mercredi 31 mars 2021

Pninologiques (8) : L'instant fatal

 

Dans un billet récent (Pnine au cinéma), je parlais de la vision soudaine (infligée à Pnine par un film de propagande) de la vraie et authentique forêt russe, objet d'une inguérissable nostalgie. On voit des ouvriers soviétiques ridiculement prospères, qui vont en pique-nique à la campagne, ou "au pays" ('country'). Pnine connaît devant l'image du pays natal une sorte de flash émotif qui le fait littéralement 'fondre en larmes'.

Le pique-nique, activité on ne peut plus banale, peut recéler des dangers. Eurydice, par exemple, piquée par un serpent. Mais aussi la mère de Humbert Humbert qui, dans une parenthèse saluée à juste titre comme une des plus efficaces de toute la littérature, meurt en un éclair : 

« My very photogenic mother died in a freak accident (picnic, lightning) when I was three. »

Couturier traduit : « Ma mère, femme très photogénique, mourut dans un accident bizarre (un pique-nique, la foudre) quand j'avais trois ans ». Pourquoi diable ajouter un article là où Nabokov a soin de n'en pas mettre ? et amoindrir ainsi l'efficacité prodigieuse de l'ellipse ? Enfin passons. Kahane n'avait pas fait mieux : « Ma mère, femme très photogénique, mourut de la façon la plus absurde (un pique-nique, la foudre) alors que j’avais trois ans ». Passons aussi. 

La mère photogénique de HH meurt donc dans un coup de foudre qui ressemble beaucoup à un flash, à un éclair de magnésium photographique. HH continue sa remémoration par l'évocation paradoxale et virtuose de la quasi-absence de souvenirs qu'il a de sa mère, dans lesquels il s'évoque lui-même vaguement comme un 'rambler' (promeneur, errant, Wanderer), le mot même qui, de façon floue, onirique, évoque Pnine après le choc de la vision cinématographique. 

Dans un flash, la mère disparaît, ou la mère-patrie réapparaît. Un instant convertit tout : de l'être au néant, du néant à l'être. De l'immersion à la séparation, de la séparation à l'immersion. Le temps d'un clin d'œil, d'un Augenblick. De même, la révolution bolchevique a exilé l'auteur en quelques mois. C'est aussi le cas pour le pauvre Pnine : dès le premier chapitre, il s'enivre de ses propres bouteilles en évoquant 

« the days of his fervid and receptive youth (in a brilliant cosmos that seemed all the fresher for having been abolished by one blow of history) » 

Couturier : "l'époque de sa jeunesse réceptive et fervente (dans un cosmos éclatant qui paraissait d'autant plus intact qu'il avait été aboli par un caprice de l'histoire."

Chrestien : " ... les jours de sa jeunesse réceptive et fervente. Uni"ers frais et d’autant plus brillant que l’histoire l’avait aboli d’un souffle." 

... 'blow (of history)' se rend mieux par 'souffle' que par 'caprice' qui ajoute une dimension qui n'est pas dans l'original. Passons toujours... 


En bonne théologie classique, Dieu ne se contente pas de créer le monde, puis de le laisser aller. Le monde ne subsisterait pas sans une re-création à tout instant, car il n'a pas de force propre pour continuer d'être. C'est ce qu'on appelait "création continuée." Si dieu cessait de soutenir (à bout de bras ?) le monde dans l'être, tout disparaîtrait instantanément. Mais au XX° siècle, la rationalité de la théologie classique est bien oubliée, au profit de la dictature de l'Histoire. On peut appliquer à 1917 la formule de Valéry (Mélanges, Pléiade 1 p. 314) : "La fin du monde... Dieu se retourne et dit : "J'ai fait un rêve".



lundi 29 mars 2021

Céline et la claustration (quelques notes)

 

On trouve chez Céline une évidente phobie de l'enfermement, de l'enfouissement, des espaces clos (prisons, écoles, fosses d'aisance etc.). On la retrouve transposée dans le thème de l'abcès, de l'empième (Féerie), des furoncles. Ceux de la mère dans Mort à crédit ne deviennent supportables que s'ils crèvent :

"C’est plus rien aussitôt que ça rend !... Tout de suite ça soulage, ça va mieux... mais c’est avant que c’est terrible, tant que c’est encore tout violet ! que ça reste fermé !..."

C'est de ce thème que Céline se sert pour définir métaphoriquement la folie dans le Voyage : 

"Un fou, ce n’est que les idées ordinaires d’un homme mais bien enfermées dans une tête. Le monde n’y passe pas à travers sa tête et ça suffit. Ça devient comme un lac sans rivière une tête fermée, une infection."

Déjà, la simple immobilité ressemble à une fermeture, et donc à une menace de putréfaction : "À mesure qu’on reste dans un endroit, les choses et les gens se débraillent, pourrissent et se mettent à puer tout exprès pour vous". [curieusement, on trouve une notation analogue chez Emma Bovary : "D'où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s'appuyait ?..."]

D'où chez le héros célinien la passion de s'en aller, toujours, sans raison apparente, qui fait le Voyage perpétuel de Bardamu et qui introduit dans la narration des discontinuités qui seraient peu justifiables autrement (Bardamu quittant Lola et l'Amérique). 

