dimanche 27 décembre 2020

La Fontaine : quelques points.


Place Saint-Sulpice à Paris, se trouve une fontaine illustrée par des statues représentant quatre ecclésiastiques notoires, mais dont aucun n'a été cardinal. On l'a donc tout naturellement baptisée "fontaine des quatre 'point' cardinaux". Elle date du XIX° siècle. 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fontaine_Saint-Sulpice


Mais déjà, au grand siècle, La Fontaine (hasard onomastique) avait glissé un calembour similaire dans sa fable La Fille (une merveille). La fille en question veut un époux qui ait toutes les qualités, y compris (discrètement mentionnées), des qualités sensuelles ; elle le souhaite

"Jeune, bien fait, et beau, d'agréable manière, 

Point froid et point jaloux ; notez ces deux points-ci."

(il faut les noter car c'est par eux que la situation se renversera)


Dans la foulée, je note qu'un des plus grands plaisirs de cette fable est pour moi la façon de passer du discours direct à l'indirect libre : 

La Belle les trouva trop chétifs de moitié : 

"Quoi moi ? quoi ces gens-là ? l'on radote, je pense. 

À moi les proposer ! hélas ils font pitié. 

Voyez un peu la belle espèce !"  —>

 L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ; 

 L'autre avait le nez fait de cette façon-là ; 

C'était ceci, c'était cela, 

C'était tout [...]. 

Le fabuliste profite du passage direct-indirect pour changer de ton : de l'ostentation altière de la fille, on passe à la rumeur qui dit de façon de plus en plus familière qu'elle veut ceci, et cela, et tout... et qu'elle est bien pénible et ridicule. On croirait (surtout si on vient de lire) entendre Giono : "On dit Marie Chazotte ci, Marie Chazotte ça..."


Très fine aussi la transition, le basculement. Elle les refuse tous, et proclame son indépendance sensuelle : 

Grâce à Dieu je passe les nuits 

Sans chagrin, quoique en solitude.

Le dernier vers peut être galbé de deux façons : Je suis seule mais je m'autosuffis royalement (comme la Médée de Corneille). Ou bien, et c'est la deuxième voix du contrepoint, celle qui va l'emporter : certes, je suis sans chagrin, mais je me sens un peu seule... 

J'admire aussi comment le rythme du vers se disloque, devient asymétrique quand la beauté commence à fuir : 

Le chagrin vient ensuite : elle sent chaque jour

(6 + 6)

Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour 

(6 + 6 = 6 + (3 +3)

Puis ses traits choquer et déplaire 

(3 + 5, ou 5 + 3, en tout cas pas 4)


Aussi la hardiesse de l'ellipse : elle sent que la fuient les ris, les beaux traits, "puis cent sortes de fards" ; La Fontaine néglige de dire que ces fards ne la fuient pas, mais qu'elle les met pour tenter de remédier à la fuite de ses charmes. 

Suivent des variations, qui ne sont pas le meilleur de la fable, sur un thème standard, que Racine a traité plus grandement : 

Même elle avait encor cet éclat emprunté

Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,

Pour réparer des ans l'irréparable outrage.

Enfin la chute, qu'on attend, après celle du héron qui se contente d'un limaçon : le fin mot est 'malotru', à la rime passablement ridicule.


À propos du (probable) calembour sur le mot 'point', La Fontaine aurait-il de même joué sur les mots terminant sa fable de La vieille et les deux servantes par la formule "de Charybde en Scylla", qui sonne comme la servante latine 'ancilla' ?



mardi 8 décembre 2020

Descartes, Malebranche : penseur pur, penseur impur


Descartes n'était pas bête, loin de là, mais il a pourtant dit une grosse niaiserie - la niaiserie n'est pas la bêtise, et une science trop pure risque souvent d'y sombrer. Bref, Descartes a dit (Règle II) qu'un raisonnement présenté clairement ne peut qu'emporter l'adhésion de celui qui l'entend. Mouais, si ce dernier est de bonne foi, s'il n'a pas de préjugés, si cela ne contredit pas ce qu'il a proclamé auparavant ; autrement dit, pas souvent, car les purs esprits, ou ceux qui aiment le vrai plus que leur narcissisme, sont rares. 

En somme Descartes (c'est en cela qu'il est niais) oublie l'humain trop humain de l'homme, la mauvaise foi, d'adhésion/adhérence aux habitudes intellectuelles. 

