mercredi 27 novembre 2019

Maudits musées ! [anthologie augmentée]


[Les textes nouveaux sont imprimés en couleur]

Avant d’être intellectuelle, une critique du musée peut commencer par l’observation des réactions négatives que l’expérience de ce lieu peut susciter. Le musée est critiqué avant même qu’il existe vraiment (Mercier, les cabinets de curiosité). On pourrait faire une anthologie des comparaisons peu amènes dont on le gratifie, dont les plus fréquentes sont le cimetière et le bordel. 
Ici, quelques échantillons seulement. 
Le texte de Valéry « Le problème des musées », qui annonce par son titre que les musées ne sont pas chose qui va de soi, pourrait, devrait être cité en entier. On le trouve ici :     https://www.philolog.fr/le-probleme-des-musees-valery/


Mercier, Tableau de Paris "Bouquins" p. 359 : 
"Cabinet du Roi. On y voit le squelette de l'éléphant, confondu avec celui de la baleine ; et dans un frêle bâtiment, on retrouve ce qui est épars dans les quatre coins du monde ; mais quand je sors de ce magnifique cabinet, j'ai toujours un mal de tête ; pourquoi ? C'est que la multitude des objets a fatigué mon attention. Rien ne me paraît plus désordonné, que cet assemblage savant, fait pour être dispersé sur la surface de la terre. Toutes ces différentes espèces qui se touchent et qui ne sont pas créées pour se toucher, réunies en un seul point, forment une dissonance en mon cerveau, et me donnent une sensation pénible. Cet ordre symétrique, ouvrage momentané de la main de l'homme, a quelque chose de factice et de bizarre qui blesse mon sens moral et intime. Ce n'est point là l'ordre dont j'ai l'image en moi. Enfin rien ne trouble tant ma tête et ne bouleverse plus mon instinct, que l'aspect des curiosités entassées au cabinet du roi. Ces animaux, qui peuplent les quatre éléments, non, je n'aime point à les voir rapprochés et confondus. Les quadrupèdes, les reptiles  et les poissons, je ne puis les considérer côte à côte dans la même salle ; ainsi que je ne puis apprendre tout à la fois la botanique, la chimie, l'anatomie, l'histoire naturelle, que quatre professeurs y enseignent dans quatre cours annuels. "

Stendhal : Rome, Naples et Florence
 « J’étais dans une sorte d’extase, par l’idée d’être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de coeur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber »

James : L’Américain à Paris [The American] trad. L. Bochet : 
« Sa tranquille promenade à travers le Louvre l'avait cent fois plus harassé que les violents exercices physiques auxquels, de longue date, il était accoutumé. Il avait examiné l'un après l’autre chaque tableau marqué d'un astérisque dans les formidables pages de son guide ; son attention avait été constamment éveillée, ses yeux éblouis, et il venait de s'asseoir avec une véritable migraine d'esthétique. »  
« But his exertions on this particular day had been of an unwonted sort, and he had performed great physical feats which left him less jaded than his tranquil stroll through the Louvre. He had looked out all the pictures to which an asterisk was affixed in those formidable pages of fine print in his Bädeker ; his attention had been strained and his eyes dazzled, and he had sat down with an æsthetic headache »

Rodin, Faire avec ses mains ce que l'on voit (Mille-et-une-Nuits) p. 38 : 
« Malheureusement, depuis un siècle environ, on s'est avisé d'enfermer les oeuvres d'art loin de la place pour laquelle elles furent créées. Là, dans les Musées, on confond l'esprit des siècles et des manifestations diverses. C'est ce qui a fait perdre le sens parfait de l'ornementation, c'est-à-dire de l'ensemble du cadre qui doit préoccuper un artiste lorsqu'il fait une oeuvre pour un milieu déterminé. On en est arrivé ainsi, assez rapidement, à considérer les oeuvres d'art comme des objets qu'on peut placer n'importe où. C'est fâcheux. Car l'art ne doit pas être un enjolivement, mais une ornementation bien établie, qui doit rentrer dans un ensemble harmonieux.
Et le secret de cette harmonie, que nous observons dans la sculpture et la peinture des Antiques, qui contribuaient toujours à la composition de l'architecture, est tout le secret perdu du métier de l'art. »