Pour échapper à la claustration, il y a l'amour des bateaux, de la mer, du grand air salé, du vent qui balaie les collines autour de Paris, et d'où l'on voit la ville dans ses fumées délétères. De là, on profite, suave mari magno, d'une vue à distance de l'étouffoir du passage des Bérésinas, lieu d'asphyxie pour les enfants, comme la Bérésina fut lieu de noyade pour les grognards. 

Céline a des rêves de Brise marine à la Mallarmé, de Cimetière marin à la Valéry.

cf. le thème déjà abordé du vent purificateur :

http://lecalmeblog.blogspot.com/2019/12/le-paradis-perdu-de-celine-version.html


On peut comprendre à partir de cette thématique que Céline soit l'homme de la colère, émotion fondamentale liée, dès la plus petite enfance (voire avant ?) au mouvement empêché. 

Le petit Bébert approuve tout ce qui permet une vadrouille ; les enfants à Blême-le-Petit se moquent de tous les inconforts à condition qu'ils puissent baguenauder. C'est dans l'enfance que Céline trouve toujours le modèle du refus naturel de la claustration




vendredi 26 mars 2021

Pninologiques (7) : Liza, Mira, Vyra


Pnine, comme bien des personnages de Nabokov, vit avec le passé une relation plus intense qu'avec le présent. Le passé n'est pas mort, pas passé, il est même plus présent que le présent - et pas seulement quand, face à ses étudiants, Pnine revit le passé littéraire de la Russie, essuyant indéfiniment des lunettes qui ne lui servent pas puisqu'elles ne lui montrent que le présent. 


II, VI : Liza vient de repartir. Pnine rencontre un écureuil qui lui réclame à boire. L'animal ingrat s'en va sitôt satisfait.  On peut y voir un décalque de la situation présente de Pnine qui, par une incompréhensible faiblesse, vient de plier devant l'épouvantable femme. Mais est-ce si simple ? car il vient d'avoir des pensées très dures pour Liza.

Dans les mots du narrateur (qui maîtrise très bien l'anglais), l'écureuil est, comme il se doit, neutre : "Its thirst quenched, the squirrel departed without the least sign of gratitude". Mais dans le discours intérieur de Pnine, piètre linguiste, il est au féminin : "She has fever, perhaps". Fièvre et écureuil sont liés dans les souvenirs d'enfance de Pnine. Mais surtout, il est plausible de voir dans ce féminin une transposition directe et incorrecte du russe, puisque le mot belka (белка) est féminin. Mais, plus important,  c'est là, on le sait, le sens du nom de famille de Mira (Belochkin). Peut-être Pnine a-t-il, en partie, cédé à la détestable Liza, faute de pouvoir faire quelque chose pour Mira. 

Ceci incline à penser que la lecture de tout le sous-chapitre peut (doit ?) être faite à deux niveaux, ce qui expliquerait les bizarreries et les énigmes dont il est parsemé. Le comportement de Pnine à l'égard de Liza, son ex-femme, est imprégné de souvenirs, d'échos, d'attitudes, qui sont à mettre en relation avec Mira. Mira est toujours présente en sourdine, en palimpseste, en contrepoint. Pour Pnine le généreux, retrouver son exécrable ex-femme, c'est en même temps retrouver son ancien amour, et se sacrifier à la sorcière faute de pouvoir se sacrifier à la fée. 


Il se rend à la gare routière comme à un rendez-vous amoureux :  "He did not bother to puzzle out why exactly Liza had felt the urgent need to see [...] : all he knew was that a flood of happiness foamed and rose behind the invisible barrier that was to burst open any moment now."

trad. Couturier : "Il ne chercha pas à comprendre pourquoi exactement Liza avait soudain éprouvé le besoin urgent de le voir [...] tout ce qu'il savait, c'était qu'une onde de bonheur écumait en enflait derrière la barrière invisible qui allait s'ouvrir avec éclat d'un instant à l'autre maintenant."


Quand Liza monte dans le taxi, Pnine connaît une sorte de "déjà vécu", marqué par 

a) l'accumulation des "and"

b) une évidente allusion aux réminiscences proustiennes (les pavés de Venise), 

c) une probable reprise des épiphanies joyciennes où un instant ordinaire, une phrase banale, apparaissent nimbés d'éternité :

« He helped her into a taxi, her bright diaphanous scarf caught on something, and Pnin slipped on the pavement, and the taximan said “Easy,” and took her bag from him, and everything had happened before, in this exact sequence. »

trad. Couturier : "Il l'aida à monter dans un taxi, son éclatante écharpe diaphane s'accrocha à quelque chose, [et]* Pnine glissa sur le trottoir, et le chauffeur de taxi dit "Doucement", et il lui prit des mains la valise de Liza, et tout cela s'était déjà produit avant, dans cette exacte séquence" [*Le traducteur élimine ce premier "and"]

[il y a peut-être une allusion au premier chapitre de L'Éducation sentimentale, où l'écharpe de Madame Arnoux glisse, donnant à Frédéric Moreau l'occasion d'un premier échange]

Pour mémoire (c'est le cas de le dire) : Proust, Le Temps retrouvé : 

"je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie  [...]"


Autre allusion proustienne, autre superposition des temps une page plus loin : 

"He turned away as she started to take off her shoes, and the sound they made toppling to the floor reminded him of very old days."

