mercredi 31 mars 2010

Toulet, enchanteur à voix basse


       
           En Arles

Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l'ombre est rouge sous les roses,
    Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
    Ton cœur trop lourd ;

Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c'est d'amour,
    Au bord des tombes.


Très connu, presque trop. Proverbial, même. Et pourtant si beau ; toujours frais. On pourrait en dire (on en a déjà dit) bien des choses : la douceur, l'allusion, la délicatesse, l'effleurement, le parallèle entre la légèreté du texte et la légèreté de sa signification (légèrement perverse), son caractère insinuant, etc. Ou, un peu plus technique, les procédés, les oppositions (un cimetière qui n'est pas marin, mais doté néanmoins de colombes et de tombes...), les habiles échos de consonnes (Arles / parle), les croisements de mètres, etc.

Juste un aspect, dont je ne sais s'il a été remarqué : certaines sonorités qui brillent par leur absence, ou quasi-absence. Deux minuscules "i", jamais sur une tonique, presque effacés donc. Trois "è", dont un estompé. Un seul "u", lui aussi glissé en atone express. Deux "eur", placés, quant à eux, de façon assez saillante. Quelques "é" et "e" muets peu significatifs.
Que reste-t-il alors : une manifeste, une éclatante surreprésentation des A, AN,  et des O, OU, ON. Relire en fonction de cela : on est presque assourdi par l'insistance de ces deux familles, et la fréquence de leur positionnement en toniques. 

Outre la rime annexée "cancan" des vv. 1-2, outre l'étonnant (quasi-hindou) "prangardala" du v. 4, pourtant réputé très fluide, on met aussi en relief l'insistante pulsation cardiaque des iambes (tac poum) et des péons IV (tac tac tac poum), ce qui revient au même quant aux effets affectifs (ou physiques, mais est-ce différent ?). Chaque vers de 4 est fait de 2 iambes ; rien n'est plus cardiaque. 

Par la conjugaison du rythme des syllabes et de la couleur des voyelles, on a donc un cœur qui bat, et surtout une gamme très défective, une palette très réduite, qui opèrent comme ferait un filtre coloré, ou un révélateur chimique : des variations phoniques sur le mot AMOUR. Un poème d'amour saturé du mot "amour" et du cœur battant. 

Saussure recherchait dans les vers saturniens des anciens latins des insistances phoniques significatives et rigoureuses, des "anagrammes" (répétitions de lettres ou de syllabes). On dirait que Toulet use d'un procédé un peu voisin : retour et insistance sur les composantes du mot central du poème, de façon disséminée à travers la plupart des mots. Consciemment ? That is the question. Toulet a-t-il eu l'intuition - consciente, semi-consciente - de ce qu'il convenait de gommer pour obtenir un camaïeu sonore ?
Ce poème au destin si glorieux était le premier d'un groupe intitulé : "Romances sans musique". Ce qui est sûr, c'est que ce titre était une antiphrase.

La suavité sonore peut agacer, sembler trop melliflue, et donner donc l'idée de faire tout le contraire, de cacophoniser autant qu'on peut, pour dire l'horreur et non plus la tendresse, pour heurter et non plus pour insinuer. Prévert écrit donc, en inversion démoniaque, sa "Complainte de Vincent", en même lieu : “A Arles où roule le Rhône...”.


mardi 30 mars 2010

Musique et poésie, arts par excellence


Le mot "Poésie" signifie étymologiquement toute forme de production (poïésis), et en est venu pourtant à signifier seulement l'art des mots. C'est que le poète, avec de simples mots artistement disposés, peut nous faire sentir, voir, toutes sortes de sentiments et de choses, nous fournir tous les contenus, produire tout en images. Raison pour laquelle Platon récusait les arts mimétiques, la poésie qui est une peinture, la peinture qui est une poésie ; dans les deux cas, simulacres qui nous donnent l'illusion d'une présence effective de toutes choses, comme le peut faire un miroir (cf. République X, où Platon semble plagier Stendhal...). 

D'autre part, pourquoi les Muses, qui représentent les arts en général, ont-elles été kidnappées par la seule "Musique" ? Pour la même raison, à l'envers. La Musique ne dit rien  (Valéry, à propos de Mozart : "Ne rien dire, mais le dire si bien..."). Mais (précisément parce qu'elle ne dit rien, parce qu'elle n'a pas de contenu), elle varie indéfiniment toutes les formes possibles, se meut à l'infini dans les structures, les rapports, appuyée sur un mince support de timbres instrumentaux. Au plus elle suggère, esquisse, murmure, évoque, rappelle on ne sait quoi, se maintient dans l'indéterminé, au bord de la détermination, sans y tomber.
Poésie, art de tous les contenus ; Musique, art de toutes les formes. 
"Reprendre à la musique son bien", slogan symboliste : cela visait à délivrer les mots de leur contenu lourdement déterminé, et leur permettre alors de s'élever , purifiés, jusqu'à la transparence musicale, qui donnait à Mallarmé, au sortir du concert, une "sublime jalousie".