Rilke, Lettre à la baronne Elisabeth Schenck zu Schweinsberg, 4 nov 1909, Paris ; Seuil, Corresp. p. 147-148   :  
« ... N'y a-t-il pas en [l’amour pour l'humanité entière] un principe dissolvant qui retire à nombre d'énergies dévouées leurs points d'attaque naturels ? Cela me fait le même effet, voyez-vous, que de savoir aujourd'hui toutes les plus grandes œuvres d'art dans des musées, n'appartenant plus à personne. On dit sans doute qu'ainsi elles appartiennent à tout le monde. Mais je ne puis absolument pas me faire à cette généralité ; je n'arrive pas à y croire. Tout ce qu'il y a de plus précieux doit-il vraiment aboutir ainsi à la généralité ? Je ne puis m'empêcher de penser que c'est comme si on laissait un flacon d'essence de rose ouvert en plein air : sans doute sa force serait-elle encore là dans l'espace aérien, mais si éparse, si diluée que le plus doux parfum ne pourrait qu'être perdu pour nos sens. »

Valéry, Le problème des musées 1923 Pléiade 2-1290-1293.  
« Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d’utilité publique, qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices.
Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m’enlève ma canne, un écrit me défend de fumer.
Déjà glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte, je pénètre dans quelque salle de sculpture où règne une froide confusion. Un buste éblouissant apparaît entre les jambes d’un athlète de bronze. Le calme et les violences, les niaiseries, les sourires, les contractures, les équilibres les plus critiques me composent une impression insupportable. Je suis dans un tumulte de créatures congelées, dont chacune exige, sans l’obtenir, l’inexistence de toutes les autres. Et je ne parle pas du chaos de toutes ces grandeurs sans mesure commune, du mélange inexplicable des nains et des géants, ni même de ce raccourci de l’évolution que nous offre une telle assemblée d’êtres parfaits et d’inachevés, de mutilés et de restaurés, de monstres et de messieurs... […]
La tristesse, l’ennui, l’admiration, le beau temps qu’il faisait dehors, les reproches de ma conscience, la terrible sensation du grand nombre des grands artistes marchent avec moi. […]
L’oreille ne supporterait pas d’entendre dix orchestres à la fois. L’esprit ne peut ni suivre, ni conduire plusieurs opérations distinctes, et il n’y a pas de raisonnements simultanés. Mais l’œil, dans l’ouverture de son angle mobile et dans l’instant de sa perception se trouve obligé, d’admettre un portrait et une marine, une cuisine et un triomphe, des personnages dans les états et les dimensions les plus différents ; et davantage, il doit accueillir dans le même regard des harmonies et des manières de peindre incomparables entre elles. »

Valéry, Rhumbs in Tel Quel, [1926] Pléiade 2-606-7 : 
« Libre enfin des musées ! 
Les collections, contraires à l'esprit ; le harem à l'amour. 
On est fatigué des disputes de ces dames sultanes. La somme de toutes ces beautés est absurde, accablante. Une assemblée d'objets exceptionnels, une foule de singuliers ne peut plaire qu'à des marchands, séduire que des insensibles qui se croient sensibles, et des gens crédules. [...] Les musées sont odieux aux artistes. »

Montherlant : Aux Fontaines du Désir [1927] in Essais, Pléiade p. 331 :
« Louvre. Absolument malade devant la multiplicité des choses belles. [...] Tout, jamais je ne saurai tout dans la même minute. Jamais dans la même minute je ne pourrai embrasser tous les âges, tous leurs plaisirs, toutes leurs beautés. 
Une effrayante nostalgie. Toujours quelque chose m'échappera. Quand bien même j'aurais tous les objets d'art d'ici, il y en a que je ne posséderais pas. Un maladif besoin de synthèse, - de tout revivre. Éperdu et misérable. »

