accord, mais peu importe), qui ouvre le fameux opéra :



L'entendre ici par exemple (le son est bas, tendre l'oreille ou monter le potentiomètre) : 
(le plus significatif est le ré #+sol# à la 13°-14° seconde de la vidéo)



Cet accord qui a fait couler beaucoup d'encre reste encore (peut-être à jamais) une énigme. On a parlé d'accord "androgyne", pas seulement parce qu'il s'agit d'Amour Absolu. Il est polyvalent, à aiguillages multiples. C'est une molécule de chimie organique, qui laisse pressentir quantité d'associations, de combinaisons, de continuations possibles. Il est hérissé de fléchages vers des devenirs possibles, des transformations éventuelles : un accord non-euclidien, qui suggère des espaces divers. Pour l'oreille, il est irisé d'équivoques. Pour l'analyse, il en est hérissé.
Les étudiants en musique pratiquent un exercice qui consiste à prendre un fragment, et à se demander quelle en peut être la tonalité ; souvent, on est amené à répondre par une hiérarchie de probabilités dans laquelle la première a les plus grandes chances d'être la bonne, la deuxième bien moins, et la ou les suivantes de chances toutes théoriques (si le découpage était un piège). C'est le B-A BA du tonalisme que d'indiquer courtoisement où on vous emmène, de le faire pressentir, afin que l'auditeur ne soit pas dérouté, déconcerté. 
Dans la Sarabande, l'effet si singulier est dû principalement à une multiplication des altérations, sans explication "par en-dessous", par l'accompagnement, par les basses, puisqu'il n'y a qu'une voix. Le destin des phrases n'est nullement indiqué, ni même suggéré pas des coups de coude, ou de genou, ou des clins d'œil. 
Si bien que, pour les interprètes, malgré la modeste difficulté technique, ce n'est pas sans crainte et tremblement qu'on ose aborder une pièce aussi singulière, aussi peu préhensible.

Il est assez stupéfiant de voir que Bach a pu déjà, de façon certes très limitée, oser cet inconfort esthétique provoqué par une abondance de biens, une confusion des pressentiments. Cette Sarabande est faite principalement de vide ; il semble bien que les notes ne sont là que pour faire sentir les béances harmoniques, l'absence de liens syntaxiques définis. Elle est faite de plus d'absence que de présence. Le morceau, certes, se termine ; mais il est une série de questions sans réponses, d'Unanswered Questions, de frôlements, de suggestions, d'évocations d'on ne sait quoi - ce qui est bien symboliste.
L'article de Wikipedia dit sobrement de cette pièce : "dénuée de tout accord, elle est d'une rare profondeur". C'est très vrai. D'une profondeur très vide, abyssale. Ou, au sens latin, d'une grande "altitude", mot qui désigne aussi bien la profondeur de la mer que la hauteur des cieux. D'où cette impression, très peu "classique", d'irréel, de flottement, de rêve. Une immense paix et, en même temps, une constante énigme. Une musique éventuelle.


dimanche 13 juin 2010

Céline et Valéry - Bouches et boucheries


... pour relativiser un peu les limites. 

Il n'y a, semble-t-il, pas d'auteurs plus opposés que Valéry et Céline. Et pourtant... 
Chacun a sa façon de dire l'horreur, le physiologique, le dégoût. Néanmoins, ils sont animés par un même intérêt fasciné pour cette chair que l'on prétend complice de l'esprit, et qui n'est que viande, pour cette bouche que l'on prétend pure profératrice du Verbe, et qui est bien peu ragoûtante... 

Mais la boucherie valéryenne n'est somme toute qu'un épisode ambivalent, une expérience, comme on dit chez les lettrés, de l'apotropaïque (la fascination pour l'horrible). 
Alors que la boucherie célinienne est destinée à nourrir des soldats qui vont sous peu devenir à leur tour cette même viande sanguinolente : Bardamu s'évanouit car il voit, sent,  apprend de tout son corps que ce spectacle est un "tu es ceci", une moderne "Vanité" (parfaites analyses de J.-P. Richard dans son opuscule Nausée de Céline). L'équarrissage est l'avenir de l'homme.

La bouche valéryenne est un dispositif étrange, complexe, onirique ; un Opéra à l'italienne revu en cauchemar, mais un "temple du goût" tout de même. La page est un magnifique morceau de bravoure. 
La bouche célinienne, pour le regard médical, est un trésor sémiologique, elle distribue généreusement les signes de la décomposition ; sans équivoque, elle prophétise la mort.