samedi 27 mars 2010

Barbusse, Céline, l'horreur


Céline a toujours cité Barbusse parmi les auteurs importants du XX° siècle, pour avoir introduit la langue parlée dans la littérature. Peut-être y avait-il de sa part une affection pour celui qui a décrit avec tant de vigueur l'atrocité de 14 dans "Le Feu". Car, si on y regarde un peu, le langage que Barbusse prête aux poilus est passablement édulcoré.
Certes, on y trouve des parlers régionaux, fautifs, argotiques, etc. Mais, d'une part, le narrateur s'exprime de façon on ne peut plus classique. Barbusse n'a pas touché à cela, qui aurait été la vraie révolution : que le langage parlé ne soit plus un objet cité, donc maintenu à distance, mais le sujet même, l'énonciateur principal. D'autre part, le langage des soldats est soigneusement nettoyé de toute obscénité, jusqu'à des litotes cocasses : "... à la mords-moi le doigt...", cette pudique Dämpfung fait sourire.
Pourtant, en un court chapitre intitulé "Les gros mots", le narrateur fait intervenir un des poilus qui lui demande s'il mettra dans son livre les gros mots pas très littéraires qui sont couramment employés dans les tranchées... lui dit que cela risque en somme de ternir son image d'écrivain. À quoi le narrateur répond qu'il assumera cet inconvénient pour être fidèle au parler de ses camarades de boucherie.
On ne peut pas dire que Barbusse ait tellement tenu parole. Le langage cru est donc adouci, et cerné, domestiqué et tenu en lisière. C'est précisément ce que Céline n'a pas fait. Le "Voyage" est narré en style largement populaire ; et "Mort à Crédit" est envahi par l'obscénité, la scatologie etc.

Pourquoi Céline, passablement ingrat comme le vieux Bloy, reconnaît-il donc si constamment une dette à Barbusse ?
Peut-être pour une autre chose, un autre livre, un autre thème. Peut-être.
 
En 1908, Barbusse publie "L'Enfer", roman qui laisse terriblement frustré. On voit, dans les premies chapitres, s'amorcer un magnifique roman moderne, gris sombre, nihiliste, au même titre que "Voyage", que les "Cahiers de Malte", que les "Dimanches de Jean Dézert". Et puis, tout à coup, cela devient un interminable verbiage, un prêche illisible, un naufrage complet (l'épilogue du "Feu" n'est pas exempt de ce défaut, mais au moins a-t-il  le mérite d'être court, même s'il gâte beaucoup l'ensemble de l'œuvre).
Quel est donc ce début si admirable ? (c'est ce début qui a été repris dans une transposition TV pas si mauvaise, sous le titre "L'invité clandestin") Un homme à l'existence peu dessinée, au moi peu caractérisé, flottant entre être et ne pas être, loue une chambre d'hôtel, et s'aperçoit qu'il y a un trou dans le mur qui lui permet de voir. De voir la vérité ; les humains tels qu'ils sont quand ils ne se croient pas vus. La vérité toute crue, et donc, bien sûr, "l'horreur ! l'horreur !", diapason du siècle déjà donné par Conrad dès 1899. Cette fascination morbide pour l'atroce vérité fournit les pages prodigieuses du début. "L’humanité me montre ses entrailles". Puis les êtres observés deviennent des bavards qui récitent des leçons de médiocre et surtout intempestive philosophie. Après la fascinante horreur du vrai sans masque, l'horreur de l'ennui didactique, qui fait fermer le livre.
Mais dans ces trop brefs chapitres (le livre a été réédité en 1925), Céline a pu trouver l'essentiel. La position de voyeur, voyeur du vrai, du non-arrangé, non-falsifié, de l'humanité dékitschisée par la solitude où elle se croit. Les hommes tels qu'ils sont. L'intimité des choses. 
La scène de l'arrière-cour du "Voyage" en est un écho évident, la plus insoutenable d'un texte qui pourtant ne manque pas d'abominations. Bardamu voyeur du monde est en position de surplomb : il voit la vérité de la vie, des rapports humains. Il y aurait beaucoup à gloser sur le voyeurisme libidineux du Dr Destouches. Mais le voyeurisme de Céline est, osons le terme, "ontologique". Un ancien faux pape (d'Avignon je crois) disait, de façon fort peu catholique : "Voir est paradis de l'âme". Céline a pu apprendre chez Barbusse que voir, voir simplement, purement, sans apprêts, sans litotes ni voiles, sans les "filtres soft" de la bienséance sociale, c'est voir l'enfer. Il y a un enfer de la guerre. Mais aussi un enfer de la paix, un enfer du quotidien, un enfer de la vie, un enfer de tout. Pour l'apprendre, il suffit d'un trou de sniper, et le sombre courage de s'y poster C'est par ce minuscule trou que, dès le début du siècle, tout le sens va fuir.

vendredi 26 mars 2010

Fellini : les mamelles, plus présentes d'être esquissées


Comme j'ai eu l'audace de le confesser dans un précédent billet, je n'aime guère Fellini. Sauf la première moitié du "Bidone", qui n'est guère fellinien, aux dires des vrais amateurs. Nobody's perfect. Et pourtant, bien des esprits éclairés l'admirent (Kundera, par exemple). Je dois manquer d'un sens, mais c'est ainsi.