Blanchot, Le mal du musée in L’Amitié  Gallimard p. 57-58
« Il n'est que d'entrer dans n'importe quel lieu où des chefs-d'œuvre sont mis ensemble en grand nombre pour éprouver cette sorte de mal du musée, analogue au mal de la montagne, fait de vertige et d'étouffement, auquel succombe rapidement tout bonheur de voir et tout désir de se laisser toucher. Bien entendu, au premier instant, quel ébranlement, quelle certitude physique d'une présence impérieuse, unique, quoique indéfiniment multipliée. La peinture est vraiment là, en personne. Mais c'est une personne si sûre d'elle-même, si contente de ses prestiges et s'imposant, s'exposant par une telle volonté de spectacle que, transformée en reine de théâtre, elle nous transforme à notre tour en spectateurs, très impressionnés, puis un peu gênés, puis un peu ennuyés. De toute évidence, il y a quelque chose d'insupportablement barbare dans l'habitude des musées. Comment a-t-on pu en venir là ? Comment l'affirmation solitaire, exclusive, farouchement tournée vers un point secret qu'elle nous désigne à peine, s'est-elle prêtée, en chaque tableau, à cette mise en commun spectaculaire, à cette rencontre bruyante et distinguée qu'on appelle justement salon ? Les bibliothèques ont aussi je ne sais quoi de surprenant, mais du moins on ne nous oblige pas à lire tous les livres à la fois (pas encore). Pourquoi les œuvres artistiques ont-elles cette ambition encyclopédique qui les conduit à se disposer ensemble, pour être vues en commun, par un regard si général, si confus et si lâche qu'il ne peut s'ensuivre apparemment que la destruction de tout rapport de communication véritable?

Cela, Voyage à la Alcarria [trad. Lacombe] p. 215 : 
«  Aujourd'hui, (…) les tapisseries ne sont plus dans l'ancienne Collégiale de Pastrana.   De   temps   en   temps,   les   habitants   les réclament, mais leurs voix tombent dans le vide. Leur argument est cependant irréfutable : « Rendez-nous ce qui nous appartient », mais on leur répond qu'à Pastrana ils n'ont pas un endroit convenable pour les abriter et que, dans la sacristie où on les gardait autrefois, elles s'abîmaient et se perdaient.
Le voyageur pense qu'avec cette façon de transporter toutes les œuvres d'art dans les musées de Madrid on est en train de tuer la province qui, en définitive, est le pays même. Les choses sont toujours mieux un peu comme elles viennent, un peu en désordre. L'ordre administratif des musées, des fichiers, des statistiques et des cimetières est froid. C'est un ordre inhumain, un ordre anti-naturel. En définitive, c'est un désordre. L'ordre véritable, c'est celui de la Nature qui n'a pas encore produit deux arbres, deux montagnes ou deux chevaux semblables. C'est une erreur d'avoir enlevé les tapisseries de Pastrana pour les mettre à Madrid. Il est toujours beaucoup plus agréable de rencontrer les belles choses par hasard que d'aller les chercher à coup sûr. »  

Lurie (Alison), Liaisons étrangères, trad. S. Mayoux , Rivages p. 341-342 : 
[visite du Victoria and Albert Museum ; pour le « lit de Ware », cf. https://en.wikipedia.org/wiki/Great_Bed_of_Ware]
« Fred se rapproche et pose la main sur le couvre-lit de brocart que ne marque aucun pli. À sa stupeur, le Grand Lit de Ware est dur comme de la pierre. 
Mais pourquoi serait-il surpris ? En termes fonctionnels, ceci n'est plus un lit. Plus personne n'y dormira jamais, plus personne n'y baisera jamais. Personne ne s'assiéra sur ces chaises de chêne au dossier haut ; leurs sièges fibreux de velours pourpre, devenu rose avec le temps, sont protégés des arrière-trains contemporains par des cordons dorés et ternis. Les gobelets ciselés dans leurs vitrines de verre ne contiendront plus jamais d'eau ni de vin ; les assiettes d'étain ne seront plus jamais remplies du rôti de bœuf de la Vieille Angleterre. 
Les musées d'art sont préférables. Les peintures et les sculptures continuent à servir à l'usage pour lequel elles ont été faites : être contemplées et admirées, interpréter le monde et lui conférer une forme. Elles restent vivantes, immortelles, alors que tout ce matériel, vu sous l'angle de sa fonction, est mort ; pis encore, figé dans une sorte de mort vivante [...]. Il trouve quelque chose de futile et de hideux à cette immense brocante victorienne pleine d'ustensiles ménagers de luxe : ces fauteuils, ces plats, ces nappes, ces couteaux, ces horloges en si grand nombre, en trop grand nombre, préservés pour toujours dans leur inutilité glacée [...]. 
Une répugnance à l'égard des milliers d'objets ni morts ni vivants qui l'entourent de tous côtés s'empare de Fred [...]. » 


