mardi 30 juin 2020

Sonnet



[pastiche à base de Rilke, avec des ingrédients valéryens et proustiens]

Imperceptible en notre sein demeure
le berceau qui nous parle tendrement.
Ne cherchons pas : l'ange vient à son heure
nous rappeler à ce doux mouvement.

De notre cœur écoutons la patience :
laissons-le battre au fond de nous sans nous
jusqu'au moment de frêle renaissance
où notre adulte soudain se dénoue.

Une silencieuse bénédiction
restitue la première oscillation
par un simple ondoiement que rien ne guide.

L'ample vendange de notre savoir
s'évanouit devant l'infime espoir -
balancement léger du panier vide.


lundi 29 juin 2020

Poe : 'Eldorado' [traduction-adaptation M.P.]



Bien habillé,
Beau chevalier,
Ombre et soleil en cadeau,
Voyage long,
Chantant chanson,
En quête d'Eldorado.

Mais il vieillit - 
Lui si hardi -
Et l'ombre tombe en fardeau
Quand son cœur voit
Que nul endroit
N'approche l'Eldorado.

Son fier allant
L'abandonnant,
Il voit une ombre au tableau.
"Ombre" dit-il,
"Où se peut-il
Trouver un Eldorado ?"

"Par-dessus les monts
De la Lune
Épuise donc tes chevaux ;
Va sans encombre",
Répondit l'ombre,
"Si tu cherches l'Eldorado !"



Gaily bedight,
A gallant knight,
In sunshine and in shadow
Had journeyed long,
Singing a song,
In search of Eldorado.

But he grew old -
This knight so bold -
And o'er his heart a shadow
Fell as he found
No spot of ground
That looked like Eldorado.

And, as his strength
Failed him at length,
He met a pilgrim shadow -
"Shadow", said he,
"Where can it be -
This land of Eldorado ?"

"Over the Mountains 
Of the Moon,
Down the Valley of the Shadow,
Ride, boldly ride,"
The shade replied -
"If you seek for Eldorado !"



samedi 27 juin 2020

Poe : ‘Un rêve dans un rêve’ [traduction M.P.]



Sur le front reçois ce baiser ;
Mais au moment de te laisser,
J’ai beaucoup à te confesser.
Tu n'as pas tort, toi qui relèves
Que mes jours n'ont été qu'un rêve ;
L’espoir qui s’en est allé,
D’un œil lucide ou aveuglé,
Dans le jour ou bien dans la nuit,
S’en trouve-t-il le moins enfui ? 
Ce qu'on voit ou paraît sans trêve
N’est rien qu'un rêve dans un rêve.

Sur le rivage rugissant
De tourmentes et de brisants,
Je tiens dans le creux de ma main
Un peu de sable d'or en grains.
Si peu ! Entre mes doigts, fugueurs,
Ils coulent dans la profondeur.
Je suis en pleurs ! Je suis en pleurs !
Dieu, que ne puis-je les serrer
D’une étreinte plus assurée ?
Dieu, sauver un seul grain de sable
De cette vague inexorable !
Ce qu'on voit ou paraît sans trêve
N’est-il qu'un rêve dans un rêve ?


Take this kiss upon the brow !
And, in parting from you now,
Thus much let me avow -
You are not wrong, who deem
That my days have been a dream ;
Yet if hope has flown away
In a night, or in a day, 
In a vision, or in none,
Is it therefore the less gone ?
All that we see or seem
Is but a dream within a dream.

I stand amid the roar 
Of a surf-tormented shore,
And I hold within my hand
Grains of the golden sand -
How few ! yet how they creep
Through my fingers to the deep,
While I weep - while I weep !
O God ! can I not grasp
Them with a tighter clasp ?
O God ! can I not save
One from the pitiless wave ?
Is all that we see or seem
But a dream within a dream ?


vendredi 26 juin 2020

Zanahoria [Cantique de la carotte cosmique]



Longtemps, je baignai dans Lorca. D’où, inévitablement, un pastiche, comportant des morceaux de Jimenez (Desvelo), des souvenirs de Mallarmé (Cantique de saint Jean), des échos de Rilke (Sonnets à Orphée I, XIII), et, probablement, des maladresses d’espagnol (passim). 
[auto-traduction à la suite du ‘poème’]


Zanahoria

Desde el principio de los Tiempos,
cada madrugada,
un cocinero divino 
nos regala del sol ardiente,
cortando fina rodaja
de tu esplendorosa sustancia,
zanahoria eterna.