"Il se détourna quand elle entreprit d'enlever ses souliers, et le bruit qu'ils firent en tombant par terre lui rappela des jours très anciens." ["entreprit" n'est pas très heureux ; passons]


Une page plus loin, Pnine reconduit Liza, et se dit que, malgré sa cruauté, etc, il désirerait plus que tout la tenir, la garder ("to hold her, to keep her"), pensées qui marquent bien la confusion tragique, la fusion mentale entre Mira et Liza, entre passé et présent. On peut songer à Humbert qui veut, même à la fin, tenir et garder une Lolita qui n'est plus elle-même, qui est enceinte d'un autre, et qui a toujours été pour lui en superposition mentale avec Annabel (Lolita, I, IV : "I am convinced, however, that in a certain magic and fateful way Lolita began with Annabel.")


La fiévre imaginaire de l'écureuil féminin fait pleurer Pnine, et il va se réfugier dans « a small bar of log-cabin design with garnet glass in its casement windows » : Couturier : "un petit bar aménagé dans une sorte de cabane en rondins avec des carreaux grenat dans les fenêtres à battants." Chrestien : "un petit bar en forme de chalet, aux croisées garnies de carreaux grenat. »

Pnine se réfugie naturellement dans une maisonnette russe, isba, cabane où des vitraux vont projeter des couleurs, des irisations - comme au pays, comme à Vyra.



jeudi 25 mars 2021

Pninologiques (6) : meubles et déréliction

 

Le chapitre II de Pnine se termine sur la détresse du héros : "I haf nofing left, nofing, nofing !". Le chapitre III reprend cette détresse sous un autre angle et dans un tout autre ton. On y voit la mémoire de Pnine encombrée de tout le mobilier banal, anonyme, qui fut celui de ses innombrables chambres louées. Pour rendre cette litanie de souvenirs incolores, de variations déprimantes sur le néant, Nabokov use d'un procédé d'écriture (dont les autres occurrences dans son œuvre seraient à examiner), qui provient entre autres de l'Onéguine de Pouchkine, traduit par Nabokov avec tant d'acribie. 

La mélancolie, la déréliction sont rendues par une succession d'éléments reliés a minima par un 'and' si banal qu'il semble plonger dans l'inexistence les éléments qu'il expose, qu'il semble les saigner à blanc, les transformer en fantômes. Nabokov nous fait voir des meubles-zombies, sans âme, sans intériorité.


Ce tour stylistique essentiel a malheureusement été négligé par les deux traductions françaises. 


"The accumulation of consecutive rooms in his memory now resembled those displays of grouped elbow chairs on show, and beds, and lamps, and inglenooks which, ignoring all space-time distinctions, commingle in the soft light of a furniture store beyond which it snows, and the dusk deepens, and nobody really loves anybody."

Les "and" constituent une musique obsessive, dépressive (cf. le Gibet, de Ravel, ou la main gauche du piano dans Gretchen am Spinnrade). On passe, sans que rien ne change, des logis aux meubles, puis au temps d'hiver, puis à la solitude, au désespoir glacé, à la neige qui égalise tout (Schubert encore, Winterreise, fin : Der Leiermann). 


version Chrestien : 

"Dans sa mémoire, l’accumulation de ces logements consécutifs ressemblait à présent à ces étalages de fauteuils groupés, de lits et de lampes et de coins-de-feu qui, privés de coordonnées dans le temps et l’espace, se fondent dans la douce lumière d’un magasin de meubles autour duquel il neige, alors que le crépuscule s’épaissit, et que personne vraiment n’aime personne."

Chrestien omet un des "and" (devant "lamps") ; il remplace le "and" du crépuscule par un "alors que" beaucoup trop syntaxique et standard, qui oblitère le caractère de lamento ; si bien que le dernier 'et' (et que personne), s'il est présent, est sans force.


version Couturier :

"L'accumulation dans sa mémoire de cette longue série de chambres ressemblait à ces déballages de monceaux de fauteuils, de lits, de lampes et de sièges à haut dossier qui, au mépris de toute considération de temps et d'espace, se mélangent les uns aux autres sous la douce lumière d'un magasin de meubles à l'extérieur duquel il neige, le crépuscule s'épaissit, et personne n'aime vraiment personne."

Les "monceaux" ne me semblent pas très appropriés, mais tant pis. Ce qui importe, c'est que tous les "and" expressifs passent à la trappe. On n'a pas du tout la sensation de disparition, l'effacement, la mélancolie, la déréliction qui font la poésie désertique, pleine de malaise, de ce très beau passage où l'accumulation exprime paradoxalement la vie de l'exilé.



mardi 23 mars 2021

Pninologiques (5) : Pnine au cinéma


Pnine, III, VII, trad. Chrestien : 

« La seconde partie du spectacle consistait en un impressionnant documentaire soviétique, réalisé sur la fin des années quarante. Cela était censé ne contenir pas la moindre parcelle de propagande, n'être qu'art, distraction et euphorie du travail dans la dignité. De belles filles mal tenues défilaient pour l'immémorial Festival du Printemps, porteuses de banderoles montrant des fragments de vieilles ballades russes tels que : Rouki protch ot Koreï, Bas les mains devant la Corée* [en français dans le texte]. La paz vencera a la guerra, Der Friede besiegt den Krieg. Une ambulance aérienne traversait une chaîne de montagnes neigeuses dans le Tadjikistan. Des acteurs kirghizes visitaient un sanatorium pour ouvriers du fond, parmi les palmiers, et y donnaient une représentation impromptue. Dans une pâture alpine, quelque part dans une Ossétie légendaire, un berger annonçait par radio portative au ministre de l'Agriculture de la République locale la naissance d'un agneau. Le métro de Moscou brillait, avec colonnes, statues, et six pseudovoyageurs assis sur trois bancs de marbre. La famille d'un ouvrier d'usine passait une soirée bien tranquille à la maison, avec leurs habits du dimanche [dressed up], dans un salon encombré de plantes ornementales, sous un grand abat-jour de soie. Huit mille fanatiques de football suivaient un match entre Torpédo et Dynamo. Huit mille citoyens des usines d'Équipement électrique de Moscou nommaient à l'unanimité Staline candidat aux élections pour la circonscription Staline à Moscou. Le dernier modèle tourisme de la Zim démarrait chargé de la famille de l'ouvrier d'usine et de quelques autres personnes en vue d'un pique-nique à la campagne. Et puis...