Malebranche, bien plus psychologue que lui (prêtre de l'Oratoire, certes moins rigoureux théoricien, mais plus profond connaisseur des recès de l'âme humaine), Malebranche donc, dit au contraire (je cite de mémoire) que même en géométrie, la vanité peut avoir quelque place. Et Stendhal de même (plus psychologue que philosophe), en une formule magistrale que Valéry (à la fois psychologue et philosophe) avait faite sienne : "Tout bon raisonnement offense". La formule est peut-être un peu généralisante. Mais il est très vrai que, si vous présentez bien carrément à quelqu'un la démonstration rigoureuse de ce que les idées qu'il soutient sont absurdes, sa réaction ne sera pas de vous comprendre, mais de vous haïr. Il vous haïra à proportion de ce qu'il se verra discrédité sur ce point, sans échappatoire possible, sans position de repli pour sauver la face. Il reçoit une gifle qu'il ne peut rendre sur le même terrain. Peut-être vous giflera-t-il très concrètement pour votre impolitesse (il est arrivé que Socrate soit un peu menacé en telles occasions). 

C'est pourquoi d'ailleurs, dans les salons, les dîners, etc., partout où il y a du bipède jacassant, il ne faut jamais raisonner. Ne dire que des trucs qui ne risquent pas montrer le béjaune de quiconque. Small talk. 

Il manquait à Descartes de porter la bure, et de confesser. 

Les Messieurs de Port-Royal, dont Malebranche n'était pas si éloigné (les Pensées de Pascal étaient le n° 1 de sa bibliothèque personnelle), en savaient eux aussi un bout sur la psychologie de l'homme réel : 

Arnauld et Nicole, Logique de Port-Royal VI : « L'esprit des hommes n'est pas seulement naturellement amoureux de soi-même ; mais il est aussi naturellement jaloux, envieux, et malin à l'égard des autres. II ne souffre qu'avec peine, qu'ils ayent quelque avantage, parce qu'il les désire tous pour soi : et comme c'en est un que de connaître la vérité, et d'apporter aux hommes quelque nouvelle lumière, on a une passion secrète de leur ravir cette gloire ; ce qui engage souvent à combattre sans raison les opinions et les inventions des autres.

Ainsi comme l'amour-propre fait souvent faire ce raisonnement ridicule : C'est une opinion que j'ai inventée, c'est celle de mon ordre, c'est un sentiment qui m'est commode, il est donc véritable : la malignité naturelle fait souvent faire cet autre qui n'est pas moins absurde : C'est un autre que moi qui l'a dit, cela est donc faux : ce n'est pas moi qui a fait ce Livre , il est donc mauvais. »

Quand il écrit son traité des Passions de l'âme, Descartes a souvent des vues très perspicaces sur la psychologie de l'homme concret. Mais quand il parle de connaissance pure, il est possible que son exemple personnel soit trop exceptionnel pour ne pas déformer la vision qu'il se fait de l'homme pensant. Sa théorie de la connaissance est très 'pélagienne' : il fait confiance à l'homme, à sa volonté, à sa capacité de se purifier. Il a voulu évincer la religion de la philosophie, mais il a oublié que le péché reste tapi jusque dans le penseur le plus abstrait.



lundi 7 décembre 2020

Notules (6)


Céline
. L'effacement d'Alcide : 

"... et puis Alcide encore un peu sur son embarcadère que je perçois loin, presque repris déjà par les buées du fleuve, sous son énorme casque, en cloche, plus qu’un morceau de tête, petit fromage de figure et le reste d’Alcide en dessous à flotter dans sa tunique comme perdu déjà dans un drôle de souvenir en pantalon blanc."

Disparition déjà excellement rendue dans une lettre d'Afrique à Simone Saintu du 18 07 1916 : 

« il se retourna encore « Que Dieu soit avec vous mon enfant, ce soir et toujours » / Je vis encore longtemps, sa petite silhouette blanche rapetisser sous la lune, puis d'un dernier petit bond se fondre dans l'ombre du grand paysage nocturne aux contours fantastiques de cauchemar – ». 



Dorothy Parker a écrit une nouvelle intitulée Lolita ; ce n'est pas très bon ; je la soupçonne d'avoir voulu surfer sur la rumeur pour se donner de la "visibilité, comme on dit. Mais guère de lisibilité. 



Queneau était lecteur et admirateur de Joyce (allusions nombreuses dans Sally Mara). Joyce, au début du Portrait de l'artiste, mentionne "Baby tuckoo" ; chez Queneau, le nain malfaisant du Chiendent est nommé "Bébé-Toutout". La ressemblance, assez manifeste je crois, n'est pas mentionnée dans cette page intéressante : 

http://lescriptorium.ch/index.php/divers/36-textes-critiques/64-queneau-code



GionoMort d'un personnage : "Elle s'occupait chez nous de tout un travail de tendresse. Quand il est fait, le monde est monde."