mardi 26 novembre 2019

Céline : son chef-d’œuvre inconnu


En arrêtant la rédaction de Casse-pipe, Céline a renoncé à ce qui aurait été probablement le grand roman moderne de la guerre. L’échantillon qui nous en reste, l’arrivée de la jeune recrue à la caserne, monde  absurde diluvien et nocturne, montre que l’auteur était en train de franchir encore une étape stupéfiante dans la conquête de son style, d’opérer une troisième révolution littéraire en trois romans - lui qui n’avait auparavant rien produit de valable. 
L’abandon de Casse-pipe est lié à plusieurs facteurs, difficilement hiérarchisables ou isolables :
1. l’épuisement et la démoralisation qui suivirent l’échec de Mort à crédit 
2. l’abandon par Elisabeth Craig, catastrophe sentimentale aux retentissements immenses
3. le projet d’un grand succès immédiat et facile à travers les pamphlets que l’on sait. 
4. Last but (selon moi) not least : on sait à travers le Voyage les traumatismes et les hantises du jeune maréchal des logis. Rédiger Casse-pipe, c’eût été se plonger pendant des années dans des angoisses insupportables, revivre quotidiennement le cauchemar, faire sans cesse réapparaître les morts, cultiver l’intolérable, s’imposer de répéter l’épisode du Stand des Nations : « Sur tout ça on avait tiré tant qu’on avait pu, à présent sur moi on tirait, hier, demain. » Une épreuve trop lourde pour un psychisme très ébranlé et usé qui se serait condamné à demeurer entre les deux feux de la guerre passée et de celle qui vient.
Se lancer dans les pamphlets présentait donc des avantages de poids : facilité et rapidité (voire amusement) de la rédaction ; succès tout aussi rapide grâce à un scandale garanti (avec l’aide d’un éditeur énergiquement investi) ; vengeance envers les « truands juifs » qui auraient kidnappé Elisabeth, en faisant porter aux Juifs la responsabilité de la guerre à venir ; évitement des souvenirs rémanents de la boucherie. On doit pouvoir y ajouter l'étrange gloriole d'être en ces sujets aussi extrême qu'il avait osé le faire pour les voyages et pour l'enfance.

La cinquantaine de pages rédigées de Casse-pipe est donc à la fois prodigieuse et prodigieusement frustrante. Après un tel échantillon de style pour le temps de paix, que ne pouvait-on espérer pour le temps de guerre ? 
De la trame narrative éventuelle, on ne sait donc rien, sinon qu’après la caserne, ce sera la guerre. Mais, en 1957, Céline confie à Robert Poulet (« Poulet Robert condamné à mort » précise l’ouverture de Rigodon) ce que devait être le synopsis du roman. Il n’est pas sûr que tel fût le plan prévu à l’époque, mais il n’y a pas de raison particulière d’en douter. Il est en revanche très douteux que le roman ait été écrit et perdu, car Céline a coutume de « gonfler » les spoliations littéraires et domiciliaires qu’il a subies. 
Voici la transcription par R. Poulet (Pléiade, Romans III  p. 65) :
« C’était l'histoire d'un échelon régimentaire, commandé par un adjudant, en 1914. Une centaine d'hommes, avec un charroi, des bagages, un matériel hétéroclite, qui errent sur les routes, suivant vaille que vaille les mouvements de l'unité dont ils dépendent. Le détachement perd bientôt ses liaisons. Est mêlé à l'énorme désordre d'une armée qui se tourne et se retourne pour faire face aux surprises de la bataille. Désorientés, épuisés, privés d'ordres, de ravitaillement et de renseignements, ces soldats toujours en marche deviennent immoraux ; boivent, jouent, maraudent ; finissent par fracturer la caisse qui leur est confiée. L'adjudant, qui n'a pas eu la force de résister à cette dépravation collective, et qui même s'y est abandonné comme les autres, se réveille à la fin. Il s'aperçoit trop tard du mauvais cas où il s'est mis, responsable qu'il est de tous ces crimes contre la discipline et contre les lois militaires. Perdu d'honneur, l'adjudant !... Bon pour tous les affronts et pour tous les châtiments, si jamais il doit rendre compte de leur équipée à quelque autorité supérieure. Affolé, désespéré, il conduit son monde vers le point le plus scabreux du front de combat; et il fonce tête baissée, hommes, chevaux, fourgons, dans la mêlée, qui les écrase. »
Scénario très vraisemblable en contexte célinien, si l’on se souvient par exemple de cette lettre à Nimier  du 1° novembre 1950, (Pléiade Lettres p. 1165) : 
«…  au 12e Cuirassiers […] Je les ai vu foncer dans la mort, sans ciller, les 800, comme un seul homme et chevaux, une sorte d’attirance - pas une fois - dix - ! Comme d’un débarras... […] doux et brutes à la fois — des purs cons en somme — »