— Non, je ne dois pas, oh, c'est idiot ! se disait Pnine, en sentant (inexplicable, ridicule, humiliant) ses glandes lacrymales qui déchargeaient leur fluide brûlant, puéril, irrépressible."


Pnin, III, VII

« The second part of the program consisted of an impressive Soviet documentary film, made in the late forties. It was supposed to contain not a jot of propaganda, to be all sheer art, merrymaking, and the euphoria of proud toil. Handsome, unkempt girls marched in an immemorial Spring Festival with banners bearing snatches of old Russian ballads such as “Ruki proch ot Korei,” “Bas les mains devant la Corée,” “La paz vencera a la guerra,” “Der Friede besiegt den Krief.” A flying ambulance was shown crossing a snowy range in Tajikistan. Kirghiz actors visited a sanatorium for coal miners among palm trees and staged there a spontaneous performance. In a mountain pasture somewhere in legendary Ossetia, a herdsman reported by portable radio to the local Republics Ministry of Agriculture on the birth of a lamb. The Moscow Metro shimmered, with its columns and statues, and six would-be travelers seated on three marble benches. A factory worker’s family spent a quiet evening at home, all dressed up, in a parlor choked with ornamental plants, under a great silk lampshade. Eight thousand soccer fans watched a match between Torpedo and Dynamo. Eight thousand citizens at Moscow’s Electrical Equipment Plant unanimously nominated Stalin candidate from the Stalin Election District of Moscow. The latest Zim passenger model started out with the factory worker’s family and a few other people for a picnic in the country. And then—

“I must not, I must not, oh it is idiotical,” said Pnin to himself as he felt—unaccountably, ridiculously, humiliatingly—his tear glands discharge their hot, infantine, uncontrollable fluid. »



Pnine ne se fait pas d'illusion sur le caractère apolitique du "documentaire" stalinien projeté ce soir-là. Il sait à quoi s'en tenir. Le folklorique "Festival de Printemps" n'est que le défilé du 1° Mai sur la Place Rouge. Les banderoles qui prétendent citer des vieilles ballades russes sont de pure propagande communiste. Pnine est tout naturellement à distance. Il est aussi à distance quant à sa géographie intime : le Tadjikistan n'a rien à voir avec ses souvenirs (ni les avions-ambulance) ; ni la musique kirghize (dite "spontaneous"), ni le sanatorium de Crimée avec ses palmiers ; ni l'Ossétie de légende, ni les agneaux qui naissent dans les montagnes dans un ridicule pathos mécanisé et politisé. Tout cela ne dit rien à l'homme de Petersbourg.

Moscou non plus n'évoque rien d'intime : c'est le pouvoir central soviétique, avec métro, football, élections truquées, familles déguisées [dressed up] partant en pique-nique dans une automobile socialiste. Tout ceci est très citadin, fabriqué, frelaté, parsemé de majuscules, c'est-à-dire de noms donnés non par la nature mais par l'homme et l'idéologie falsifiante. 

Mais... la famille publicitaire va en pique-nique où ? "in the country". Nabokov ne dit pas "countryside", qui désignerait surtout la campagne par opposition à la ville, mais "country", qui comporte l'acception précédente, mais signifie aussi "le pays". On inflige à Pnine un paysage qui est un retour au pays, qui le prend de plein fouet, à contrepied de ses méfiances et de ses ironies. Ce paysage, Nabokov ne nous en dit rien ; mais on sait qu'il ne peut s'agir que d'un plan de la forêt russe, de sa forêt d'enfance. Lors de son retour somnambulique, il va passer, en "rambler" adolescent, rénové, "entre les fûts blancs des bouleaux, inondant le feuillage agité en tremblement ocellé sur l’écorce..." (ici, pas de noms propres, pas de majuscules : on est dans le monde vrai).

Traîtreusement, sournoisement, parmi des fadaises idéologiques, le film glisse un plan authentique de ce monde "bouleau-tilleul-saule-tremble-peuplier-chêne" qui est l'origine et l'essence de Pnine. 

"Picnic in the country", c'est presque "Pnine au pays." Le miracle. Une soudaine injection de la drogue la plus pure et la plus puissante : la nostalgie. Tout à coup, Pnine redevient un petit enfant halluciné par la beauté de la forêt paradisiaque première. Véritablement, 'il "fond" en larmes. Ses structures adultes, ses amarres, ses défenses se dissolvent ; on provoque en lui une régression soudaine au stade du petit enfant qui laisse fuir son urine ou de l'adolescent qui sent fuir sa semence. Il est éperdu.


Les services spéciaux soviétiques savaient qu'on peut faire basculer un émigré anticommuniste dans la collaboration en lui faisant miroiter la possibilité, l'éventualité, d'un retour "au pays", procédé appelé "faire frémir les bouleaux". 