Pire : les femmes obèses ne me faisant pas fantasmer, au contraire, celles qu'on subit si souvent dans ses films ne me procurent qu'un ennui dégoûté, ou un dégoût ennuyé.

En revanche... on trouve en couverture de l'édition Folio de "Jacques et son Maître" (de MK) un dessin de Fellini, représentant une femme corpulente. Je présume que c'est une allusion au passage de Diderot sur l'hôtesse dotée d' "une poitrine à s'y rouler pendant deux jours". La voici, reprise d'Amazone.fr : 




Et là, je suis très intéressé ; ça me dit quelque chose. C'est qu'il s'agit, non d'une femme réelle stipendiée pour exposer ses énormes et pâles mamelles, mais de la vision fantasmatique de Fellini, rendue "en direct", par le dessin (dessin qui me semble d'ailleurs de très belle qualité). Le fantasme est plus proche, plus opérant (sur un mode esthétique certes et non érotique, mais opérant) précisément parce qu'on est dans l'irréel. L'éloignement par le dessin rapproche esthétiquement, car l'interprétation prime alors sur le fait, le rêve sur le réel, l'indéterminé sur le déterminé. On a affaire alors au seul "principe actif" de ce que Fellini veut faire passer. La femme fantasmée, qu'elle soit fée ou baleine, perd à être "jouée" par une femme réelle inévitablement encombrée d'excipients contingents et inactifs, de "vains accidents" (Alain). Le roman, comme le dessin, est le produit de l'auteur seul. Les mots et les traits ne disent rien d'autre que ce qu'il y a mis, et laissent donc large place au virtuel. Et c'est dans ce virtuel que peuvent se loger et le fantasme, et l'art.

Ces choses-là ne sont pas très nouvelles (Flaubert tonnait contre toute illustration de Madame Bovary) ; mais j'ai eu plaisir à en éprouver une confirmation si nette : il y  a plus dans l'esquisse que dans le réel. Plus on précise, plus on appauvrit. Plus on réalise, plus on trahit. Le réel tue le rêve.

Céline chez Saint-John Perse (!)


Saint-John Perse : Images à Crusoé (1909) :
 
La Ville

L'ardoise couvre leurs toitures, ou bien la tuile où végètent les mousses.
Leur haleine se déverse par le canal des cheminées.
Graisses !
Odeur des hommes pressés, comme d'un abatttoir fade ! aigres corps des femmes sous les jupes !
O Ville sur le ciel !
Graisses ! haleines reprises, et la fumée d'un peuple très suspect - car toute ville ceint l'ordure.
Sur la lucarne de l'échoppe - sur les poubelles de l'hospice - sur l'odeur de vin bleu du quartier des matelots - sur la fontaine qui sanglote dans les cours de police - sur les statues de pierre plate et sur les chiens errants - sur le petit enfant qui siffle, et le mendiant dont les joues tremblent au creux des mâchoires,
sur la chatte malade qui a trois plis au front,
le soir descend, dans la fumée des hommes...
La Ville par le fleuve coule à la mer comme un abcès...


Faisons comme si nous ne savions pas qui est Saint-John Perse, ce qu'est sa poésie, altière, élevée, aristocratique, grande, immense, royale... et autres ascensions mythiques et lexicales...
Reconnaîtrait-on le poète princier de la maturité dans ce désarroi d'un Crusoé ayant perdu son île fastueusement belle, sensuelle, odorante, se retrouvant dans la poussière noirâtre et la pauvreté triste et sale d'un port (c'est Bordeaux... ville où Hölderlin est devenu fou, et où Schopenhauer semble avoir esquissé sa conception du monde...).
 

Mais l'on apercevrait peut-être aussi, dans ce poème dépressif de 1909 une étonnante anticipation de thèmes céliniens, en formules qui "sonnent" déjà comme du Céline. Inattendu, isn't it ? Le fétide, le gras, le gris, le triste, le non-sens dégoûtant, l'image médicale conclusive de la purulence ontologique : cela sent son Bardamu, les banlieues, la crasse, la misère.
Jusque dans les tournures. Sortons-les du contexte :
...abattoirs fades
...aigres corps des femmes sous les jupes
...peuple très suspect
...la chatte malade
 Il est peu probable que le Docteur Destouches ait lu ces poèmes peu diffusés. Mais il écrit dans le Voyage : « ... c’est toujours la Seine à circuler comme un grand glaire en zigzag d’un pont à l’autre. »
La perte du paradis antillais aboutit, pour le jeune Leger, à un imaginaire parent de celui induit chez le jeune Destouches par le cataclysme de 1914. Mais Saint-John Perse a évolué dans un tout autre sens. On peut se demander s'il ne faut pas le regretter un peu, car cet échantillon ne manquait pas d'une paradoxale vigueur.