Quant au dispositif narratif, on peut l’imaginer. Le bleu qui arrive à la caserne sera le témoin effaré, le candide engagé faute de mieux dans une entreprise qui n’est plus menée en fonction des buts prescrits, mais en fonction de la folie singulière de celui qui commande et mène tout le monde à la mort. Sauf le narrateur, qu’il faut laisser survivre pour qu’il puisse dire ce qu’il a vu, conformément à un archétype de la guerre et de l’horreur : le narrateur épargné seulement à fin de dire l’épouvante.
Ç’aurait été une sorte de réécriture de Moby-Dick : un jeune homme inexpérimenté s’engage sur un baleinier dont le capitaine use de son autorité pour exercer une vengeance toute personnelle et folle, menant tout son équipage à la mort, sauf un rescapé qui doit sa survie à un cercueil. Céline aurait été plus que jamais le narrateur halluciné, hagard, hanté par la mort de tous et par l’absurdité criminelle de tout. 


dimanche 24 novembre 2019

Nabokov : ‘Lolita’, tourisme et fantasmes



Dans leur odyssée commune à travers les USA (2° partie, chap. 1), Humbert met au point diverses tactiques pour ’tenir’ Lolita . Entre autres, il détermine pour chaque jour un but de voyage qui fixera l’attention de la nymphette :

« The object in view might be anything—a lighthouse in Virginia, a natural cave in Arkansas converted to a café, a collection of guns and violins somewhere in Oklahoma, a replica of the Grotto of Lourdes in Louisiana, shabby photographs of the bonanza mining period in the local museum of a Rocky Mountains resort, anything whatsoever »

trad. Couturier : 
« L'objectif en question pouvait être n'importe quoi : un phare en Virginie, une grotte naturelle aménagée en café en Arkansas, une collection de fusils et de violons quelque part en Oklahoma, une réplique de la grotte de Lourdes en Louisiane, de misérables photographies de l'époque des chercheurs d'or dans le musée local d'une station touristique des Rocheuses, absolument n'importe quoi 

trad. Kahane :
 « Cet objectif était des plus variables – un phare en Virginie, une caverne de l’Arkansas aménagée en café, une collection de violons et d’armes à feu quelque part en Oklahoma, une réplique de la grotte de Lourdes en Louisiane, de mauvaises photographies de l’époque des chercheurs d’or dans un petit musée des Montagnes Rocheuses – n’importe quoi »


Humbert définit donc pour chaque jour un but de voyage qui peut être, dit-il, "n’importe quoi". Mais si l’on y regarde de près (ce qu’il faut toujours faire avec Nabokov) on voit que l’échantillonnage qu’il fournit n’est pas si aléatoire que ça (donc Kahane a certainement tort de traduire anything par ‘variables’).

Parmi les cinq exemples destinés à en montrer l’absurde variété, il y en a déjà trois qui sont manifestement analogues : une grotte naturelle (transformée en café), une réplique de la grotte de Lourdes, et un musée des chercheurs d’or. Il s’agit d’espaces souterrains rendus accessibles, où l’on trouve des boissons, puis une Vierge, puis de l’or. Ces attractions touristiques décalquent et exhibent la situation secrète de Humbert et de Lolita. En trois façons, on peut y voir le caché : simple souterrain, puis souterrain recélant la femme sacrée, enfin souterrain de l’or enfoui (et résurrection - piteuse certes - d’un passé enfui).
Les deux autres exemples exposent eux aussi les relations entre les deux personnages, mais en y ajoutant une évidente dimension d’obscénité et de violence sexuelle : « un phare en Virginie » et « une collection de violons et d’armes à feu ». 
Vu le contexte, cette « promenade au phare » (pour évoquer une autre Virginia) semble assez suspecte - surtout si l’on pense à une autre Virginia encore, celle de Poe : « Virginia was not quite fourteen when Harry Edgar possessed her. He gave her lessons in algebra. » 
.. cette algèbre pourrait être rattachée à la St Algebra de Miss Phalen (au nom woolfien aussi) … mais arrêtons là les échos internes qui amèneraient à dériver indéfiniment.