La présence n'est présente qu'en un endroit, repérable ; on sait où est le danger ; cela rassure. Alors que la menace est présence partout. 

Cf. Marcel AyméLa Table aux Crevés p. 215 : « - Les voilà, murmura Coindet. / Et il poussa un soupir de soulagement. Depuis qu'il était rentré à Cantagrel, il lui semblait que toute la forêt l'épiât d'un regard innombrable, Brégard était derrière chaque tronc d'arbre. Maintenant, la forêt avait posé son œil sur le bord de la plaine. Coindet voyait le Frédéric en chair et il éprouvait un bien-être qui amena sur ses lèvres un sourire de détente. »



Mendelssohn, ses quatuors. Les deux plus beaux, le 2° en La mineur, le 6° en Fa mineur sont, cela s'entend, en mineur. Et ils sont tous les deux des chants funèbres. Le La mineur pour Beethoven ; le Fa mineur pour sa sœur aimée ('Requiem pour Fanny', dit-on). Mise au tombeau esthétique pour le premier ; mise au tombeau affective pour le second. Dans le second (et dernier), mélancolie au sens très fort. Pour la première fois peut-être Mendelssohn le gracieux, l'élégant, le génialement aisé, 'Félix" le très bien nommé, pousse un cri de douleur, d'angoisse, un cri de déchirement. Avec Fanny, c'est Félix lui-même qui meurt et qui le dit. Il mourra physiquement peu de mois plus tard. Mais, visiblement, il est déjà mort avec Fanny, et il chante sa propre mise au tombeau. John Donne avait fait sa propre oraison funèbre. Du Bellay a écrit sa propre épitaphe à travers celle de son chat (son quasi homonyme, 'Belaud'). Avec tout le génie, la grâce (dans les deux sens, mondain et mystique) qui ont constitué la vie de Mendelssohn, il manquait l'angoisse, la déréliction. Sa musique exquise ne manquait que de manque.



FlaubertSalammbô, je ne peux pas. Asphyxie presque permanente. Mais, après un beau paragraphe, une fin de phrase de toute beauté, que je ne me lasse pas de me répéter, comme une musique : 

«Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creusèrent des fosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rouges, en enveloppèrent les morts ; les Athéniens les étendaient la face vers le soleil levant ; les Cantabres les enfouissaient sous un monceau de cailloux ; les Nasamons les pliaient en deux avec des courroies de boeuf, et les Garamandes allèrent les ensevelir sur la plage, afin qu'ils fussent perpétuellement arrosés par les flots. Mais les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans des urnes ; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d'un golfe plein d'îlots..


Wölfflin, classicisme : "l’œuvre d’art parfaite doit donner l’impression qu’elle ne pourrait être autre, que toute modification ou toute transformation apportée, même au plus petit détail, détruirait sens et beauté de l’ensemble "

Gide : "Mon Narcisse est fini. [...] Il est pourléché, et je n'y saurais rien changer que tout."



Queneau : On est toujours trop bon avec les femmes, chap. XVIII : « L’esprit irlandais, on le sait, n'obéit pas aux règles du raisonnement cartésien, non plus qu'à celles de la méthode expérimentale. Ni français, ni anglais, mais assez voisin du breton, il procède par ‘intuition’. » 

Je doute fort que le mot ‘breton’, dans ce contexte où est souligné le rôle de l’intuition, ait été écrit sans songer à l’André du même nom.  



dimanche 6 décembre 2020

Passé et avenir ; ordre et progrès


à propos de 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2019/08/littre-heredite.html


Littré, en disciple (dissident) d'Auguste Comte, expose, dans Médecine et Médecins, ce que l'hérédité a de positif ; contrairement à ce qu'on dit, elle est moins fardeau que lest. Il ne faut plus se représenter Énée écrasé par son père Anchise qu'il porte pieusement sur ses épaules. Songer plutôt à Antée, qui n'a de force que par la terre qui le porte. La terre, le passé, les générations précédentes, sont condition de l'action. 

C'est une variation sur la formule de Comte disant "l'humanité faite de plus de morts que de vivants", et, en dernière analyse, sur le slogan : 'Ordre et progrès'. C'est le progrès qui importe, c'est pourquoi il vient en second. Car sans ordre, il n'y a pas de progrès. Donc celui qui aime lucidement le progrès doit d'abord aimer l'ordre. 