Valéry      Bouche (Mélange, in  Œuvres, Pléiade t. 1 p1-323)

« Le corps veut que nous mangions, et il nous a bâti ce théâtre succulent de la bouche tout éclairé de papilles et de houppettes pour la saveur. Il suspend au-dessus d’elles comme le lustre de ce temple du goût, les profondeurs humides et avides des narines.
Espace buccal. Une des inventions les plus curieuses de la chose vivante. Habitation de la langue. Règne de réflexes et de durées diverses. Régions gustatives discontinues. Machines composées. Il y a des fontaines et des meubles.
Et le fond de ce gouffre avec ses trappes assez traîtresses, ses instantanés, sa nervosité critique. Seuil et actes — cette fourrure irritée, la Tempête de la Toux.
C’est une entrée d’enfer des Anciens. Si on décrivait cet antre introductif de matière, sans prononcer de noms directs, quel fantastique récit !
Et enfin le Parler… Ce phénomène énorme là-dedans, avec tremblements, roulements, explosions, déformations vibrantes… »



Céline      Bouche (Voyage)

« Il avait des dents bien mauvaises, l’Abbé, rancies, brunies et haut cerclées de tartre verdâtre, une belle pyorrhée alvéolaire en somme. J’allais lui en parler de sa pyorrhée mais il était trop occupé à me raconter des choses. Elles n’arrêtaient pas de venir juter les choses qu’il me racontait contre ses chicots sous les poussées d’une langue dont j’épiais tous les mouvements. A maints minuscules endroits écorchée sa langue sur ses rebords saignants.
J’avais l’habitude et même le goût de ces méticuleuses observations intimes. Quand on s’arrête à la façon par exemple dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor baveux. C’est plus compliqué et plus pénible que la défécation notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition ! Voilà pourtant ce qu’on nous adjure de transposer en idéal. C’est difficile. »






Valéry      Boucherie (Inspirations méditerranéennes, Œuvres, Pléiade t. 1 p. 1088-1089

« J'allai à la mer pour me baigner. Je m'avançai d'abord, pour jouir de la lumière admirable, sur une petite jetée. Tout à coup, abaissant le regard, j'aperçus à quelques pas de moi, sous l'eau merveilleusement plane et transparente, un horrible et splendide chaos qui me fit frémir. Des choses d'une rougeur écœurante, des masses d'un rose délicat ou d'une pourpre profonde et sinistre, gisaient là... Je reconnus avec horreur l'affreux amas des viscères et des entrailles de tout le troupeau de Neptune que les pêcheurs avaient rejeté à la mer. Je ne pouvais ni fuir ni supporter ce que je voyais, car le dégoût que ce charnier me causait le disputait en moi à la sensation de beauté réelle et singulière de ce désordre de couleurs organiques, de ces ignobles trophées de glandes, d'où s'échappaient encore des fumées sanguinolentes, et de poches pâles et tremblantes retenues par je ne sais quels fils sous le glacis de l'eau si claire, cependant que l'onde infiniment lente berçait dans l'épaisseur limpide un frémissement d'or imperceptible sur toute cette boucherie. L'œil aimait ce que l'âme abhorrait » .



Céline      Boucherie (Voyage)

« C’était donc dans une prairie d’août qu’on distribuait toute la viande pour le régiment, — ombrée de cerisiers et brûlée déjà par la fin d’été. Sur des sacs et des toiles de tentes largement étendues et sur l’herbe même, il y en avait pour des kilos et des kilos de tripes étalées, de gras en flocons jaunes et pâles, des moutons éventrés avec leurs organes en pagaie, suintant en ruisselets ingénieux dans la verdure d’alentour, un bœuf entier sectionné en deux, pendu à l’arbre, et sur lequel s’escrimaient encore en jurant les quatre bouchers du régiment pour lui tirer des morceaux d’abattis. On s’engueulait ferme entre escouades à propos de graisses, et de rognons surtout, au milieu des mouches comme on en voit que dans ces moments-là, importantes et musicales comme des petits oiseaux.
Et puis du sang encore et partout, à travers l’herbe, en flaques molles et confluentes qui cherchaient la bonne pente. On tuait le dernier cochon quelques pas plus loin. Déjà quatre hommes et un boucher se disputaient certaines tripes à venir.
— C’est toi eh vendu ! qui l’as étouffé hier l’aloyau !...
J’ai eu le temps encore de jeter deux ou trois regards sur ce différend alimentaire, tout en m’appuyant contre un arbre et j’ai dû céder à une immense envie de vomir, et pas qu’un peu, jusqu’à l’évanouissement. »




Wordsworth : Lucy dans les cieux (traduction M.P.)