[entre nous : on voit aussi par occasion qu'un célébrissime poème bien-pensant, qui se singularise par sa niaiserie, a emprunté le procédé rhétorique (auquel il se réduit) à ce poème bien antérieur - et infiniment supérieur]


jeudi 25 mars 2010

Céline chez Diderot et Sterne


Diderot : Jacques le Fataliste :
« Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy ; de dépit je m’enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne. - Et tu reçois la balle à ton adresse. - Vous l’avez deviné ; un coup de feu au genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. »

... on est bien proche du début du Voyage de Céline : l'engagement à l'étourdie au passage d'un régiment ; la guerre ; la blessure ; et les suites de cette inconséquence initiale :


Céline : Voyage au bout de la nuit
"Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu’il avait l’air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu’un bond d’enthousiasme.
— J’vais voir si c’est ainsi ! que je crie à Arthur, et me voici parti à m’engager, et au pas de course encore.
— T’es rien c... Ferdinand ! qu’il me crie, lui Arthur en retour, vexé sans aucun doute par l’effet de mon héroïsme sur tout le monde qui nous regardait.
Ça m’a un peu froissé qu’il prenne la chose ainsi, mais ça m’a pas arrêté. J’étais au pas. « J’y suis, j’y reste ! » que je me dis."

Ceci va dans le sens de la solide étude consacrée au Voyage par M.-C. Bellosta : bien des épisodes du Voyage sont certes d'un réalisme d'une grande cruauté /crudité moderne ; en revanche, la conception d'ensemble de l'histoire, et singulièrement les rapports entre les divers épisodes, relèvent d'une narration qui ne vise pas à la vraisemblance, mais qui trouve sa source dans le très libre  "roman philosophique" du XVIII° siècle : le Voyage est une réécriture de Candide, et l'épisode de la galère qui va d'Afrique à New-York, que Denoël trouvait farfelu (on le comprend), doit être vu dans cette optique non-réaliste : un morceau de XVIII° siècle étrangement collé au début du XX°. 

Il faudrait bien sûr mettre aussi en parallèle avec l'incipit de l'autre Voyage, le Voyage sentimental de Sterne : 

Sterne
"- They order, said I, this matter better in France. - You have been in France? said my gentleman, turning quick upon me with the most civil triumph in the world.—Strange! quoth I, debating the matter with myself, that one and twenty miles’ sailing, for ’t is absolutely no further from Dover to Calais, should give a man these rights.—I’ll look into them: so giving up the argument—I went straight to my lodgings, put up half a dozen shirts and a black pair of silk breeches—“the coat I have on,” said I, looking at the sleeve, “will do”—took a place in the Dover stage; and the packet sailing at nine the next morning [...]"

(trad. Bastien, 1803) : 
« Cette affaire, dis-je, est mieux réglée en France. - Vous avez été en France ? me dit le plus poliment du monde, et avec un air de triomphe, la personne avec laquelle je disputois… Il est bien surprenant, dis-je en moi-même, que la navigation de vingt-un milles, car il n’y a absolument que cela de Douvres à Calais, puisse donner tant de droits à un homme… Je les examinerai… Ce projet fait aussitôt cesser la dispute. Je me retire chez moi… Je fais un paquet d’une demi-douzaine de chemises, d’une culotte de soie noire… Je jette un coup-d’œil sur les manches de mon habit, je vois qu’il peut passer… Je prends une place dans la voiture publique de Douvres. J’arrive."


mardi 23 mars 2010

Les correspondances trahies


Tristesse spécifique quand on apprend soudain qu'un auteur qu'on aime et admire, admire et aime un auteur qu'on n'aime ni admire - ou l'inverse. Exemple : Kundera aime Fellini, et n'aime pas Soljénitsyne. Comment cela est-il possible ? Mon intérêt, mon admiration pour Kundera seraient-ils fondés sur un malentendu - pour moi qui aime Kundera, n'aime pas Fellini, et aime Soljénitsyne ? Il faut un peu de temps, un peu d'éloignement pour lire à nouveau et aimer à nouveau Kundera. Peut-être pour oublier, pour faire comme si on ne savait pas, pour laisser la mauvaise foi faire son travail, sauver l'image de Kundera de cette éraflure, la cicatriser, faire le deuil de cette complète fraternité de goûts. Dissonance, voire discordance bien grinçante.
Impression qu'un auteur doit constituer quelque chose comme un ensemble organique, où tout correspond à tout, et dans lequel il ne saurait y avoir de pièces rapportées, d'éléments étrangers qui en corrompraient l'unité et la grâce. Un chat avec une patte de chien ! Dans l'idée que je me fais de Kundera, Fellini ne me semble pas "miscible", donc pas admissible. Sans en faire un casus belli, il y a une gêne, un caillou dans la chaussure. De même quand je lis que Muray et J. Clair se référent à Lacan : il y a eu maldonne ! On avait affaire, semblait-il, à un alter ego, qui anticipait les attentes, les comblait au-delà même des espérances, et voici que tout à coup, on se trouve face à un opposé de soi-même. On marchait à l'aise, et voici qu'une latte du parquet cède traîtreusement ! Confiance trahie ! Amitié trahie !