Slogan mal interprété en général, pour les mêmes raisons qu'est mal interprétée la formule de Gœthe 'Je préfère une injustice à un désordre', où l'on s'empresse de voir l'éloge de l'injustice et la phobie réactionnaire du désordre. Alors que, si on veut lire (mais le veut-on ?), Goethe ne dit pas préférer l'injustice au désordre, mais une injustice à un désordre, ce qui est sensiblement différent. Un seul désordre engendrera une foule d'injustices. Donc celui qui aime la justice doit aimer l'ordre, non pour lui-même, mais comme condition nécessaire de la justice. Mais c'est là un distinguo bien subtil, médiatiquement inaudible. Goethe comme Comte n'avaient pas le sens du slogan : un slogan en deux morceaux, c'est bien trop compliqué. Un bon slogan doit être unilatéral, donc faux.



mardi 1 décembre 2020

Carson McCullers, vie inaboutie


 Le titre de son roman, très autobiographique, a été rendu bien platement par nom du personnage, Frankie Addams. Alors que CMcC est, selon moi, j'ose le dire une des meilleures titreuses de toutes les littératures. Elle est au niveau suprême de Bloy et de Céline - sans pour autant faire partie des furieux et des véhéments. Le titre original, donc, est The Member of the wedding, qui aurait pu se rendre par exemple par "Être de la Noce" ; car le thème est, pour l'adolescente, la douleur de se sentir exclue de toute communauté, et surtout du couple que sa sœur est en train de constituer avec son fiancé. Réactivation du vieux thème du "banny de liesse". 

Le passage que je propose dans le Lectionnaire

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/12/mccullers-sensible.html

est magnifiquement emblématique de la personnalité de l'auteur, dont le projet de devenir pianiste a connu une brusque et absurde interruption. 

Surgi de rien, le son d'un piano, qu'on ne joue pas, mais qu'on accorde. La gamme est incomplète (mélancolie foncière de CMcC), et elle s'interrompt au moment le plus cruel, le plus déséquilibré, sur la 'sensible' (bien nommée), la note qui appelle, désespérément, dans le vide, la note qui a le plus besoin d'une résolution qui ne viendra jamais. Faute de cette note, rien n'a de signification, la vie est une phrase absurde, d'autant plus qu'on sent qu'il suffirait de très peu pour que tout s'accomplisse et se réconcilie dans un sens enfin construit. Dans le même genre, on peu songer à la pièce de Ch. Ives The unanswered Question

https://www.youtube.com/watch?v=vXD4tIp59L0

Je regrette aussi l'ajout dans la traduction de la fin du passage, de l'adjectif 'brusque' qui n'est pas dans l'original ; il suggère un dramatisme qui n'est pas dans la platitude désespérée de l'original "Et finalement, il y eut un silence" - qui constitue une phrase séparée, qu'il ne convient pas de 'rattacher' à autre chose, qu'il faut laisser dans sa solitude sans signification, comme le motif de trompette de Ch. Ives





lundi 30 novembre 2020

Giono : 'Un Roi sans divertissement' (quelques remarques)

 

C'est plus beau et plus riche à chaque relecture. 

Parmi les mille et une choses à noter  :


Le thème général est proche de l'idée fondamentale de Valéry sur l'origine de l'art : 

Chez Valéry, l'homme est une machine à percevoir, qui a besoin de spectacles. Si les spectacles manquent (un mur blanc, un silence pur), c'est l'ennui, par accumulation intolérable d'énergie inemployée. Alors, on griffe l'espace (origine des arts plastiques) ou le temps (origine de la musique). 

Chez Giono, l'hiver gomme tout, la neige égalise la vue, empêche les travaux. Pour se divertir de cet ennui, on peut tuer, histoire de faire advenir quelque chose, événement dont le symbole est le sang rouge qui fait enfin contraste sur la neige trop blanche. 


Des comparaisons en rafale, qui devraient saturer la lecture mais qui au contraire la revivifient à chaque ligne tellement elles sont piquantes :

« La rosée couvrait les champs où le blé avait été coupé et l’éteule en était rose comme un beurre qui fait la perle. Le ciel était bleu comme une charrette neuve. De tous les côtés les alouettes faisaient grincer des couteaux dans des pommes vertes. Il y avait des odeurs fines et piquantes qui faisaient froid dans le nez comme des prises de civette. Les forêts et les bosquets dansaient devant mes yeux comme le poil d’une chèvre devant laquelle on bat du tambour. Hou ! le beau matin ! »

Le beurre rose étonne le citadin que je suis et qui n'a vu que deux ou trois fois le beurre se faire. 

Le ciel bleu comme une charrette neuve, c'est splendide, entre surréalisme et vérité rurale (à la Ramuz). 