Vladimir Volkoff insiste sur cette faiblesse qui rend l'émigré si manipulable, dans son roman précisément intitulé Le Retournement (chap. 9) : 

"Un bouleau valétudinaire, planté par je ne sais quel ambassadeur nostalgique, palpitait dans la brise de toutes ses feuilles encore vivantes. Un Russe, bon ou mauvais. ne saurait voir un bouleau sans frémir, et, comme il se doit, je m'émus à la vue de cet être transplanté, peut-être comme moi avant d'être né. Un bouleau, même soviétique, c'est blanc, ça ne peut pas être marxiste."



samedi 20 mars 2021

Notules (8)


     Cadre : l'encadrement du tableau, mais aussi le fond du tableau, sur lequel le portrait se détache, où il est inséré, par lequel il est situé, explicité, présenté "dans son cadre", pour que la forme humaine et le fond s'entr'expriment. 

   Exemple : ProustÀ l'Ombre des jeunes filles en fleurs : « Il venait de la plage, et la mer qui remplissait jusqu'à mi-hauteur le vitrage du hall lui faisait un fond sur lequel il se détachait en pied, comme dans certains portraits où des peintres prétendent sans tricher en rien sur l'observation la plus exacte de la vie actuelle, mais en choisissant pour leur modèle un cadre approprié, pelouse de polo, de golf, champ de courses, pont de yacht, donner un équivalent moderne de ces toiles où les primitifs faisaient apparaître la figure humaine au premier plan d'un paysage. »

Balzac, bien sûr, Goriot : "toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne."

Il en va de même pour le vêtement, qui fait partie du portrait, l'enrichit. En ce sens, Barthes n'a pas tort d'en faire un élément constitutifs de la personne. 

Quant au cadre comme limitation, contour, j'avais publié naguère un beau texte de Giono

https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/01/giono-cadre.html

qui se trouve étonnamment corroboré par une "Brève de comptoir" : « Tout ce qui est à travers une fenêtre fait un beau tableau. » Je songe à Rilke, la fenêtre qui limite "le grand trop du dehors". 

Et encore à Proust : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/03/proust-fenetres.html


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Faulkner, formule fameuse, dans Requïem pour une nonne : "The past is never dead. It's not even past." Mot à mot : "Le passé n'est jamais mort. Il n'est même pas passé". Proust, déjà (Côté de Guermantes) : "Le passé non seulement n’est pas fugace, il reste sur place."


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La FontaineLa jeune Veuve. Entre mille beautés et autant de finesses, cet effet de rime : atours, amours : 

Le deuil enfin sert de parure,

En attendant d'autres atours.

Toute la bande des Amours

Revient au colombier.

Les atours anticipent sur les amours, les annoncent, les préparent, font leur lit acoustique ; le dehors exprime le changement du dedans avant même que le dedans se soit aperçu qu'il a changé. 


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Bacon (le philosophe), dans son texte très (trop ?) connu sur la fourmi, l'araignée et l'abeille s'inspire, dit-on, de Montaigne, de ses abeilles qui "pillotent les fleurs". Paradoxe : pour une fois c'est l'Anglais qui est abstrait, didactique, assez raide dans ses analogies. Son texte n'a rien de sensible, d'olfactif. C'est Montaigne qui a le don en principe anglais de la sensation dans ce qu'elle a de singulier ; son savoir est encore enraciné dans la saveur, la sapidité.

pour rappel : 

Montaigne I, XXV : De l'institution des enfants : Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thym, ny marjolaine

Bacon, Novum organum, Livre I, 95 Traduction Malherbe et Pousseur (PUF 1986) : "Ceux qui ont traité des sciences furent ou des empiriques ou des dogmatiques. Les empiriques, à la manière des fourmis, se contentent d'amasser et de faire usage ; les rationnels, à la manière des araignées, tissent des toiles à partir de leur propre substance ; mais la méthode de l'abeille tient le milieu : elle recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs, mais la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre. Le vrai travail de la philosophie est à cette image. Il ne cherche pas son seul ou principal appui dans les forces de l'esprit ; et la matière que lui offre [sic] l'histoire naturelle et les expériences mécaniques, il ne la dépose pas telle quelle dans la mémoire, mais modifiée et transformée dans l'entendement. Aussi, d'une alliance plus étroite et plus respectée entre ces deux facultés, il faut bien espérer." 


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Montaigne encore, et son langage :

Hugo Friedrich, dans son essai sur Montaigne, trad. Rovini, rééd 1984, p. 376 : « On est frappé [...] par l’aversion de Montaigne pour les mots strictement définis. Ceux qu’il emploie sont pleins d’incertitude et d’équivoque. Ses termes favoris [...] veulent dire tantôt ceci tantôt cela. Ils ne tiennent pas leur sens, conforme à l’intention immédiate, de l’usage traditionnel ou d’un emploi personnel conséquent, mais chaque fois du contexte. »


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Le sujet humain, estompé au profit d'événements qui semblent se produire seuls, d'eux-mêmes, par un style (et une philosophie) qui esquive la cause au profit de l'effet :

FlaubertBouvard et Pécuchet chap. VI :

"Un tambour retentit, une croix d'argent se montra ; ensuite, parurent deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curé avec l'étole, le surplis, la chape et la barrette."