Pero, mientras que estás subiendo,
refulgente, y cayendo,
otro secreto cocinero, 
en cielo contrario,
corta cuidadosamente fina rodaja 
de pepino pálido.

¡ Ay, Zanahoria, luz de oro !
¡ Ay, Pepino, dulzura de plata !

Rodaja de zanahoria es el cuello de San Juan,
descabezado en en cielo,
haciendo el día más largo del año,
cayendo y rebotando.

Tu zumo vale el de la manzana,
tan cantada - demasiado -
por los que vean 
la fruta sólo en la fruta
la luz sólo en la luz,
la poesía sólo en las florecillas.

Sea como el niño
que oye tu nombre maravilloso,
y gusta tu zumo azucarado.

¡ Ay Zanahoria !

Miguel de Filipón y Tábano



Carotte

Depuis le commencement des Temps,
chaque matin,
un cuisinier divin
nous offre le soleil ardent,
coupant une fine rondelle
de ta splendide substance, 
carotte éternelle. 

Mais pendant que tu montes,
resplendissante, et que tu tombes,
un autre cuisinier secret,
dans un ciel contraire, 
coupe soigneusement une fine rondelle
de concombre pâle. 

Ah ! Carotte, lumière d’or !
Ah ! Concombre, douceur d’argent !

La rondelle de carotte est le cou de saint Jean,
décapité dans le ciel,
faisant le jour le plus long de l’année,
tombant et rebondissant.

Ton jus vaut celui de la pomme,
si chantée - trop -
par ceux qui voient
le fruit seulement dans le fruit,
la lumière seulement dans la lumière,
et la poésie que dans les fleurettes.

soyez comme l’enfant
qui entend ton nom merveilleux,
et goût ton jus sucré.

Ah ! Carotte !


jeudi 25 juin 2020

Mon 'Orphée'


Les années passées à lire et étudier Valéry ne pouvaient pas ne pas déboucher sur un pastiche… 


Aux lignes de ma lyre, un temple se désigne 
Où les pierres du lieu dans l'ordre se font signe.
De ce frémissement sur le sol projeté
Surgit du dieu pensif la haute volupté.

Sonnez dans le midi, prêtresses de l'absence,
Griffez l'azur du temps d'une immobile danse,
Flûtes qui vous fuyez sans cesse bellement !
Bâtissez le chœur pur où finit le tourment !

Soit mon silence d'or illustré en colonnes,
Prière de mes doigts, poème qui rayonnes,
Lyre tendue et vide, âme dès ici-bas,

Mesure qui des Muses a marqué chaque pas.
Ma lèvre close au soir peut oublier son chant,
O marbres qui videz la querelle du temps !


Pour mémoire, l’Orphée de Valéry : 

... Je compose en esprit, sous les myrtes, Orphée
L’Admirable !... le feu, des cirques purs descend ;
Il change le mont chauve en auguste trophée
D’où s’exhale d’un dieu l’acte retentissant.

Si le dieu chante, il rompt le site tout-puissant ;
Le soleil voit l’horreur du mouvement des pierres ; 
Une plainte inouïe appelle éblouissants
Les hauts murs d’or harmonieux d’un sanctuaire.

Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée !
Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée
Se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire !

D’un Temple à demi nu le soir baigne l’essor,
Et soi-même il s’assemble et s’ordonne dans l’or
À l’âme immense du grand hymne sur la lyre !


mercredi 24 juin 2020

Swinburne : ‘Proserpine’ [traduction-adaptation M.P.]