Ensuite, Humbert, comme l’auteur, est francophone, et le mot’ violons’ doit bien lui évoquer une conjugaison (une étrange conjugalité) qui peut être suivie de sanglots longs (cf. II, III : « her sobs in the night—every night, every night 
Quant aux ‘guns’, Humbert nous sermonnera doctement et ironiquement (avertissement à double détente, si l’on ose dire) : « N'oublions pas que le pistolet est le symbole freudien du membre médian du grand ancêtre primordial. » (trad. Kahane) (« We must remember that a pistol is the Freudian symbol of the Ur-father’s central forelimb »). 
La traduction Kahane a raison d’ailleurs de rendre ‘guns’ non par ‘fusils’ mais par ‘armes à feu’, ce qui est plus exact, et surtout inclut le pistolet qui joue un rôle essentiel dans le roman. 
Cf. Online Etymology Dictionary cit. [Buck, 1949] : Gun covers firearms from the heaviest naval or siege guns (but in technical use excluding mortars and howitzers) to the soldier's rifle or the sportsman's shotgun, and in current U.S. use even the gangster's revolver.

Le hasard et le n’importe quoi invoqués par Humbert, la gratuité, la contingence, l’insignifiance de cette diversité objective, n’empêchent pas une grande cohérence et une puissante signification subjectives. Humbert en est-il conscient ou non ? les deux réponses sont plausibles. Mais on peut parier sans crainte que Nabokov a disposé, par la liste négligemment jetée par son personnage une constellation de miroirs à peine déformants. 


dimanche 17 novembre 2019

Nabokov + Queneau : descriptions ascendantes


Un même procédé, intéressant chez Queneau, magistral chez Nabokov : 

Queneau, Loin de Rueil chap. 2 :
« Se profila sur l’écran un cheval énorme et blanc, et les bottes de son cavalier. On ne savait pas encore à quoi tout cela mènerait, […] Jacques et Lucas tenaient leur siège à deux mains comme si ç’avait été cette monture qu’ils voyaient là devant eux immense et planimétrique. On montre donc la crinière du solipède et la culotte du botté et l’on montre ensuite les pistolets dans la ceinture du culotté et l’on montre après le thorax puissamment circulaire du porteur d’armes à feu et l’on montre enfin la gueule du type » 

Nabokov, Lolita I, chap. 29 : 
trad. Couturier : 
« me parvint du palier de l'étage la voix de contralto de Mrs Haze qui, par-dessus la rampe, demandait d'un ton mélodieux : « Est-ce monsieur* Humbert ? » Quelques cendres de cigarette tombèrent également de là-haut. Bientôt, la dame en personne, sandales, pantalon bordeaux, chemisier de soie jaune, visage quasi carré, dans cet ordre – descendit les marches, tapotant encore sa cigarette avec son index. »   
trad. Kahane : 
« la voix de contralto de Mrs. Haze (celle-ci probablement penchée sur la rampe) tomba de l’étage supérieur : « Est-ce bien monsieur Humbert ? » Quelques cendres de cigarette dégringolèrent à la suite de cette question mélodieuse. Puis la maîtresse de céans – sandales, pantalon grenat, corsage de soie jaune, visage quadratique, dans cet ordre – descendit les marches, tapotant encore sa cigarette du bout de l’index. »
« there came from the upper landing the contralto voice of Mrs. Haze, who leaning over the banisters inquired melodiously, “Is that Monsieur Humbert?” A bit of cigarette ash dropped from there in addition. Presently, the lady herself—sandals, maroon slacks, yellow silk blouse, squarish face, in that order—came down the steps, her index finger still tapping upon her cigarette. »