Les alouettes-couteaux me font penser à Valéry : Mélange, À Grasse - "tout le cisaillement pépié des oiseaux." 

Nabokov, plus citadin, plus politique, surtout dans le Berlin des années 30, entend dans les arbres une AG gauchiste... (Autres rivages) : « Des bandes de moineaux socialistes tenaient de bruyants meetings matinaux dans les lilas et les tilleuls » ou "Des bandes de moineaux gauchistes tenaient de bruyants conciliabules matinaux dans les lilas et les tilleuls." (« Leftist groups of sparrows were holding loud morning sessions in lilacs and limes. »)

Puis la civette, à la fois tabac et bête sauvage, puis, pour faire bon poids, la chèvre hérissée. 

Et le résumé final, très drôle qui dit : en bref, si on ne fait pas de littérature, pas de comparaisons virtuose, mais qu'on se place au cœur même de la sensation du personnage : "Hou ! le beau matin !" Il y a toutes ces images dans cette formule minimale et assez comique, mais justement, on la sent comme le résumé d'une expérience très riche, qu'on ne soupçonnerait pas si l'écrivain n'était pas passé par là pour en faire sentir les harmoniques. 


À côté de la rafale des comparaisons, une phrase à la Proust, dans les méandres de laquelle Giono inclut cette fois non pas des comparaisons, mais quantité de paramètres explicatifs : motivations psychologiques, notations sociales, stratégie relationnelle... : 

« ... de façon détournée (comme si je ne me reconnaissais pas qualité pour prendre de front Mme Tim) mais détournée si habilement que la brodeuse devait pouvoir se rendre compte du détour (comme si, malgré ma position subalterne j’avais assez de goût cependant pour ne pouvoir retenir mon admiration devant ce beau travail) (ce qui est toujours le cas pour les positions subalternes : cousines pauvres, cadettes déshéritées) je devais abonder vaguement dans le sens de la brodeuse. »

La phrase fait sentir dans sa forme (à première vue assez pénible) le caractère labyrinthique des relations. Toujours très fine, Saucisse !



dimanche 29 novembre 2020

Giono : 'Le Moulin de Pologne' (quelques notes de lecture)

 

Il y a bien des beautés dans ce roman, bien des réussites (le début avec l'arrivée de M. Joseph ; les préparatifs du bal), et quantité de réussites d'écriture (drôles, poétiques, incongrues, énigmatiques). 

Mais un 'tunnel' : la description psychologique, de Léonce fin chap. 5, qui ne fonctionne pas du tout, qui n'a rien de romanesque, rien de narratif, qui piétine et se répète dans les généralités psychologiques à propos d'un personnage qui ne fera pas grand chose d'autre que de s'enfuir avec une gourgandine... 

Le roman français, depuis Clèves en passant par Adolphe, nous a fourni beaucoup (trop ?) de ces analyses. En outre, ce long tunnel (pléonasme) débouche sur un épilogue peu satisfaisant du point de vue romanesque - trop long pour un épilogue, trop court pour un chapitre. C'est dommage pour un livre qui présente de si grandes qualités. 

Quand Giono décrit le monde, il est prodigieux ; quand il fait agir et dialoguer les êtres, il est passionnant ; mais il a beau être un amateur d'âmes et un profond connaisseur des choses humaines, il vaut mieux qu'il nous les montre à travers des gestes et des propos qu'à travers des notions. 

Mais ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : il faut lire, et attentivement, ce Moulin de Pologne (où il n'y a, on le sait, ni moulin, ni Pologne). [je me suis retenu pour n'en citer que deux passages dans mon Lectionnaire]. Qui aime bien châtie bien.


Passagèrement, une réflexion de moraliste peut être un bijou, car Giono sait admirablement dire le général en l'épiçant de formulations singulières : 

chap. 2 : « Nous sommes des chrétiens, bien sûr, mais il ne faut jamais trop demander à personne. Notre âme a été neuve (plus ou moins longtemps selon les tempéraments), elle a servi de miroir aux forêts et au ciel ; elle a joué familièrement avec l’inconnaissable. Mais, nous avons dû rapidement nous rendre compte que ces reflets et ces jeux ne nous servaient à rien pour acquérir, conserver ou améliorer notre position sociale. Or, c’est elle qui fait bouillir notre marmite. »


Un paragraphe admirable :

« Dès qu’on entendait les cors, on voyait s’agiter les premières galeries de loges. Toutes ces dames se dressaient. C’était un flot de soies et de moires et de scintillements de bijoux qui descendait l’escalier. Les grands cygnes s’appliquaient contre les hannetons en habits noirs et notre galère commençait à voguer. »

[notons le singulier de "descendait" : c'est un flot, - après l'insistance sur le pluriel chatoyant dont il est composé]


Une bizarrerie : 

début du chap. 4 : "M. de K..., lesté de son café [...]" ; je n'aurais jamais pensé que le café pût lester... Peut-être une antiphrase ?