Or, précisément, il n'en va pas de même avec les amis (pour le sens de ce dernier mot, consulter un dictionnaire ancien). On a avec un ami une conformité d'idées, fréquemment vérifiée. Mais l'ami n'est pas un "auteur" ayant "autorité" ; il n'est pas tenu, à nos yeux, que ses idées et ses goûts fassent système, soient cohérents, concordants, harmonieux entre eux et avec les miens ; car, si l'ami est source d'enrichissement et de plaisir dans sa conversation, il n'a pas un statut de référence, de modèle. Il apporte, mais ne construit pas. On ne lui demande pas la cohérence qu'on exige implicitement de l'auteur au travers duquel on se construit : à ce dernier, on demande (on exige) des matériaux cohérents, assimilables, métabolisables. Un morceau de bois dans une sauce, cela passe mal, et on maudit le cuisinier.

Et on se demande : si lui, qui est si admirable, aime tel auteur, il doit avoir ses raisons. C'est peut-être moi qui ne saisis pas. Mais quand je ne vois pas , pas du tout, absolument pas comment saisir, je suis devant une aporie. Qui déraille ? Je devrais à la logique de dire que c'est moi, qui suis moins costaud que Kundera. Mais je dois aussi à la sincérité de ne pas déjuger mon sentiment. Je ne vais pas admirer Fellini parce que j'admire Kundera qui l'admire (ce serait un snobisme, un conformisme qui peut jouer parmi les options encore fragiles de la jeunesse).

Peut-être faut-il se dire que personne n'est parfait, même les grands maîtres, et se faire une raison. Il est comme ça. Ce n'est pas parce qu'il aime Fellini qu'on va se priver de toutes les richesses qu'il recèle. Et quel autre serait aussi riche, sans apporter jamais un quelconque élément indigeste ? C'est ce que dit Jean-Luc Marion à propos de l'amour conjugal chrétien : c'est Dieu qui est parfait ; si on demande la perfection à son conjoint, on lui assigne un rôle intenable.


P.S. : les propos de Fellini sur le cinéma, sur la télévision, etc, me semblent souvent très pertinents ; ce sont ses films qui, pour moi, ne "passent" pas. ("Une Rencontre" p. 170)


Le couronnement médiatique

Récemment, sur France-Culture, une émission (droit ou économie). L'animateur, prestigieux Universitaire, reçoit une jeune femme, dont il mentionne que c'est une de ses récentes étudiantes ; et il ajoute (avec, semble-t-il, tout de même, une sorte de clin d'œil, de second degré dans la voix) que cet exemple doit encourager les jeunes chercheurs, car il leur montre "qu'il est toujours possible de parvenir à la radio".
"Parvenir à la radio...". Sur un mode probablement distancié, cette incidente est néanmoins significative. Le but de la Recherche est-il d'écrire une belle thèse, qui influera sur la discipline, qui fera date par son sérieux et les perspectives qu'elle ouvrira ? ou bien s'agit-il de passer dans les média ? La consécration du chercheur n'est plus guère la reconnaissance de ses pairs dans le cadre exigeant de petits colloques aussi savants que cheap ; c'est la médiatisation de masse : avoir son nom sur les programmes ; et un jour, peut-être, consécration suprême, "passer à la télé". Plus guère de différence de finalité entre la StarAc, le Loft, et la Thèse.
Mais alors, qui serait assez naïf pour ne pas se dire qu'une thèse austère sur un sujet peu actuel n'est pas la façon la plus économique de "parvenir" ? Mieux vaut gribouiller un truc bien mainstream, qui fasse mousser le buzz, qui attire la polémique, qui gratouille là où ça chatouille ; cela coûte bien moins et rapporte bien plus. Nul ne croit plus que les média(s) soient honoré(e)s de recevoir un chercheur éminent. C'est tout le contraire : elles l'honorent en lui prêtant leur porte-voix, en lui offrant le moyen de renforcer son prestige. Etre, comme disait Berkeley, c'est être perçu. Là sont le prestige, la visibilité, la vie. La reconnaissance, c'est la notoriété.