Chez Queneau, les gosses se sont précipités au premier rang, comme s’ils étaient tous myopes. D’où l’énorme cheval qui envahit l’écran et le champ visuel ; c’est difficile à interpréter : suspense ! La proximité accentue aussi le mouvement de la caméra ; elle remonte le long du personnage qui se révèle, se détermine peu à peu, se complète (de façon peu imprévue) : 
bottes / cavalier 
culotte / botté 
pistolets / culotté 
thorax / armes 
gueule. 
La succession des dénominations n’est pas un simple jeu, mais elle souligne la construction mentale du "coboille" dans l’esprit des gamins, construction téléguidée, anticipée par le procédé cinématographique désigné avec insistance : « on montre. »

Chez Nabokov, c’est le personnage qui descend, et c’est donc la vision qu’on en a qui remonte ; effet d’inversion très nabokovien, lié au fait qu’on est puissamment focalisé sur le personnage de Humbert, qu’on voit tout selon son point de vue (visuel ou ‘moral’) : c’est lui qui nous raconte (comme il le veut) sa propre expérience, ici, ‘telle quelle’. Ce n’est pas du cinéma, quoique… Charlotte va jouer les stars, et Humbert nous présente sa mise en scène à lui, avec son découpage, son montage : tout est passé au filtre de ses intentions. 
- d’abord, à distance, le son de la voix, peu matériel, mais déjà très significatif, venu d’en haut (le son sans l’image est un dispositif assez fréquent chez Nabokov)
- ensuite, venues d’en haut également, les cendres de cigarette, un peu plus matérielles, liées peut-être à la légère raucité du timbre. Impression déplaisante pour Humbert : une voix de contralto, c’est tout le contraire d’une voix de nymphette ; au mieux, c’est une voix de soprano âgée - et fumeuse.
- puis, de plus en plus matériel, concret (confirmant, hélas, toutes les craintes), le physique, des pieds à la tête, c’est le cas de le dire. Et c’est dit de façon ironique : avant d’être une personne entière, elle est une succession de morceaux qui confirment les funestes augures. 
- enfin on perçoit le doigt tapotant la cigarette, cause de l’effet qui avait été vu en premier (la cendre tombant des hauteurs). C’est un procédé littéraire moderne (phénoménologique). Mais (si on y réfléchit) étant donné le peu de temps nécessaire pour descendre quelques marches, il est clair que c’est par affectation, pour faire genre, que la lady tapote sa cigarette (affectation suggérée par le ‘still’). Soit dit en passant, on entend le geste dans les mots « tapping upon. »
À partir de ces minces indices, on peut déjà faire un bilan socio-psychologique : 
- elle fume, 
- elle a des prétentions à la culture (‘Monsieur’, en français)
- elle a des prétentions aussi à l’élégance (une élégance standardisée : on devine le rôle des journaux féminins) 
- elle a la voix grave (sensualité de cinéma)
- elle se présente progressivement (teasing sans strip) ; elle fait son entrée comme une star qui descend de l’empyrée : « L’ai-je bien descendu ? ». 
- et, pire que tout, elle a le visage carré. 
L’anti-nymphette, dont on ne peut imaginer qu’elle en ait engendré une. 
Chaque indice apparaît à Humbert comme une invitation supplémentaire à fuir. 

Tout dans ces quelques lignes semble strictement descriptif (cinématographique) mais est chargé, l’air de rien, de marques sociales, d’indications psychologiques très précises. On nous donne à comprendre, simplement en nous donnant à voir. Et tout cela est livré à travers le filtre de la psychologie singulière de Humbert (haine des femmes mûres, mépris pour les mondanités provinciales américaines), qui continue à nous révéler sa propre personnalité tout en donnant à deviner celle de Mrs Haze à travers ce qu’on voit d’elle. On pourrait croire que c’est  behavioriste, alors que c’est tout le contraire, et à deux niveaux. Très fort.

Petit complément (descendant) :
Giono, Un Roi sans divertissement
"... de la brume, comme d’une trappe, se mirent à descendre un pied chaussé d’une botte, un pantalon, une veste, une toque de fourrure, un homme !"
Le culot spécial de Giono est d'oser le pluriel de 'se mirent'...