[La brièveté du mètre, la fréquence des monosyllabes, la densité sémantique, la contrainte des rimes, tout exige de renoncer à une traduction exacte, et de recourir à une adaptation] 


Le Jardin de Proserpine (str. 1 et 2) 

Ici, tout est serein ;
Un souci qui se lève
N'est qu'un vent qui s'éteint,
Douteux rêve de rêve ;
Je vois le champ verdir,
La récolte mûrir
En moisson à venir,
Flot dormant sur la grève.

Je suis las des plaisirs,
Je suis las des révoltes ;
Que me fait l'avenir
De qui sème et récolte ?
Que me font les journées,
Boutons de fleurs fanées,
Rêves et destinées,
Et tout, sinon dormir ?


The Garden of Proserpine

Here, where the world is quiet ;
Here, where all trouble seems
Dead winds' and spent waves' riot
In doubtful dreams of dreams ;
I watch the green field growing
For reaping folk and sowing,
For harvest-time and mowing,
A sleepy world of streams.

I am tired of tears and laughter,
And men that laugh and weep ;
Of what may come hereafter
For men that sow to reap :
I am weary of days and hours,
Blown buds of barren flowers,
Desires and dreams and  powers
And everything but sleep.



mardi 23 juin 2020

Swinburne : ‘Rosamonde’ [1860] [traduction M.P.]



Rosamonde

Sur un coussin de peur, l'amour repose ;
En ses riches couleurs il se complaît.
Tendre écarlate, et blêmissant, et bleu
Comme une fleur, et vert comme l'été,
Violet comme la mer, et noir, brûlé.
Chatoiement de peurs, énigmes, présages,
Morbides prophéties, rumeurs boiteuses,
Horoscopes et anticipations,
Inscriptions périlleuses et grimoires,
L'amour les dissimule sous sa cape ;
Et quand il la soulève, tout s'écroule,
Se souffle et se gifle dans la poussière.



Rosamond

Fear is a cushion for the feet of love,
Painted with colours for his ease-taking ;
Sweet-red, and white with wasted blood, and blue
Most flower-like, and the summer-spousèd green
And sea-betrothed soft purple and burnt black.
All coloured forms of fear, omen and change,
Sick prophecy and rumours lame at heel,
Anticipations and astrologies,
Perilous inscription and recorded note, 
All these are covered in the skirt of love
And when he shakes it these are tumbled forth,
Beaten and blown i' the dusty face of the air.


lundi 22 juin 2020

Frost : ‘Halte dans les bois…’ [traduction M.P.]




Halte dans les bois par un soir de neige

À qui ces bois ? je crois savoir.
Mais de chez lui il ne peut voir
Que je m'arrête à regarder
Ses bois sous la neige ce soir.

Mon cheval doit bien s'étonner
De cet endroit inhabité
Entre les bois et les eaux prises,
Le soir le plus noir de l'année.

D'un coup de harnais il s'avise
Si ce n’est pas une méprise.
À part lui on n'entend frémir
Que les doux flocons et la brise.

Ces bois profonds sont à ravir.
Mais j'ai des serments à tenir
Et combien de lieues sans dormir,
Et combien de lieues sans dormir. 



Stopping by woods on a snowy evening

Whose woods these are I think I know.
His house is in the village though ;
He will not see me stopping here
To watch his woods fill up with snow.

My little horse must think it queer
To stop without a farmhouse near
Between the woods and frozen lake
The darkest evening of the year.

He gives his harness bells a shake
To ask if there is some mistake.
The only other sound's the sweep
Of easy wind and downy flake.

The woods are lovely, dark and deep.
But I have promises to keep,
And miles to go before I sleep,
And miles to go before I sleep.


rappel : 

Nabokov, Feu pâle, Pléiade t. 3 p. 311 (commentaire par Kinbote des vv. 425-426) :

"Frost et l'auteur d'un des plus grands petits poèmes en langue anglaise, un poème que tous les petits Américains savent par coeur à propos de bois en hiver et de morne crépuscule, et des douces remontrances des petits grelots du cheval dans l'air qui s'assombrit, et cette fin prodigieuse si poignante – les deux derniers vers, identiques dans chaque syllabe, mais l'un personnel et physique et l'autre métaphysique et universel. Je n'ose les citer de mémoire de crainte de déplacer un seul de ces précieux petits mots. 