Le sérieux, espèce en voie de disparition


Je cherche sur la Toile la phrase de J. de Maistre sur les études :
« Il n'y a pas de méthode facile pour apprendre les choses difficiles. L'unique méthode, c'est de fermer sa porte, de faire dire qu'on n'y est pas, et de travailler » ...
... et, dans le monde entier, j'en trouve une seule occurrence, en conclusion du texte d'un obstétricien de Buenos-Aires (métier socratique).
Avec la mention ci-dessus, cela va faire deux mentions pour les moteurs de recherche. Je double le score ! Mais vont-ils faire des petits ? Rien n'est moins sûr. Cette idée est si vraie, donc si austère, si peu "fun", qu'elle n'a plus grande chance de survivre. Je la savoure d'autant plus.
Toute pensée authentique, disait Alain, est un "monastère d'un moment". "Faire dire qu'on n'y est pas" : c'est faire dire qu'on est mort, seul moyen de prendre distance, de réfléchir, et, à terme, de vivre mieux. Idées inaudibles aujourd'hui. Bientôt criminalisées peut-être. Je savoure d'autant plus.


lundi 22 mars 2010

Théorie littéraire, histoire littéraire : deux esquives de la littérature ?


Dans les études littéraires, depuis une trentaine d'années, on est passé du magistère de l'histoire littéraire à celui de la théorie littéraire. Deux façons d'esquiver l'œuvre en elle-même, dans sa dimension d'œuvre d'art objet, entre autres, de délectation.
Le magistère de l'histoire littéraire n'était guère satisfaisant : se demander sans fin qui a influencé qui, quel écho biographique on peut déceler dans tel passage etc., ce peut être amusant ; il est bon que quelques spécialistes le sachent ; il y a parfois des choses de cette nature qu'il importe de savoir pour saisir l'œuvre. Mais on n'est pas au cœur de l'œuvre. Comme si Proust n'avait pas écrit son "Contre Sainte-Beuve" (enfin, il ne l'a pas vraiment "écrit", mais peu importe, c'est un point d'histoire littéraire).
Contre cela, effet de balancier, on rejette tout biographisme, toute étude d'influences, de sources, d'écoles ; mais c'est pour passer d'un en-deçà de l'œuvre (le soubassement biographique, anecdotique, etc.), à un au-delà de l'œuvre : on se pose, à propos de l'œuvre, à l'occasion de l'œuvre, et même sous le prétexte de l'œuvre, des questions comme : qu'est-ce qu'écrire ? qu'est-ce que créer ? qu'est-ce qu'un texte ? quelle est la place du lecteur dans le texte ? etc. Et on considère comme importantes les œuvres qui sont propices à ce genre d'interrogations, œuvres dont la forme souvent bizarre, spéciale, permet d'argumenter sur ces problèmes. Ici, "Jacques le fataliste" est un "must" (soit dit en passant, on fait étudier la déconstruction des formes narratives à des étudiants qui en ignorent largement la construction, mais passons). Des auteurs on retient plus ce qu'ils ont dit sur la littérature, sur leur expérience d'écriture, que les produits de cette expérience. Au "Cimetière marin", on préférera , du même auteur, "Au sujet du Cimetière marin"...
Ces problèmes sont loin d'être sans intérêt. Mais c'est un intérêt qui est plus philosophique que littéraire ; c'est une interrogation sur la production, les voies de la création, etc. Autre façon, donc, d'esquiver la chose même. Pour ne plus être historien, on devient philosophe. Le résultat est donc équivalent en ce qu'on tape à côté de la cible. Trop bas, puis trop haut.
Trop haut... : il faudrait semble-t-il remarquer une chose simple qui peut faire préférer (ou haïr moins) la dérive historiciste que la dérive théoriciste. C'est qu'un historien de la littérature n'a pas besoin d'être un historien, un vrai. Mais un théoricien aurait besoin d'être philosophe, vraiment philosophe ; il ne doit pas se contenter de quelques notions hâtivement prélevées. Il n'est pas niable que quelques grands spécialistes ont la double compétence, littéraire et philosophique (voire une triple compétence, si l'on songe que la linguistique, souvent nécessaire, est une discipline qui ne s'improvise pas). Mais c'est là un gibier rare. Déjà, chez les moins grands, l'œil exercé dénote assez aisément des faiblesses dans le soubassement philosophique du théoricien de la littérature. Quant à l'étudiant... : s'il convoque la "Poétique" d'Aristote, Derrida, et autres, cela ne peut se faire que sous la forme d'allusions, de références très peu ou pas du tout assimilées. Déjà, le philosophe aguerri s'y casse parfois les dents. Alors l'étudiant lambda en Lettres Modernes, même au niveau L3... Comme on dit quand on ne craint pas de passer pour un vieux schnock sélectif et élitiste à l'égard des pauvres gens : "Ces choses-là sont rudes ; il faut pour les comprendre avoir fait ses études"...
Alors que l'érudition pointilleuse qui va se demander qui Balzac a bien pu rencontrer ou ce qu'il a pu lire entre les deux versions du "Chef-d'œuvre inconnu", cette érudition ne requiert que des talents modestes, de la perspicacité, de la patience. En outre, ses résultats, une fois publiés, même si c'est sous forme d'articles "savants" peu engageants, sont aisément résumables, et compréhensibles par un auditoire ou un lectorat simplement cultivé.
Pour conclure : l'intérêt intrinsèque de la théorie littéraire n'est nullement en cause. Ce qui semble plus problématique, c'est sa pertinence comme discipline-reine des études littéraires. Deux solutions mauvaises à un problème qui demeure : comment tenir sur la littérature un discours qui n'en évince pas la spécificité, qui fasse sa part à l'expérience voluptueuse, sans tomber dans le subjectivisme ?
"Histoire littéraire" se réduit à "histoire".
"Théorie littéraire" se réduit à "théorie".
Qui est tombé à l'eau en cours de route ?