Deuxième petit complément : 
Lodge, Un tout petit monde
"Morris voit apparaître Philip petit à petit dans l’escalier : mules en cuir, chevilles osseuses et nues, pantalon de pyjama rayé, robe de chambre brunâtre et barbe argentée"


vendredi 15 novembre 2019

Céline : disparitions, perpétuations


« Chaque fois, au départ, pour se mettre à la cadence, il leur faut du temps aux canotiers. La dispute. Un bout de pale à l’eau d’abord et puis deux ou trois hurlements cadencés et la forêt qui répond, des remous, ça glisse, deux rames, puis trois, on se cherche encore, des vagues, des bafouillages, un regard en arrière vous ramène à la mer qui s’aplatit là-bas, s’éloigne et devant soi la longue étendue lisse contre laquelle on s’en va labourant, et puis Alcide encore un peu sur son embarcadère que je perçois loin, presque repris déjà par les buées du fleuve, sous son énorme casque, en cloche, plus qu’un morceau de tête, petit fromage de figure et le reste d’Alcide en dessous à flotter dans sa tunique comme perdu déjà dans un drôle de souvenir en pantalon blanc. 
C’est tout ce qu’il me reste de cet endroit-là, de ce Topo. »
***
« Nous lui tendions les mains. Ce fut l’heure. On siffla le départ qui survint dans un branle énorme, en catastrophe de ferraille, à la minute bien précise. Nos adieux en furent abominablement brutalisés. « Au revoir, mes enfants ! » eut-il juste le temps de nous dire et sa main s’est détachée, enlevée aux nôtres...
Elle remuait là-bas dans la fumée, sa main, élancée dans le bruit, déjà sur la nuit, à travers les rails, toujours plus loin, blanche… »

Céline cherche à faire jusqu’au bout l’expérience de ce qui le terrifie. Toute son œuvre est donc hantée et fascinée par la disparition, l’oubli, la dissolution, la dispersion, l’anéantissement, qui sont observés, consignés, décrits avec une complaisance qui a toutes les apparences d’une investigation systématique et morbide. 
Mais si on écrit ce qui a disparu, cela a-t-il complètement disparu ? (cf. Hegel, Phéno., Certitude sensible).

Dans le Voyage, deux éloignements, deux disparitions, (Alcide, Baryton), se traduisent par un même effacement blanc. Dans le premier cas, sur fond d’Afrique noire ; dans le second, sur le fond charbonneux d’une gare parisienne. De l’individu avec tous ses caractères, il ne reste qu’une blancheur, une fumée, un néant dirait un Espagnol du siècle d’or, ou un spirituel français du XVII°. Tout n’est pas sombre dans le Voyage. Le noir, c’est l’horreur (cf. Kurtz) ; mais le blanc, c’est l’anéantissement silencieux. Le Voyage abonde en fondus au noir (qui finissent par sembler, peut-être, un peu trop nombreux) et en fondus au blanc, plus rares, qui s’équivalent puisqu’ils aboutissent à l’extinction, à l’in-différenciation. Le tout noir le tout blanc sont identiques dans le rien.
La perte de précision, de définition, anticipe visuellement l’affaiblissement du souvenir, et sa probable disparition. Tout disparaît dans le réel (dans l’espace) ; mais tout disparaîtra aussi dans le souvenir (dans le temps). L’écriture (étrange troisième plan d’existence) permet peut-être de maintenir quelque chose. Dans toutes les œuvres, le narrateur célinien ne cesse de déplorer l’oubli de tout, oubli que pourtant il conjure par son écriture. Comme Chateaubriand, Céline est l’homme de la disparition continue du monde et du moi. Mais cette déploration de l’oubli, ce thrène perpétuel revient, paradoxalement, à maintenir une sorte d’existence, de perpétuation. Déjà, les aquarelles de Montmartre jouent ce rôle … sotériologique : 
« il leur refile ses aquarelles... Ils repartent heureux. Il travaille pas mal Blérois, enfin dans son genre, dans le vif, troussé, pittoresque... y a de la couleur, du tour de main, ça égaye une salle-à-manger... ça peut s'offrir, c'est frais à l'œil, c'est une fleur qui dure en somme, en forme de souvenir… » (Maudits soupirs p. 117)