Une rencontre : 

chap 2 : « Si les intentions tuaient, nos salles à manger, nos chambres à coucher, nos rues seraient jonchées de morts comme au temps de la peste. »

cf. Valéry, Choses tues : 

"Que d’enfants, si le regard pouvait féconder !

Que de morts s’il pouvait tuer !

Les rues seraient pleines de cadavres et de femmes grosses."


Une formule piquante : 

« Elle avait vingt ans de moins que son mari mais c’était pure question de calendrier. »



vendredi 27 novembre 2020

Notules (5)


J'avais jadis mentionné que la diagonale, en peinture, est souvent liée à l'immoralité. 

http://lecalmeblog.blogspot.com/2010/03/sur-la-diagonale-en-peinture.html

Preuve supplémentaire : Prinet / Fragonard





Giono. J'avais naguère mis en parallèle deux textes où Queneau et Nabokov décrivent un personnage par éléments ascendants :

http://lecalmeblog.blogspot.com/2019/11/nabokov-queneau-descriptions-ascendantes.html

Un exemple analogue, descendant, à un moment particulièrement inquiétant chez Giono, Un Roi sans divertissement : 

"... de la brume, comme d’une trappe, se mirent à descendre un pied chaussé d’une botte, un pantalon, une veste, une toque de fourrure, un homme !" 

Le culot spécial de Giono est d'oser le pluriel de 'se mirent'... 



Petit pastiche de ce qu'il faut dire et de ce qu'il faut faire quand on présente la musique classique sur la radio de service public ... : 

"Ce jeune interprète non seulement il est excellent on l'a entendu plusieurs fois dans notre émission et ça vous a beaucoup plu vous nous avez envoyé des foultitudes de mails ça nous a fait plaisir n'est-ce pas Clémentine ? surtout par ces temps de covid et de confinement mais en plus il est vachment impliqué aussi en outre dans la musique de notre temps il commande et il crée j'ai envie de dire des œuvres nouvelles souvent zexigeantes et c'est très bien comme ça de ne pas rester dans les sentiers je veux dire archibattus et poussiéreux du répertoire. Bon, nous l'écoutons dans l' Élégie de Fauré."



Jarry se souvenant de Molière ? Impromptu de Versailles : « Et qui fait les rois parmi vous ? Voilà un acteur qui s'en démêle parfois. Qui ? Ce jeune homme bien fait ? Vous moquez-vous ? Il faut un Roi qui soit gros et gras comme quatre. Un roi, morbleu, qui soit entripaillé comme il faut ! Un roi d'une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière ! La belle chose qu'un roi d'une taille galante ! »



Les écrivains du ‘roman parlant’ sont plus ou moins cérébraux. Queneau l’est beaucoup ; mais il compense heureusement par l'humour et la cocasserie. Ramuz l'est moins, mais il est méditatif (sans être conceptuel). Céline et Giono encore moins, mais en deux sens très différents : ce qui domine chez Giono, c'est la chaleur (le thymos) de l’empathie ; chez Céline, celui de la colère.



Nabokov avait de son premier roman (Machenka) une opinion très mitigée (il n'avait pas tort ; en prendre et en laisser). Il confesse que ce livre a eu, pour une fois et une seule, une fonction 'cathartique' : "La propension bien connue du débutant à empiéter sur sa vie privée en se mettant en avant ou en introduisant un vicaire dans son premier roman, tient moins à l'attrait d'un thème tout trouvé qu'au soulagement de pouvoir se débarrasser de soi avant de passer à un meilleur sujet". L'impersonnalisation moderne doit bien commencer par une évacuation du moi qui expose encore en partie le moi. 



Ramuz. Il arrive qu'on trouve dans un compte rendu savant une formulation parfaite. L'idée vient du recensé (Dentan), la formule, peut-être, du recenseur (Carrard). Peu importe. "Ramuz utilise ce milieu [vaudois paysan vigneron] tout autant qu'il l'exprime, qu'il y prend ce dont il a besoin pour construire son monde propre ; [...] la géographie, donc, ne constitue pas une détermination, mais matérialise un imaginaire."