Ce bref poème assez énigmatique (ainsi qu'un autre, assez voisin, du même auteur) a suscité quantité de commentaires ; il est même en quelque façon la "pierre de touche" préférée des diverses écoles interprétatives anglo-saxonnes qui veulent donner exemple de leur pertinence. 
Je me garderai bien d'entrer en concurrence herméneutique. Il suffit de voir que c'est d'abord, au passé, un poème de mélancolie (mise au tombeau du moi) puis un poème de deuil, au présent (réinsertion de l'objet perdu dans un ensemble). 
La brièveté de l'anglais, la fréquence des mots monosyllabiques,  l'importance du rythme iambique rendent la traduction française particulièrement ardue. Il faut supprimer tout ce qui n'est pas absolument nécessaire, quitte à voisiner avec l'ellipse ; et se contenter de rimes "minces". La fin du vers 3 est un pis aller ; mais dans un mode de traduction aussi contraint, on ne peut guère les éviter. Peut-être reviendrai-je un jour y apporter un repentir.

Pour le premier vers, je copie ici la fin du billet précédent : 
... fameux poème de Wordsworth sur la "mort" de sa sœur Lucy (poème qui a connu une étrange fortune psychédélique) : 
A slumber did my spirit seal
Ici, le rythme est tout iambique  : aT aT aT aT (l'anglais y tend puissamment), donc proche d'une marche funèbre, ou du choc rythmique du marteau qui cloue un cercueil, celui de Lucy, mais aussi celui de l'âme du poète. Mais c'est l'hébétude ("slumber") qui est sujet, très habilement renforcée par l'article indéfini ("a") et par le "did" explétif, de pure insistance, jusqu'au choc final du sceau ("seal"), sans préjudice d'une association, par le S initial commun à l'esprit et ce qui l'annule : Spirit / Slumber / Seal - le S, en outre, étant en position de tonique.




A slumber did my spirit seal ;
I had no human fears -
She seemed a thing that could not feel
The touch of earthly years.
No motion has she now, no force ;
She neither hears nor sees ;
Rolled round in earth's diurnal course
With rocks, and stones, and trees.



Soudain je chus dans la stupeur,
De peur humaine exempt -
Elle était chose sans chaleur
Hors des terrestres ans.

Inerte, en paix elle est figée,
N'entend, ne sent, ne voit ;
Roulée parmi jours et journées,
Cailloux, rochers et bois.

Tombes de la famille Wordsworth 
(photo Gary Rogers, Wikipedia, sous licence CC)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Wordsworth_family_plot.jpg
    

samedi 12 juin 2010

Mettre en vedette (Ronsard, Du Bellay)







Très célèbre (trop ?) est le vers de Ronsard : 

Comme on voit, sur la branche, au mois de mai, la rose [...]

Il mérite attention quant aux intentions et aux effets de son rythme : 
- deux anapestes (comme on voit / sur la branche),
- un péon IV (au mois de mai)
- un iambe (la rose)
Soit, en indiquant atones et toniques respectivement par a et T (la reprise de la notation quantitative antique, pour fréquente qu'elle soit, induit des confusions) : 