... Chantres et curé bien tardifs : jusque là, tout s'est passé sans eux.



samedi 13 mars 2021

Pninologiques (4)

 

1. Un vers qui brille dans la prose : 

Pnin II, 1 : "the shiny parts of parked cars shone"

Chrestien : "les pièces brillantes des voitures qui stationnaient étincelaient"

Couturier : "les parties brillantes d'une voiture en stationnement scintillaient" 

Pourquoi Couturier met-il au singulier des voitures qui, pour l'instant, sont un fait d'ambiance générale, et pas encore (comme en IV, 5) un gisement de reflets déformants ?

Mais, outre ce point, peut-on rendre compte de la merveille de rythme, de prosodie, de souplesse musclée que nous offre l'original ? Encadrés par les symétriques shiny et shone les puissants A de pArts of pArked cArs., avec l'allitération en P, qui les renforce, et s'oppose au SH glissant... une sorte de tétramètre iambique (merci à Romain D.)



2. David Lodge voit dans Pnin le premier des campus novels. Ne peut-on d'ailleurs rapprocher le fameux théorème de Zapp : "Tout décodage est un nouvel encodage", du théorème ("phrase") de Laurence Clements : "The evolution of sense is, in a sense, the evolution of nonsense." (en passant : la partie centrale de l'apophtegme ne pourrait-elle résonner comme "innocence" ?)


3. Un détail de traduction, bizarre (IV, 5) :

Nabokov : "half a millenium ago"

Chretien traduit tout naturellement par 'millénaire'.

Pourquoi Couturier dit-il "millénium", mot qui n'est passé dans l'usage français que dans les années 2000 ? Quand on parle de peinture hollandaise, c'est curieux. 


4. Plus sérieux (V, 1) : 

"Timofey Pnin was again the clumsy, shy, obstinate, eighteen-year-old boy"

Chrestien : "Timofey était de nouveau le garçon maladroit, timide, obstiné, âgé de dix-huit ans..."

Couturier : "Timofei Pnine était encore ce garçon gauche, timide,  obstiné de dix-huit ans..."

Ce 'encore', qui n'est pas strictement faux, ne peut qu'induire en erreur, ou en mésinterprétation. Pnine redevient le jeune homme qu'il fut, il l'est 'again'. 

Alors que 'encore' a deux sens : 'une fois de plus', ou 'toujours', ('sans interruption'), ce 2° sens parasitant l'expérience du personnage qui se remémorant, revit, redevient. Le sens 'de nouveau' s'impose donc (ou, si l'on veut, moins près du texte, 'était redevenu'). Le 'encore' laissant entendre qu'il n'a pas cessé de l'être est une interprétation plausible, mais qui ne s'impose pas. On y suppose vrai ce que dit le narrateur dans un des plus beaux passages de la Recherche : 

« La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours, et de nouvelles se sont édifiées, donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman: «Va avec le petit.» La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir. »


C'est déprimant de critiquer, quand il y a tant à savourer. 

Donc, comme dirait le mari de Lolita (sourd comme Beethoven) : "O Freunde, nicht diese Töne..."


Par exemple, dans la première scène du roman : dans le wagon [il conviendrait de dire 'voiture', car Timofeï n'est pas du bétail, mais peu importe, l'usage est généralisé en français] dans le wagon, donc il n'y a, à part Pnine, qu'un soldat endormi et deux femmes "accaparées par un bébé" [Chrestien et Couturier traduisent ainsi 'absorbed'... pourtant le décalque exact aurait été savoureux, enfin tant pis, ne critiquons pas] . Donc personne ne le voit. Façon de marquer, discrètement, qu'on a affaire à un narrateur omniscient, ceci contredisant la connivence de la première phrase ("n'était autre que le professeur Timofeï Pnine"). Le statut du narrateur est bancal, sans que cela se sente trop. Comme le "nous" qui "étions à l'étude" dans l'incipit du plus grand roman de tous les temps, selon VN. 



vendredi 12 mars 2021

Pninologiques (3)

 

1. Pnine, l'homme boiseux (VI, 4)

Pnine ne sait pas identifier ce qui est semble-t-il un paulownia, car il est, dit Nabokov : "a birch-lime-willow-aspen-poplar-oak man"

Chrestien traduit : "Pnine, homme du bouleau-tilleul-saule-tremble-peuplier-chêne"

Couturier traduit : "Pnine, qui ne connaissait que le bouleau, le tilleul, le saule, le tremble et le chêne"

La traduction Couturier est lissée en un français très classique, très explicite, avec même un ajout intellectuel ("qui ne connaissait que...") ; on a une banale énumération liée de sages articles définis. 

Chrestien est bien plus proche de l'original, et surtout de l'intention, en agglutinant les noms des arbres, et en faisant de Pnine, comme le veut Nabokov, un être étroitement, intrinsèquement dépendant des essences de son enfance. 

Il y a des hommes de la montagne, des hommes de la mer. Pnine est l'homme d'une forêt à la composition riche et irremplaçable. S'il n'identifie pas les arbres américains, ce n'est pas parce qu'il 'connaît' seulement les arbres russes, c'est qu'il est ces arbres ; il est fait de l'étoffe de ces arbres.

Il ne fallait pas hésiter à décalquer le texte original (qui est précisément très original) en marquant que l'être même de Pnine, son essence, est un composé fantastique de diverses essences d'arbres, un microcosme dendrologique : "Pnine, homme-bouleau-tilleul-saule-tremble-peuplier-chêne" ; en regrettant que le français ne permette pas, comme l'anglais, de placer le mot "homme" à la fin, en appendice inessentiel du défilé des vrais personnages importants. 