Dodécaphonisme. J'aime le chocolat 80% ; bien des gens préfèrent 65%. Mais 99%, c'est très amer ; c'est pour très peu de gens, rarement, en petite quantité, et non sans préparation. Pour 99% comme pour Webern, on ne va pas se lamenter de ce que ce ne soit pas la pitance quotidienne du plus grand nombre. Et je ne me sens nullement coupable de n'aimer ni le 99%, ni Webern.



Lire pour ne pas pleurer.



Il y a des erreurs vénielles, mais aussi des erreurs qui sapent la confiance qu'on pouvait avoir en celui qui parle. Un gros contresens, une grosse lacune sur une des bases de ce qui fait sa prétendue spécialité, c'est meurtrier. Imaginons une haute cuve : si on fait un trou dans le haut de la paroi, un peu du contenu fuit. Si on fait le même trou vers la base, c'est toute la confiance qui fuit, avec la 'fiabilité'. 



jeudi 26 novembre 2020

Notules (4)

  

Chesterton (texte cité dans le Lectionnaire) : "L'avenir nous met à l'abri de la féroce compétition de nos aïeux". Idée très voisine chez Nabokov, dans Le Don, Pléiade p. 360 : "l'abîme aqueux du passé et l’abîme aérien de l’avenir"


Les biographies de Gœthe m'ont toujours ennuyé ; je ne crois pas en avoir terminé une. La faute à Goethe ? (dont Berlioz a dit, si je me souviens bien, qu'il s'aimait trop et avait vécu trop longtemps). La faute aux biographies ? Peut-être. Probablement même, en ce qui concerne l'une d'elles : en couverture, une gravure représentant une scène assurément inventée, où il a le mauvais rôle (obséquieux, servile face aux puissants), le beau rôle et le premier plan étant donnés à Beethoven quant à lui rugueusement et noblement anti-aristocrate, donc sympathique au lecteur supposé imprégné de moralité démocratique.




Le rapport au réel dans la littérature et dans la peinture : occasion non de copie conforme (vanité...), mais d'inflexion, distorsion, écart, transformation, etc, qui font l’intérêt (Adam Smith) : distorsion légère, moyenne, forte, extrême (l'exagération célinienne). Ce qui est transformé importe moins que ce qui singularise la transformation : une façon de voir (de biaiser) qui est semble-til toujours un mixte de forme esthétique et de singularité psychologique.

 

Modalisations : une des marques de la modernité ; le narrateur est incertain ; il truffe son discours, jusqu'à le miner, de 'on dit que', 'peut-être', 'd'une certaine façon', 'il n'est pas impossible que', 'osera-t-on dire', etc. Souvent (pas tant chez Gogol, qui doit en être l'initateur, que chez James, Proust ou Gide) ces hésitations perpétuelles, ces précisions qui pointillent le discours peuvent donner l’impression que l'auteur ‘fait des mines’. D’où la possibilité trouver que cette façon de dire a quelque chose d'efféminé, de précieux, par toutes ces prudences qui imprécisent la narration (des demi-teintes qui dissolvent le discours comme les demi-tons dissolvent le système tonal). Ce que Céline a exprimé avec grande rudesse en disant... enfin en féminisant lesdits auteurs. 


Urbain, ‘urban’, est devenu synonyme de grossier.


Molière, Le Bourgeois gentilhomme I, 3 : « Oh! battez-vous tant qu'il vous plaira : je n'y saurais que faire, et n'irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serais bien fou de m'aller fourrer parmis [sic] eux, pour recevoir quelque coup qui me ferait mal. » Je trouve que c’est exactement le ton du père Ubu, sa bonne grosse lâcheté primaire - qu'on retrouve en partie chez Ignatius Reilly, personnage qu'il y a toujours plaisir à revoir :



Morand comique malgré lui. Journal inutile t. 2 p. 167. Le 1° janvier 1974, il a 86 ans, il note sa tension artérielle (18,5 / 9) ; il retourne visiter Montmartre et se plaint : "Partout des escaliers ! les architectes, qui ont la passion des escaliers, s'en sont donné !"


Huysmans : « Il n’y a de bonheur que chez soi et au-dessus du temps. » (Là-bas, ch. 1, fin)


Hugo. Hypallage. On peut dire qu’un paysage est riant, mais quand Hugo écrit "Son pied charmant semblait rire à côté du mien", on a quand même fortement tendance à rire aussi. L'idée est excellente ; mais comme souvent, Hugo en fait trop. En outre, la pseudo-césure entre les deux verbes est... non-classique. Le 'semblait' souligne trop l'image comme telle, mais il a dû servir de supplétif pour que soient présents les douze apôtres.


Voracité. Je donne ses croquettes au chat, puis vais dans la pièce voisine regarnir la boîte. Au bruit, automatisme, elle quitte son assiette pleine pour essayer de glaner une ou deux éventuelles croquettes. 


