vendredi 29 janvier 2021

Forme, contenu, lecture, relecture

 

Paulhan : "tout le monde a besoin de contes et d’histoires - en un mot, de fictions - mais très peu de gens ont besoin de littérature". 


Si ce qu'on appelle 'l'art' nous intéresse plus que ce qu'on appelle 'la vie', ce n'est pas par le plaisir simple de l'évasion. C'est que l'œuvre d'art nous propose un réseau de relations autrement plus dense, plus richement tissé, plus complexe ; en un mot, il présente des vertus de forme bien plus que des innovations anecdotiques de contenu (ce qui est le fait du roman d'aventures, du mélo, etc.). On en vient à dédaigner d'autant plus un réel pauvrement doté de ces échos, correspondances, rimes, symétries, figures, allusions, qui au contraire donnent son vrai poids à l'œuvre d'art, infiniment nourrissante pour une sensibilité qui ne se réduit pas aux émotions mimétiques. 

Ce n'est pas là forcément un surcroît d'ordre (ce qui serait le propre de l'art classique), mais l'apparition d'organisations nouvelles, de modes d'être nouveau, en nombre aussi grand que celui des vrais créateurs ; une palette plus vaste, plus riche, plus variée. Une œuvre est poétique non par ce qu'elle évoque, mais par ce qu'elle présente de cohésion propre, de tensions et résolutions internes. C'est pourquoi l'œuvre la plus incontestablement artistique sera celle qui ne parle de rien, qui n'évoque rien de ce monde et ne renvoie qu'à elle-même. C'est presque impossible, semble-t-il, avec des mots. Mais la musique y parvient : Bach dans L'Art de la fugue, Beethoven dans la fugue initiale du XIV° quatuor ; pas d'anecdote, pas de sentiment, pas même la moindre esquisse de danse - ni même de respiration ou de palpitation. On est dans le non-humain, dans le surhumain. Dans ces deux cas emblématiques, ce n'est pas hasard si on a affaire à une fugue, c'est-à-dire à une forme qui n'est que forme ; à des entrecroisements qui valent par eux-mêmes. 

Mais, si une belle œuvre littéraire comporte inévitablement des tangences avec le 'réel', on peut aussi, par lecture répétée, en oublier (en conjurer) l'anecdote, et la goûter comme forme pure, comme musique de mots. 

Cf. Lukacs : https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/10/lukacs-forme.html

Il y a quelques grands romans que l'ont peut relire indéfiniment, comme on relit un poème, comme on réécoute des centaines de fois une belle œuvre musicale : ce qu'il y a de contenu anecdotique passe désormais presque inaperçu, au profit de la seule musique des mots. C'est ce que dit Proust quand il affirme qu'il n'y a de vraie lecture que la relecture (on aimerait que cette 're-lecture' soit l'étymologie du 're-ligieux') : le lecteur parvient à isoler le résidu pur de substance active, une fois évaporé l'excipient du contenu, support provisoire, inessentiel. C'est par le lecteur assidu que la prose devient musique pure, réalité par soi. Alors se réalise l'idéal de Flaubert : non pas, directement, un livre sur rien, mais un livre qui ne porte plus sur rien ; et ceci aux deux sens du verbe "porter sur" : un livre qui n'est étayé sur rien d'autre, qui tient tout seul ; et un livre qui ne parle de rien que de lui-même. La fiction s'évanouit ; les mœurs provinciales de Madame Bovary sont devenues fugue et contrepoint.