Structuralisme coruscant et repentance discrète


Dans un billet précédent, j'évoquais, à travers un passage de Starobinski, la ressemblance entre la pauvre paraphrase estudiantine et les grands discours structuralistes - deux façons de parler sans rien dire.
Structuralisme, cérébralisme, ne sont pas ma tasse de thé, on l'aura deviné.
Je continue, j'enchaîne.... On en prend, on en laisse, comme on veut. Je n'ai pas tout lu sur tout ; je ne dis pas la Vérité : je donne mon opinion, mes réflexions.


Dans une émission de France-Culture, on évoquait la situation d'une enseignante en Lettres du secondaire qui, ayant lu un passage du Rouge, demanda les réactions des élèves. Ce fut, presque exclusivement, des propos du genre : "Alors, en définitive, il l'a niquée, sa Rénal, ou pas ?". Comme elle ne s'en sortait pas, qu'elle ne parvenait pas à remettre la classe dans des thématiques littéraires, elle a coupé court en faisant une analyse structurale du passage, une lecture très formaliste, qui, évacuant tout contenu, évacuait aussi le problème, et restaurait dans la classe le calme de l'indifférence. On comprend la pauvre enseignante qui a voulu se sortir du piège qu'elle s'était tendu elle-même. ... La forme comme façon de ne parler de rien. ... Le formalisme comme façon de donner le "quite" en situation dangereuse. En ne parlant pas de littérature, en ne parlant de rien.
Deux chercheurs issus des pays de l'Est ont, dans un autre contexte, dit des choses allant dans le même sens. T. Todorov, en Bulgarie soviétisée, travaillait sur la forme car toute approche faisant état du contenu était dangereuse idéologiquement. De même T. Pavel (début de son cours au Collège de France) dit qu'il a choisi la stylistique parce que c'était la discipline où on avait le moins de risque de se retrouver en prison... Avec cette différence entre les deux chercheurs : à ce qu'il me semble, T. Todorov, une fois en pays libre, a continué à travailler sur la forme pendant des décennies, à l'imposer à des générations de pauvres étudiants, alors que plus rien ne le menaçait ; Pavel en revanche semble, quant à lui, avoir bien vite profité de sa liberté pour retourner à l'expérience littéraire, à l'expérience de la vie, au contenu, bien content semble-t-il de ne pas continuer en milieu libre ce qui était au départ une contrainte du milieu totalitaire.
G. Genette et T. Todorov me font faire d'ailleurs des réflexions similaires : après avoir asséné le culte terroriste de la forme, après avoir envahi la recherche, puis les études supérieures, puis secondaires, puis primaires, d'un structuralisme cérébraliste dévastateur, ils reviennent à de l'humanité, voire à cet humanisme tant vilipendé jadis et naguère. Sans paraître trop gênés aux entournures.
[Il y a peu, sur France-Culture, un midi, T. Todorov invité a eu affaire à un interlocuteur qui lui posait à ce propos des questions pas trop édulcorées ; je me suis dit que je n'étais pas tout seul à me demander... ça rassure tout de même... contre le syndrome Drogo...]
On a stérilisé la vie intellectuelle pendant vingt ans ; et il suffit de dire qu'on a changé... Cela suffit, non seulement à passer l'éponge, mais cela permet aussi de montrer combien on est souple, combien on est capable de se réformer, puisqu'on est passé de l'erreur à la vérité. Tandis que ceux qui ont été toujours dans la vérité dénoncent par là leur statisme mesquin, leur esprit sclérosé, conservateur, réac. Certes, il faut pécher gravement pour se repentir profondément, mais ces repentirs ressemblent plus à des changements de cap qu'à des "mea culpa" pleins de componction. On dit qu'on a raison maintenant. On murmure qu'on n'avait pas tout à fait raison avant, mais que ce n'est pas grave, puisque cela partait d'un bon sentiment. Et surtout, on ne dit pas que c'étaient "les autres" qui avaient raison. Ça, jamais. Il est toujours convenu qu'il vaut mieux avoir tort avec la structure que raison avec la littérature.