Pnine n'est à l'aise (et même très brillant) que dans un lieu à l'ambiance très russe, et qui porte un nom d'arbre qui est presque son nom, : « ... variously known as Cook’s, Cook’s Place, Cook’s Castle, or The Pines »


2/ Sea change (II, 4)

Shakespeare, dans The Tempest, fait chanter à Ariel une chanson très énigmatique, très connue, ou du moins très et trop citée, réduite à une formule devenue inévitable 'sea change', pour désigner tout changement important. C'est cette formule toute faite, ce lieu commun usé qui est mis, par le narrateur de Pnine, dans l'esprit des étudiants qui voient arriver notre ami muni une denture splendidement neuve, trop neuve : "« When the spring term began his class could not help noticing the sea change » C'est probablement une allusion aux tics de langage des étudiants de Waindell. Mais c'est aussi une allusion à l'expérience que Pnine a faite de sa propre bouche vidée de toutes ses dents : sa langue était comme un phoque qui glissait joyeusement de rocher en rocher etc.. et qui ne retrouve aucun de ses précieux repères. La mer familière s'est changée en espace angoissant, mutilé. 

Chrestien traduit "sea change" par "métamorphose magique" ; Couturier par "métamorphose marine" ; cette dernière option a l'avantage d'être proche de l'original, et l'inconvénient de réclamer une note explicative (même le lecteur qui connaît La Tempête n'y songe pas forcément ici). L'ancrage culturel anglophone est tel que l'on ne peut, semble-t-il, traduire de façon vraiment satisfaisante.


3. Pnine-Bergotte

Pnine engloutit trop vite deux sandwich(e)s, puis se sent très mal ; peut-être va-t-il mourir ? Il s'interroge :

"Was it something he had eaten? That pickle with the ham ?" (Était-ce quelque chose qu'il avait mangé ? Ce cornichon avec le jambon ?)

C'est un narrateur omniscient qui lit dans ses pensées en cet instant de radicale solitude. Ce n'est certes pas le fameux conférencier qui, finalement, évincera notre (son) ami. Le statut du narrateur dans Pnine est très bizarre, fluctuant, paradoxal.

On a eu affaire à un narrateur au statut aussi étrange et changeant, qui lui aussi nous a décrit de l'intérieur une agonie, avec des interrogations assez voisines : 

"Il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : 'C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien.' "



mardi 9 mars 2021

Céline (notules)

 

Un écho hugolien ? Dans Mort à crédit : après avoir échoué à l'éduquer, Courtial envisage de nourrir l'humanité, car les hommes, ce sont : "Des goinfres !... Des gouffres !..." On pense bien sûr au William Shakespeare de Hugo : " Il y a du gouffre dans le goinfre." Le lien est assez naturel puisque Hugo dit cela à propos de Rabelais, dont Céline s'est (en partie) réclamé.


Équivoque de vocabulaire. Dans la légende de Krogold (Pléiade 1 p. 648), on lit "toute la houle en transe" alors qu'on attendrait plutôt "toute la foule en transe" ; mais l'ambiguïté est intéressante, on oscille sur les deux, comme dans les mots-valises de L. Carroll ; et la rime foule-houle est riche et classique, phonétiquement et sémantiquement. 


Autre équivoque de vocabulaire. À deux reprises, le verbe baratiner est employé là où conviendrait baratter. Dans l'expérience de la nage (presque de la noyade) en mer : "Un univers en cailloux me baratine tous les os parmi les flocons, la mousse." Puis lors de la promenade anglaise : "Baratinés sous les rafales on se raccrochait au petit bonheur..." Outre le plaisir d'un mot décalé, on a une allusion au fait que, pour le jeune Ferdinand, les paroles sont maudites, on parle toujours trop, on lui parle trop, on lui fait des sermons, on veut le faire parler - c'est un des thèmes constants de Mort à crédit, et, au fond, non sans paradoxe, de tout Céline. Pour dire que tout le corps est malmené par une tempête, on évoque un flux de paroles. [noter que "baratin" est une des traductions possibles du mot "bagatelles" dans le titre du pamphlet.]


Traitement similaire de la scène de noyade et les scènes de sexe (Mme Gorloge et Nora) : confusion, chamboulement, et, surtout, étouffement, asphyxie. "Je trouve plus mes trous pour respirer..."


La Chine est présente chez Céline sous plusieurs formes : des costumes (Guignol's Band) ; un bijou ciselé (Gorloge) ; mais aussi et surtout comme un symbole du néant, de l'anéantissement. Ce qui est au delà de la zone (Mort à Crédit) : "Plus loin que la route, c’est les arbres, les champs, le remblai, des mottes et puis la campagne... plus loin encore c’est les pays inconnus... la Chine... Et puis rien du tout." Phrase qu'on peut relier à plusieurs titres avec les dernières obsessions et les derniers mots de l'écrivain : "il finira tout saoul heureux, dans les caves, le fameux péril jaune ! encore Cognac est bien loin... milliards par milliards ils auront déjà eu leur compte en passant par où vous savez... Reims... Épernay... de ces profondeurs pétillantes que plus rien existe..." 