aaT aaT aaaT aT

Le premier hémistiche nous installe dans l'anapeste, le rythme français le plus classique et le plus doux, et nous fait dnc attendre un alexandrin tout anapestique (aaT aaT aaT aaT). 
Attente déçue : le deuxième hémistiche ne reprend pas le premier, mais fait succéder un pied long, puis un pied court. Après l'égal, l'inégal. L'alexandrin contient donc les 3 pieds classiques de la métrique française. 
Ceci pour la description. Mais, plus important : les intentions de cette répartition, les effets visés par le poète sur l'esprit du lecteur. 
Il s'agit de la rose ; cette star va être mise en valeur en se faisant attendre. On commence, sans dire de quoi il s'agit, par une indication toute vide de comparaison : "comme on voit". Puis une indication de lieu ("sur la branche") ; puis une indication de temps ("au mois de mai"). On ne sait toujours pas de quoi il s'agit ; la disposition agace notre attente. Pour le moment, on est (si on ne connaît pas ou feint de ne pas connaître le poème) dans un état d'indécision, suspensif, hésitant, comparable (en partie) à la poétique symboliste de la potentialité (La Jeune Parque) ; comparable aussi (en partie) à la structure phrase allemande, où, le verbe venant à la fin, ce n'est qu'au dernier mot que le sens apparaît vraiment et se synthétise (Hegel n'était pas allemand pour rien). Mais ici, c'est une attente sémantique, de contenu (de quoi s'agit-il ?) et cette attente sera résolue sous la forme d'une réponse enfin donnée quand le lecteur sera "mûr" : "la rose". 
Avec grande douceur, Ronsard l'artiste "ingénieur de cervelle" joue sur les nerfs du lecteur, l'impatiente. En classique, dirait Valéry "il spécule sur l'attente qu'il crée" (contrairement aux Romantiques et aux Modernes qui spéculent sur la surprise). Il sait "faire attendre le mot le plus tendre" (Valéry). Il sait nous faire tendre, nous faire désirer, aiguiser notre appétit. La rose est mise en vedette, c'est-à-dire apparaît en dernier, après les seconds couteaux, après les déterminations vides de temps et de lieu. Le poète lui prépare la place, creuse notre désir. Par la position finale, mais aussi par la gradation, discrète et efficace, qui va de l'anapeste (3 syllabes) au péon IV (4 syllabes ; le IV indique non le nombre de syllabes, qui est toujours de 4 dans le péon, mais la place de l'accent, qui se trouve ici sur la 4°). 
Subtile cuisine pourvoyeuse de délices. 





L'autre géant de l'époque, Du Bellay, use exactement du même procédé à une fin exactement symétrique. Ce grand malade qui chante son mal commence ainsi son célèbre sonnet à Magny : 



Vu le soin ménager dont travaillé je suis

On retrouve le schéma : aaT aaT aaaT aT
Mais ici, il s'agit de faire attendre un moi souffrant, dévasté, mélancolique, qui n'existe presque plus. En français contemporain : "vu les douleurs intérieures qui me torturent...".
Les poètes du temps ne craignaient pas de s'exprimer comme des notaires ou des juristes : Vu le décret n° X, etc... Le poète explique, s'explique, et se montre lui-même relégué tout au fond du vers, en bout de course, en cinquième roue de la charrette. Le procédé rythmique est le même que ci-dessus chez Ronsard, inutile de détailler. Sauf que l'opposition maximale de quanttié est entre "dont travaillé" (4 syllabes) et le maigre, l'étique, le cachectique "je suis" (2 syllabes). Ce "je suis" est bien loin de sonner triomphalement comme un "sum" cartésien, syllabe par laquelle (début de la 2° Méditation) je me sors instantanément de la perdition, je la convertis en repérage intégral, en me définissant comme point de référence de toutes choses, un repère que je ne saurais perdre puisque je le suis. Ici, au contraire, le moi du poète est écrasé, résiduel, presque anéanti par la douleur. 
Et, grammaticalement, ce moi n'est pas sujet, mais objet ; victime même. C'est le "soin" qui est sujet (un "soin" qui est l'antithèse du "care" dont on parle ces temps-ci) : la douleur est sujet grammatical, mais aussi sujet réel dont je suis le jouet. Ce n'est pas du tout le positif "je suis" ; c'est au contraire "je suis travaillé", forme éminemment passive, accentuée par une inversion qui n'est pas seulement facilité poétique, mais qui renforce grandement la perception sensible de cette indication (c'est à cela que se reconnaissent les vrais poètes classiques : le son renforce le sens, lui adjoint les effets puissants parce que souvent inaperçus d'une mimétique rythmique ou colorée). 
Le merveilleux de ce vers, c'est donc la traduction, par des moyens très classiques, d'une vision très moderne d'un moi souffrant, déficient, lacunaire. 

