lundi 16 mai 2011

Jünger, romantique froid



Jünger n'a rien d'un rationaliste, d'un homme des Lumières. C'est peut-être la raison pour laquelle il a si bien perçu, discerné, caractérisé le monde technique qui est l'extension universelle de la rationalité des Lumières : cela lui était suffisamment étranger, ou, plutôt, il en était assez éloigné pour que les grandes lignes lui en apparussent avec la netteté que donne la distance. Là aussi, les "bien que" sont des "parce que" inaperçus. 

Jünger est aux antipodes du rationalisme, et pourtant il n'est pas romantique, au sens où on l'entend souvent. Il voit partout des signes, des symboles ; il se délecte d'augures, il savoure des présages ; mais sa vision de la nature n'a pas le sentimentalisme naïvement empathique qui caractérise souvent les Romantiques. Il a de ces signes une vision moins finaliste, animiste, que symbolique. Le monde n'est pas pour lui une extension du moi, il n'est pas animé d'affects semblables à ceux de l'homme, mais il est le lieu d'apparition de Figures finalement très abstraites, très peu incarnées, très peu chaleureuses - rien qui s'émeuve ou qui larmoie. Ce que Jünger voit transparaître, c'est un Ordre, et non la palpitation d'une vitalité, d'une émotion. 
En quoi il ne fait peut-être que projeter sur le mode son propre style mental : assez froid, distancié, classique, sans pathos. Le caractère oraculaire ou augural qu'il aime à discerner dans les choses, les personnes et les événements, relève d'une structure, d'un dispositif, d'une harmonie cachée qui s'adresse au jugement. Il perçoit, il pressent des relations, des symétries, des parallèles ; non des chuchotements ni des confidences. Le monde a un langage, il est un langage ; mais le monde ne lui parle pas à l'oreille ; le monde dit, laisse entendre, parfois obscurément, parfois clairement  ; à bon entendeur, salut ; son langage n'est pas adressé. Jünger sait qu'il y a à interpréter, mais il sait aussi que cette interprétation ne saurait être le fait d'une subjectivité qui prend le mors aux dents. Il admire l'attitude apocalyptique de Bloy, il y voit dans une certaine mesure un modèle, mais il est loin pour sa part de se laisser entraîner par l'ardeur d'un tel feu. 


Source de l'image : Wikipedia

C'est par cette étrangeté à la fusion-effusion de lui-même et de la nature qu'il est si loin du tempérament romantique au sens usuel du terme. Son admiration de la nature n'a pas grand chose d'une empathie, d'une Einfühlung
Il s'agit donc d'une pensée très romantique en sa nature, mais dans un style mental foncièrement classique, rigoureux, médiatisé. Il voit tout à distance, y compris lui-même et les événements de sa vie. On peut le lui reprocher : son style ne vibre pas, sa pulsation ne s'emballe pas ; il est toujours posé. La vie est occasion d'apprendre, de déchiffrer, fût-ce très partiellement, des symboles. Jünger est singulier, pour un regard français en tout cas, car il est froid sur des thèmes que l'on associe souvent à la chaleur des passions. Rien d'échevelé chez lui. Pour déceler les symboles où le monde se laisse parfois deviner, il reste serein. Méfiance ! le cliché de la "sérénité gœthéenne" se profile dangereusement à l'horizon.
  

Rousseau : pureté, perfectibilité, pervertibilité


Pas de penseur plus compliqué, voire inextricable, que Rousseau : rapports entre la vie et l'œuvre, contradicitons et inachèvements de l'œuvre, falsification de la biographie, volonté de système et production disparate, équilibre mental précaire, position au foyer des contradictions du siècle, interprétations tendancieuses, récupérations politiques, interprétations psychologiques - tout complique tout. 
Si on le prend par le biais de l'érudition, il faut bien quinze ans pour s'en faire une idée précise. D'où l'utilité, pour le simple amateur, d'y repérer des lignes de force générales. 
Deux axes possibles, qui ne dispensent pas de la lecture et de l'approfondissement, mais qui permettent peut-être de ne pas demeurer enfoui dans les contradictions, dans les arbres qui cachent la forêt en même temps qu'ils la constituent. 
1. 
Selon l'image traditionnelle, Rousseau est l'homme de la Nature. Mais il est aussi l'homme de la Société - pas la société actuelle, qui est mêlée d'instincts naturels égoïstes et de pensées altruistes, mais la société du Contrat, toute altruiste. L'homme y retrouve une unité, une pureté qui était aussi, à l'autre extrême, celle de la Nature, occupée quant à elle des seuls instincts égoïstes. Dans les deux cas extrêmes, l'homme n'est pas divisé contre lui-même, n'est pas "contrarié" ; il peut donc y être heureux. Heureux dans la nature selon la bonté ; heureux dans la société selon la vertu. Si Rousseau déteste la société mêlée qui est la nôtre, et s'il vante tantôt la pure nature, tantôt la pure société, c'est qu'il n'est pas "penseur de la nature", mais d'une pureté qui se trouve à un niveau dans la nature, et à un autre niveau dans le Contrat. Le dénominateur commun, la basse continue de Rousseau, ce n'est pas la Nature, c'est l'Unité, la Pureté. Mais on a gardé le cliché de la Nature, plus commode pour l'imagerie. 

[ Soit dit en passant : mêmes remarques pour Valéry : on le dit intellectualiste. C'est pire que faux : c'est à moitié vrai. Valéry cherche la pureté de l'Intellect (Teste) ; mais il cherche tout autant la pureté de la sensation, il est un mystique de la sensation pure. Ce qu'il cherche, c'est la pureté, en un extrémisme, un purisme, qui peut trouver à se satisfaire dans la pensée sans la moindre sensation, aussi bien que dans la sensation sans la moindre pensée. Là aussi, Monsieur Teste fait image : c'est lui qui passe à la postérité. ]

2. 
Selon l'image traditionnelle, Rousseau critique la perversion de l'homme par les Lumières, les sciences et les arts. C'est vrai. Mais la position de Rousseau dans son époque s'explique par une raison plus profonde, plus générale. Le siècle a découvert que l'homme peut être amélioré, qu'il y a un progrès de l'humanité auquel il faut concourir. Mais Rousseau avertit : si l'homme peut être amélioré, c'est qu'il peut être changé. S'il peut être changé, c'est que sa nature n'est pas stable, pas définitive. Qu'il n'a pas de véritable "nature", au sens strict. 

Mais si l'homme, comme le dit l'optimisme du temps, peut être amélioré, c'est qu'il peut aussi être perverti. La possibilité de changer l'homme est possibilité de le changer pour le bien comme pour le mal. Là où l'époque s'émerveille de la "perfectibilité" (que Rousseau affirme), il faut voir aussi le danger de "pervertibilité". Si l'homme peut être modifié (ou se modifier), ce peut être pour le meilleur comme pour le pire. Rousseau veut faire contrepoids à un optimisme excessif, à un espoir unilatéral qui tend à enivrer les consciences. Le remède et le mal ne font qu'un. Rousseau reprend à propos de l'homme ce mythe que Platon évoquait à propos de l'écriture : comme toute technique, l'écriture est ambivalente, et peut être néfaste si on en use mal. L'homme lui-même devient un objet technique, comme le couteau qui peut servir à tailler ou à assassiner, comme l'écriture qui peut garder la mémoire ou figer la pensée. L'homme modifiable peut être modifié à moitié, et devenir un monstre, à la fois ancien et nouveau, sans unité, malheureux, entre deux chaises - cf. le point n° 1.