Un auteur et son thème fondamental. Proust = interprétation. Céline = dissolution. 


jeudi 4 mars 2021

Notules (7)


   Pythagore, selon la légende, entend des notes sortir d'une forge, et voit qu'elles sont proportionnées aux longueurs relatives de barres de métal martelées. Il en tire une vision du monde organisée par le Nombre et l'Harmonie. L'harmonie du monde s'entend - et elle se voit, par exemple dans la ressemblance de forme entre harpe, piano à queue et flûte de Pan. 


   Les mots, les noms communs, sont des universels abstraits qui permettent de reconnaître les choses sans les connaître dans leur singularité, dans leur détail. Le langage comme abstraction, réduction ; comme caricature pas drôle.


   Bach accomplit. Beethoven ouvre. Bach n'innove pas, il recueille un style finissant et montre à quel point on pouvait le mener ; il est tourné vers le passé, et ce qui est nouveau, c'est le degré de perfection. Beethoven est tourné vers l'avenir : en malmenant les formes, il dessine des perspectives, il rend possible. M. de Norpois dirait que, pour faire de l'air, il "casse les vitres". On peut appliquer à Beethoven, mais certainement pas à Bach, l'idée sans cesse reprise par Proust qu'une œuvre d'art nouvelle ne peut que choquer, car elle ne présente pas les traits par lesquels on se représentait jusqu'alors une belle œuvre.


   Les grands "titreurs", souvent des polémistes, des vociférateurs: Huysmans, Bloy, Céline ; mais aussi la très fragile Carson McCullers. Le seul mauvais titre "célinien", à la fois banal et faux, Le Pont de Londres, n'est pas de Céline. Chez McCullers, il est difficile de rendre le magnifique titre original The Member of the wedding : le membre (mélancoliquement coupé) de la noce... "Être de la noce" (ou ne pas être). Ou, pour reprendre la formule-clé du livre : "Leur Nous à moi". On a choisi une solution sans relief et sans danger : le nom de l'héroïne, Frankie Addams.


   Tout tirer de soi-même, tendance française : Descartes, Valéry, Proust. L'influence de Darlu, réputée négative par Proust, non parce que mauvaise, mais parce qu'influence. Cf. À L'Ombre des jeunes filles en fleurs : "plaisir qui m'était naturel, [...] plaisir d'avoir extrait de moi-même et amené à la lumière quelque chose qui y était caché dans la pénombre". Cf. Descartes Règle X : "J'ai l'esprit ainsi fait, je l'avoue, que j'ai toujours considéré comme la plus grande volupté de l'étude, non point d'écouter les raisonnements d'autrui, mais de les découvrir moi-même par mes propres ressources"


   Apollinaire / Rimbaud. J'avais jadis noté que le recueil Alcools, qui navigue entre tradition et modernité, commence par un vers qui hésite entre 11 et 12, selon qu'on fait ou non la diérèse, selon qu'on est classique ou moderne. ("À la fin, tu es las de ce monde anci[-]en"). Mais, déjà, chez Rimbaud : "On n'est pas séri[-]eux quand on a dix-sept ans". 


   Tout à fait idiote (bien dans le mauvais goût du temps) l'idée du quatuor Voce (ou de ses promoteurs commerciaux) de marquer son 15° anniversaire en enregistrant deux quatuors numéro 15. Malgré cela, l'idée de coupler celui de Mozart et celui de Schubert, hormis le hasard de la numérotation, est excellente. On souligne ainsi la ressemblance, la parenté, la continuité spirituelle entre ces deux merveilles ; la plainte, l'appel, retenu mais combien bouleversant, du dernier mouvement de Mozart (quatuor en Ré mineur, la tonalité bénie !), aussi nostalgique que du Schubert (le halètement inquiet, l'appel suraigu de l'anapeste). Occasion, s'il en était besoin, de réécouter, pour la millième fois, le 2° mouvement de Mozart : il faudrait parler de perfection, sans évoquer pourtant en quelque façon un "sommet" car il serait étrange de parler d'un "sommet de confidence"... Condition, aussi, pour une bonne écoute : oublier la photo du CD, d'un crétinisme lui aussi dans l'air du temps. Bizarre, cette façon de promouvoir une musique merveilleuse par des moyens si stupides. 


   Ne plus avoir de concerts publics, est-ce si grave, si cela nous épargne le type qui ne peut s'empêcher de hurler son 'bravo' sur la note finale ? (pour sa demi-seconde de célébrité ? pour faire la promo de son beau-frère soliste ?)


   Flaubert / Céline : Les tentatives désastreuses de Bouvard et Pécuchet dans leur potager, qui n'aboutissent qu'à un "chou incomestible", se retrouvent (amplifiées, comme il se doit) dans les expérimentations de Courtial des Pereires pour doper les pommes de terre à l'électricité. Même critique de la théorie qui croit pouvoir commander à ce qu'il y a de plus concret et complexe : la terre, la vie. 


   La joie des jeunes, c'est Youpi ! La joie des vieux, c'est Ouf !


   Derniers mots de Léautaud : "Foutez-moi la paix !". Derniers mots de Céline : "Qu'on me laisse tranquille, je ne veux voir personne."


   Milieu du XIV° siècle : 

« Corps savoreus, 

Onkes Tristans n’ama si bien la belle Yseus 

Comme je fai vo corps qui tant est prétieus !  »

[Li Romans de Bauduin de Sebourc, Valenciennes, B. Henry, 1841, I, p. 380, v. 816-819, cité par Perez, Stanis, Le Corps du roi.]