Ronsard et Du Bellay usent du même procédé pour exposer un mot, tantôt en gloire, tantôt en misère. La fin du vers n'est pas seulement le bout du décompte des syllabes réglementaires, ni le lieu d'une rime obligée : il n'y a pas eu lieu de faire intervenir la rime pour montrer combien cette dernière syllabe est poussée par celles qui précèdent jusqu'à acquérir, avec une grand économie de moyens, le statut d'une position extrême. Un Capitole, une Roche Tarpéienne.


ooooo





Incidemment, on peut rapprocher ce premier vers de Du Bellay du premier vers du fameux poème de Wordsworth sur la "mort" de sa sœur Lucy (poème qui a connu une étrange fortune psychédélique) : 

A slumber did my spirit seal

Ici, le rythme est tout iambique  : aT aT aT aT (l'anglais y tend puissamment), donc proche d'une marche funèbre, ou du choc rythmique du marteau qui cloue un cercueil, celui de Lucy, mais aussi celui de l'âme du poète. Mais c'est l'hébétude ("slumber") qui est sujet, très habilement renforcée par l'article indéfini ("a") et par le "did" explétif, de pure insistance, jusqu'au choc final du sceau ("seal"), sans préjudice d'une association, par le S initial commun à l'esprit et ce qui l'annule : Spirit / Slumber / Seal - le S, en outre, étant en position de tonique.
(un jour, je publierai ma traduction de ce poème très spécial ; pas commode...)






vendredi 11 juin 2010

Finir en douceur, finir en fanfare 1 (Rimbaud, Valéry)


Le jeune Valéry était passionné de Rimbaud. On le sait peu. Il hésitait à choisir entre le modèle Mallarmé et le modèle Rimbaud. Il fit bien de choisir le premier, car son système nerveux n'aurait certainement pas résisté au second. Parmi les notes de jeunesse, une copie intégrale du Bateau ivre, soulignée, annotée etc. Et la dernière strophe, rayée. Probablement parce que le Valéry de 19 ans, comme quelques autres, préférait la fin "en douceur", magiquement délicate et murmurée, de la pénultième, à la dernière, trop orchestrée, cuivrée, politisée (à la Vallès), trop ostensiblement mâle, conclue par le double coup de canon des "pONtONs", homologue des deux "trOUs rOUges" du Dormeur du val. 

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache !   
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.  

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, 
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,  
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes, 
Ni nager sous les yeux horribles des pontons. 

Le Cimetière marin saura, après l'ivresse finale, retrouver le calme du début en un merveilleux pianissimo :

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes [...]

Le vent se lève !... il faut tenter de vivre !
L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !

Mais un autre poème, et non le moindre, suscite quelques perplexités. La  rédaction de La Jeune Parque se déroula (longuement) en relation amicale avec Pierre Louÿs. Valéry, ennemi de la Muse, voulait que tout y fût pensé, construit, fabriqué, et que rien n'y fût trouvé, donné. Lucidité d'abord. Le poème était en principe terminé, sur un retour au calme après la tempête : 

Alors, malgré moi-même, il le faut, ô Soleil,
Que j'adore mon cœur où tu te viens connaître,
Doux et puissant retour du délice de naître.

Merveille de discrétion, de Dämpfung, dont il y aurait beaucoup à dire. Mais passons.
On le sait par les lettres à Louÿs, un étrange phénomène se produisit. Valéry, dans la rue, obsédé depuis des années par le chant de sa Parque, reçoit d'un coup trois vers tout faits, donnés :

Je te chéris, éclat qui semblais me connaître,
Et vers qui se soulève une vierge de sang
Sous les espèces d'or d'un sein reconnaissant.

Et il décide de les adjoindre à son grand poème :

J’ajoute (pour Poétique) que ces trois vers : Je te chéris, éclat... reconnaissant,  me sont venus il y a 15 jours, tout rôtis, de la Muse, sans attente ni provocation, et dans la rue. Je leur ai fait une place. Et il m'apparut de suite après, que leur admission immédiate, presque irréfléchie dans mon texte était le résultat de cette récente proclamation des Droits de la Muse. Une espèce de suggestion m'a imposé de ne pas avoir même l'idée de discuter.