Le Roy Ladurie, Saint-Simon ou le système de la Cour, I, VI : « Harlay, dans une réunion commune, se tourna vers les jésuites en leur disant : « Qu’il est bon de vivre avec vous, mes Pères ! » ; et puis, à l’intention d’oratoriens jansénisants qui se trouvaient là eux aussi, Harlay ajouta : « Qu’il est bon de mourir avec vous, mes Pères !  » 





mercredi 25 novembre 2020

Notules (3)


Flaubert, L'Education sentimentale. Personnage de 'la Bordelaise', maîtresse d'Arnoux (méridional sensuel) et fauteuse de désordre ; on peut entendre dans sa dénomination le mot ‘bordel’ ; Sénécal ne l’aime pas, parce qu’il n’aime ni la sensualité ni le bordel au sens de désordre [ce sens figuré date du XVII° s. ; cf. Dict. du fr. Non-conventionnel]. Elle fait miroir avec Marie Arnoux la sainte et pure, épouse légitime.


Hölderlin. Dans les poèmes de la folie, ou du début de la folie (Andenken), on trouve des vues, des descriptions dont les éléments sont étrangement 'reliés' par des mots de relation logique et non spatiale (aber). Effet de confusion, de brume entre les catégories intellectuelles et les éléments perçus, comme dans un rêve où les choses semblent se déduire les unes des autres, selon des modalités énigmatiques. Cf. Baudelaire (Confiteor de l'artiste), et l'ambiance souvent somnambulique de Kleist. Ici, la fusion romantique entre le moi et le monde n'est pas anecdotique ou superficielle. 


Céline, bel hypallage dans Mort à crédit : "Fallait que je reste sur mes gardes, l’imagination m’emportait, l’endroit était des plus songeurs avec ses rafales opaques et ses nuages partout." [le pluriel de 'songeurs' est sujet à caution, mais chez Céline, ce n'est pas le problème]


Mallarmé, sonnet 'leste' sur l'engendrement du poète : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/06/mallarme-richepin-origine.html

Au 2° vers, "Parce que le journal détaillait un viol". Pour que le vers soit correct, il est impératif de faire la diérèse 'vi-ol', qui n'est pas naturelle du tout, mais qui mime la lente délectation morbide du lecteur, suscitée par la narration détaillée dans le journal. Donc nous détaillons aussi en lisant le vers, nous sommes amenés à savourer en gourmets un viol qui en acquiert un air de minutieux dépeçage... 


McCullers : "the we of me". Il faut entendre la romancière, âgée et très déprimée, sanglotant presque en lisant ces mots de Frankie Addams, qui expriment l'idéal cruellement déçu de toute sa vie. Ce 'nous' est l'inverse du 'nous' royal, du 'we of majesty' qui exprime un surcroît d'être. Celui de McCullers souligne le déficit essentiel, la carence inguérissable. 


Gainsbourg, Comic strip 1967 ; Berberian, Stripsody 1966... [voir la partition, une des plus étonnantes depuis... Froberger ; voir les images des partitions Stripsody et de la Toccata de F]


Gary-Ajar, La vie devant soi. Il se confirme, s'il en était besoin, que le sentimentalisme fait baisser la qualité. Avec la vitrine de clowns et l'apparition de Nadine, on sent faiblir ce roman admirablent atypique.


Les génies qui se brouillent avec tout le monde, peut-être parce qu'ils ont besoin d'être seuls (contre tous) : Rousseau, Bloy, Péguy. Peut-être aussi parce qu'ils visent à une relation sans médiation avec leur idéal - anticléricaux jusque dans leurs amitiés. 


Shakespeare, monologue d’Hamlet : « the slings and arrows of outrageous fortune » ; j’ai toujours trouvé bizarres ces ‘frondes’ de la fortune ; je songeais, comme d’autres, à une coquille ou équivoque d’écriture pour ‘stings’, qui aurait donné « les piques et les flèches », ce qui est assez logique. Mais la lecture de l’article de Spitzer sur l’étymologie de ‘slang’ m’a fait un peu changer d’avis : ‘slang’ viendrait de ‘sling’ qui signifierait aussi jeter de la boue, lancer l’opprobre, adresser des injures. Mais en français, la bizarrerie de 'frondes' demeure ; malgré les recherches de Spitzer, il me semble qu'on pourrait (devrait) traduire par 'piques', ou 'aiguilles'. [Tartarin : "Des coups d'épée, messieurs, des coups d'épée !… mais pas de coups d'épingle !")