mardi 1 octobre 2019

L'émulation (modeste approche philosophique)


Quelques remarques très élémentaires ; rien qui permette de briller dans les dîners ou les média. Une notion courante, dont on dégage les concepts et problèmes sous-jacents. Simple, humble exercice pour débuter en philosophie. Clarifier, préciser, nuancer, ajuster la focale. En somme, tenter de savoir ce qu’on dit quand on parle. Ce n’est pas difficile ; c’est sobre, modeste, artisanal. Mais cela donne quelques chances, par la suite, de construire des raisonnements qui tiennent debout. 

L'émulation 

L'émulation ne pose guère de problème dans le domaine sportif : si la compétition et la victoire sont le but (ce qui est sinon universel, du moins très fréquent), l'émulation y prépare tout naturellement. Mais dans le domaine pédagogique, son statut est ambigu. Comme elle fait intervenir des affects puissants, elle dynamise certes le désir de savoir, mais en faisant intervenir comme moteur le désir de supériorité. Pour reprendre la terminologie augustinienne, elle subordonne paradoxalement la libido sciendi [désir de savoir] à une forme de libido dominandi [désir de dominer]. Apprendre, s'instruire, s'éduquer, devraient consister à se dépasser plus qu'à dépasser autrui, à devenir ce que l'on est plus qu'à vaincre ses semblables. Comment démêler le désir intime de savoir du désir social de se singulariser ? Comment stimuler les capacités sans contaminer le sujet par la rivalité, la concurrence, voire le carriérisme et la haine ? 

Et pourtant, hormis quelques esprits spontanément avides de savoir, comme l’était par exemple le jeune Descartes, les hommes sont ainsi faits que les buts purs ne sont guère attrayants s'ils ne sont associés à quelque motivation empirique, à quelque puissant ressort psychologique (narcissisme ou orgueil). Malebranche disait que les idées pures ne nous meuvent pas, si l'on n'y associe un sentiment (qui leur est forcément étranger, hétérogène). L'ivresse du trophée est chose fort impure ; mais, disait Kant (soucieux pourtant de pureté), sans rivalité, les capacités resteraient en friche ; les arbres dispersés sont petits et rabougris ; les arbres voisinant dans une forêt sont contraints de croître pour trouver, au-dessus des autres, l'air qui leur est nécessaire, devenant ainsi de magnifiques fûts. "À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire" : qui trouve une faible concurrence n'aura guère à s'efforcer pour l'emporter sur autrui ; son autosatisfaction sera aisément gagnée. Mais il risque ne pas aller loin dans le développement de soi. 

Entre la noble et rare pureté du désir de savoir, et l'obtention de résultats massifs au moyens de passions suspectes, il n'y a pas de commune mesure. Il faut choisir, semble-t-il, entre pureté et efficacité. Le meilleur exemple de cette exigence de pureté qui révoque toute émulation est certainement Rousseau : Émile doit être solitaire, il ne doit jamais se comparer, ni chercher à dépasser quiconque. Instiller en lui le poison de la comparaison serait une corruption bien plus dommageable que pourraient être positifs les savoirs et compétences ainsi acquis. 

Il y a donc une contradiction entre la vision théorique d'un homme désirant le savoir pour le savoir, et la vision concrète d'un homme désirant briller, voire écraser, au moyen du savoir ; désirant dépasser plus que se dépasser.

À moins que l'on puisse opérer, par le biais du temps, une transmutation par laquelle les mauvais sentiments seraient les fourriers des bons. On pourrait alors penser que l'émulation commence par faire travailler pour de « mauvaises raisons » (des mobiles "pathologiques »), mais que cette attitude se révélera, à terme, favorable à un progrès désirable en lui-même. Ce serait un optimisme, un pari, peut-être un peu risqués, comme toute dialectique qui suppose que l'inférieur a pour destination de se convertir en supérieur.