Deux problèmes : l'un historique, l'autre esthétique. 
Problème historique : la citation ci-dessus est celle donnée en note par la Pléiade de J. Hytier. Elle semble évoquer, comme raison de cet accueil, la "Poétique" que Valéry enseignera plus tard au Collège de France. Or il n'en est rien. L'édition de la Correspondance à trois (Valéry, Gide, Louÿs), très précise, écrit

pour Poëtique

Le tréma n'est pas un détail insignifiant : il renvoie non à la science valéryenne de la production lucide, mais à l'opuscule récent de Louÿs, archaïquement orthographiée "Poëtique" (il aimait les trémas superflus), dans lequel il défendait une conception inspirée de la poésie, de la visitation par la Muse, de la passivité du poète, aux antipodes des thèses de son ami. 
On dispose en effet d'un brouillon-variante de Valéry ainsi libellé :

J'ajoute (pour Poëtïque) que ces trois vers .... me sont venus comme des champignons, il y a quinze jours, tout faits par la Muse et sans liaison attendue ou demandée avec le reste. Je leur ai fait une place. ET IL EST SUR QUE LES DROITS DE LA MUSE PROCLAMES DANS POËTIQUE ONT ETE ADMIS SANS CONTESTATION DANS CETTE OCCASION A CAUSE DE LA RETENTISSANTE ET RECENTE PROCLAMATION SUSMENTIONNEE

Une fois faite cette rectification historique, le problème esthétique se pose, et il n'est pas mince. Valéry accueille ces vers (en les modifiant un peu) en péroraison de son œuvre essentielle, pour des motifs d'hommage aux thèses d'un ami, thèses absolument antipodiques des siennes. Il conclut en fanfare par un désaveu de toute sa doctrine. L'amitié est une grande chose, mais tout de même... 
Il est probable que Valéry s'expliquait très bien le surgissement de ces vers dans son discours intérieur : au bout de plusieurs années, le cerveau finit par être en état de fonctionnement permanent, obsédé par l'alexandrin, il baigne dans l'acoustique de la Parque, ce qui explique ces venues subites. Mais Valéry se gardait bien de les conserver. 
L'origine de ces vers, qui devait les disqualifier, n'a pas empêcher Valéry de les placer au plus haut point de son œuvre. 
Mais il y a pire que cette incohérence théorique que je ne m'explique pas (comme toujours, il faudrait lire tout ce qui a été écrit sur la Parque, et ce n'est pas peu) et qui, au fond, est assez secondaire par rapport à la beauté de l'œuvre. Il y a une incohérence stylistique qui, elle, est dommageable à la beauté et à la cohérence de l'œuvre. La première fin :

Doux et puissant retour du délice de naître.



était féminine, racinienne, tendre, évanescente et berceuse.
La fin finale, si l'on ose dire :

Feu vers qui se lève une vierge de sang
Sous les espèces d'or d'un sein reconnaissant.

est grandiose, orchestrale, cuivrée. Ce n'est plus Racine ; c'est Leconte de Lisle. C'est à la rigueur néoclassique (mot trop employé à propos de Valéry, car il n'est que rarement justifié). Mais cela fait à l'évidence pièce rapportée. Le pianissimo d'alto fait place aux trombones. La fin de la Parque est un consentement, non un triomphe. Et Valéry a en quelque sorte "gâché" son Grand Œuvre par l'ajout de deux vers, très beaux en eux-mêmes, mais en principe irrecevables pour lui en raison de leur origine "inspirée", et (rançon probable de cette origine autre) d'une acoustique qui fait un disparate (et comment pouvait-il terminer sa Parque autement que par une rime féminine ?).

Volonté délibérée, masochiste, de gâcher ce qui est trop beau ? Hypothèse facile, et qui convient mal à Valéry. Régression à son ancienne conception du "dernier vers sonore et plein". Récidive, en tout cas, de l'erreur remarquée chez Rimbaud dès l'adolescence, et donc commise en toute connaissance de cause. 
Video meliora proboque ; deteriora sequor, comme on dit. Je vois le meilleur, je l'approuve ; je fais le pire. Valéry, comme bien d'autres, n'a pas été exempt de cette tendance. La Parque elle-même est la publication qui se fonde sur un décret de ne pas publier, le poème de celui qui a décidé de ne pas être poète. La parole de celui qui a juré de se taire. De même, dans sa vie affective, Valéry a juré de ne plus jamais tomber amoureux (la fameuse "nuit de Gênes"), et, après une longue obéissance à son serment, il l'enfreint en 1920, puis l'enfreindra à répétition ensuite, avec une constante et terrible componction (voir les extraits des Cahiers regroupés sous la rubrique "Eros"). 
Le serment enfreint annule toue la valeur du temps où il a été tenu ; la Parque le dit (plus raciniennement que Racine) :

Ne fûtes-vous, ferveur, qu'une noble durée ?