Frost is the author of one of the greatest short poems in the English language, a poem that every American boy knows by heart, about the wintry woods, and the dreary dusk, and the little horsebells of gentle remonstration in the dull darkening air, and that prodigious and poignant end – two closing lines identical in every syllable, but one personal and physical, and the other metaphysical and universal. I dare not quote from memory lest I displace one small precious word.



dimanche 21 juin 2020

Frost : 'Feu et glace' [traduction M.P.]


Pour certains, l'univers finira par le feu,
Pour certains, par la glace.
Le désir, que je connais un peu
Me fait pencher en faveur du feu.
Mais si, par deux fois, ce monde trépasse,
Je crois en savoir assez sur la haine
Pour trouver qu'une fin par la glace   
À merveille convienne :
Très efficace. 


Fire and Ice 
(Selected Poems, Penguin p. 127)

Some say the world will end in fire,
Some say in ice.
From what I've tasted of desire
I hold with those who favor fire.
But if it had to perish twice,
I think I know enough of hate
To say that for destruction ice
Is also great
And would suffice.



samedi 20 juin 2020

Sonnet de la boule Quiès



[Dans une autre vie, je fus si plongé dans les Sonnets à Orphée que je ne pus m’empêcher de pasticher Rilke. Une source sonore méconnue me sembla digne de figurer parmi les figures orphiques.]


O, boule Quiès ! paupière pour l'oreille,
habilement glissée dans le conduit
qui mène à ton profond ; le simple bruit
de ton souffle te revient en merveille.

Les machines, les cris, les bavardages
sont éloignés dans un étouffement
doux et neigeux qui difficilement
traverse pourtant le tendre barrage.

Orphée sommeille au creux de ton silence,
il accorde sa lyre à ta rumeur
d'où purement s'élève une cadence.

Sois un nid d'éclosion et ne te presse ; 
retrouve en toi la musique d'un cœur ;
et dans la pulsation, entends : Qui est-ce ?


vendredi 19 juin 2020

Barrett-Browning : Sonnet portugais X [traduction M.P.]



Le simple amour, pourtant, est bel et bon.
Il est digne d'accueil. La flamme fière
consume temple et lin. Même lumière
surgit du bois de cèdre et du chardon.

L'amour est feu. Quand je dis en passion :
Je t'aime !... vois, je t'aime... ! dans ma prière
je suis transfigurée ; sous ta paupière
je sens se verser de nouveaux rayons

de ma face à la tienne. Car rien n'est bas
dans l'humble amour des moindres créatures
qui aiment Dieu. Dieu ne les renie pas.

Ce que je sens, dans les simples figures
de ce que je suis, montre en son éclat
l'œuvre d'amour rehaussant la Nature.


Yet, love, mere love, is beautiful indeed
And worthy of acceptation. Fire is bright,
Let temple burn, or flax. An equal light
Leaps in the flame from cedar-plank or weed.

And love is fire ; and when I say at need
I love thee... mark ! I love thee !... in thy sight
I stand transfigured, glorified aright,
With conscience of the new rays that proceed

Out of my face toward thine. There's nothing low
In love, when love the lowest : meanest creatures
Who love God, God accepts while loving so.

And what I feel, across the inferior features
Of what I am, doth flash itself, and show
How that great work of Love enhances Nature's.




jeudi 18 juin 2020

Yeats : 'Death' [1929] [traduction M.P.]



       Mort
Un animal mourant
n'a d'espoir ni de peur.
Sa fin, l'homme l'attend,
tout espoirs et frayeurs.
Plusieurs fois il est mort,
et il s'est relevé.
L'homme orgueilleux et fort 
face à ses meurtriers
jette sa dérision
sur le souffle coupé : 
il sait la mort à fond -
c'est lui qui l'a créée.


        Death
Nor dread nor hope attend
A dying animal ;
A man awaits his end
Dreading and hoping all ;
Many times he died,
Many times rose again.
A great man in his pride
Confronting murderous men
Casts derision upon
Supersession of breath ;
He knows death to the bone -
Man has created death.