dimanche 21 mars 2010

Paraphrase terne et structuralisme coruscant


Jean Starobinski § "Littérature" in "Faire de l'histoire" (t. 2 Folio p. 232-3) :


« Que reste-t-il de la critique, si notre question est timide, si notre langage est stéréotypé, si nos concepts sont mal assurés ? L'objet lui-même se banalise et s'affaiblit, faute d'une sollicitation vigoureuse. Les enseignants connaissent bien ces situations où la faiblesse de la lecture entraîne la faiblesse de l'objet. L'on voit se produire un écho dégradé du texte : la paraphrase. Le commentateur, en ce cas, n'ose parler pour lui-même : il n'a rien à dire, les moyens lui manquent. Il a peut-être “compris”, mais il n'a rien observé. Il se laisse envahir confusément par la rumeur de la page ouverte devant lui, il l'amplifie en termes plus faibles : réitération qui dissout la forme en faisant foisonner les équivalents inférieurs du sens. A cette dissolution, l'analyse grammaticale - aujourd'hui l'analyse structurale - apporte un palliatif, sous les espèces d'un mécanisme capable d'assurer un minimum de repérage des faits de style et des moyens mis en œuvre dans un texte. Mais si l'analyse se confine dans la technique descriptive, si elle se borne à transcrire les données littéraires dans les sigles d'un métalangage, c'est toujours la réitération qui prévaut, moins naïve et moins simple, mais toujours captive de l'horizon borné de la tautologie... »


Je goûte fort la façon dont J. Starobinski rend le découragement du professeur devant un texte délavé par une paraphrase à l'inanité contagieuse. Il n'a plus rien à dire, ni sur les propos de l'étudiant, ni même sur le texte (qui est saigné à blanc). Tout le monde est "vidé". Le prof a sommeil, il a envie de mourir, de se faire bûcheron, ou moine.


Mais j'apprécie encore plus que, l'air de rien, en mots très mesurés, d'un ton très égal, il critique le structuralisme avec une cruauté d'autant plus grande qu'elle vise très juste. La "lecture" structuraliste consiste elle aussi à ne rien dire, mais avec tout un arsenal de grands mots prétentieux qui charcutent sans pitié un pauvre texte innocent et sans défense. Et là, ce ne sont pas seulement de petits étudiants qui sont visés, mais des Importants, des mandarins, bien en chaire. Starobinski vend la mèche : ce qu'on dit dans les prestigieux colloques ne vaut souvent pas mieux que ce qu'on dit dans les humbles TD...




Sur la diagonale en peinture

Ce qui frappe dans la peinture française du XVIII°, la vraie, celle des Fragonard, des Boucher, non celle des postlouisquatorziens ou des néoclassiques, c'est l'importance de la diagonale structurant un tableau, un portrait. D'où une impression de vie, de mouvement, de légèreté, voire de frivolité. Les portraits tournés, l'escarpolette, etc. En opposition à la rectitude, à la symétrie, aux valeurs morales strictes, la diagonale dévie. Elle symbolise l'humour, le libertinage, la "sé-duction", la frivolité. Et, surtout, le plaisir. La ligne verticale, organisée avec les horizontales, est immédiatement perçue comme rappel architectural, et donc comme rappel à la dure loi des équilibres réels (Cf. Caillois : il n'y a pas, et pour cause, d'architecture surréaliste). Rappel au principe de réalité, contre le principe de plaisir. La ligne droite bâtit ; la diagonale jouit. La diagonale ne peut être sérieuse que si elle est "compensée" (c'est le mot propre : poids contraire) par sa symétrique, formant ainsi la très architecturale pyramide, peu propice à la volte, à la virevolte, au désinvolte. Les néoclassiques adorent les viriles lignes droites contre les courbes féminines (Ingres en souffrira) ; mais aussi les verticales et horizontales, le fil à plomb, la loi du monde, auquel doit se soumettre la loi du désir - les temples, les colonnes. Avant le classicisme, la sculpture archaïque grecque p. ex., est très verticale, très soumise à la pesanteur. L'architecture est un art où la diagonale est possible, mais difficile : il faut la contrepeser par un artifice quelconque, mais qui n'apparaisse pas trop. La diagonale est donc plus aisément picturale, car la toile, comme le papier, "souffre tout", y compris les équilibres impossibles. Fragonard pratique à la fois le portrait express (fait, dit-on, en une heure, comme celui de Diderot), et le portrait diagonal, où le modèle ne semble guère "poser", ni, pour parler comme Verlaine, "peser". Le classique, et surtout le néoclassique, n'admet la diagonale que s'insérant dans un plan d'ensemble ou vertical, ou, du moins, solidement symétrique, pesé, composé : l'élément diagonal est alors un ornement léger, latéral, anecdotique. Valéry : "la vie a deux ennemis, l'ordre et le désordre".