jeudi 20 mai 2010

Le droit à l'original



Entendu sur un marché : "Je suis passé à Lascaux, mais je ne suis pas entré ; Lascaux 2, c'est une copie, et je n'aime pas les copies". Cela se comprend dans le principe. On préfère l'original. Mais on sait depuis pas mal de temps que les visiteurs détruisent ce qu'ils visitent, de même que le tourisme détruit toujours son objet. Ce pourquoi on a reconstitué à très grands frais un double de la merveille si vulnérable à notre souffle. 


Mais surtout : sur les milliers de postulants à la visite de Lascaux, quelle proportion est apte à goûter réellement l'original par rapport à la copie ? Combien méritent que leur plaisir superficiel détériore un tant soit peu l'irremplaçable ? Si l'on ne disait quel est l'original, quelle la copie, combien verraient la différence ? L'accès à une œuvre se mérite (propos hautement provocateur). Tout le monde a le "droit" de voir la Joconde, si bien que plus personne ne peut la voir : on l'aperçoit vaguement, à travers un blindage et surtout à travers un mur de touristes plus ou moins jacassants et ineptes.
Une "morale du spectateur" : ne prétendre à la contemplation directe de l'original que lorsqu'on a suffisamment affûté son œil sur les reproductions, les copies, pour avoir véritablement besoin de l'original dans son entreprise d'approfondissement esthétique. N'oser demander à voir l'original fragile que lorsque tout ce qui pouvait être perçu, connu, étudié sur la copie a été épuisé. Les musées seraient bien soudain vidés, et fortement dérentabilisés, si les œuvres ne devaient subir que des regards avertis - et donc respectueux. Ils seraient calmes, aussi, car les connaisseurs y crient peu.
Dans un billet récent, André Tubeuf, provocateur bien connu, déplorait, lors d'un récital Chopin de très haut niveau donné par un artiste qui se fait très rare, que le public ait applaudi alors que l'œuvre n'était pas terminée : une grande partie de la salle ignorait le morceau, ou n'en avait qu'une connaissance vague. Une approbation intempestive qui montre le niveau des approbateurs... Et Tubeuf a le culot de dire que ces gens-là devraient d'abord écouter et réécouter Chopin au disque, s'en imprégner, pour se rendre dignes d'occuper ensuite une place précieuse. Payer sa place avec de l'argent est chose bien médiocre, si on ne la paye pas d'abord par un "effort de (son) cœur".
"Elitisme !" criera-t-on, si l'on tient à ne pas comprendre que ce n'est pas là cantonner le peuple à un art de basse qualité ; que c'est même tout le contraire.
L'ignorant, qu'il soit fortuné ou non, dérange toujours. Bruyamment parfois. Silencieusement aussi. Une salle venue assister au récital qu'il ne fallait pas rater pour pouvoir briller dans les dîners, cette salle ne réagit pas, ne fait pas écho comme une salle de connaisseurs, une salle avertie.L'oreille avertie le sent, même si les applaudissements n'éclatent pas prématurément. 

 

La respiration délétère sur les peintures rupestres montre que tout ce qui est beau est, d'une façon ou d'une autre, fragile. Que les miracles sont vulnérables à proportion de ce qu'ils sont miraculeux. Mais vulnérables à des émanations respiratoires, sonores, ou psychiques que le badaud est, par définition, incapable de percevoir. Les chefs-d'œuvre ne sont pas indifférents aux regards qu'on leur inflige. 


mardi 18 mai 2010

DANTE Vita nova XXXVIII (traduction M.P.)



Gentil pensero che parla di vui
sen vene a dimorar meco sovente,
e ragiona d'amor sí dolcemente,
che face consentir lo core in lui.

L'anima dice al cor : Chi è costui,
che vene a consolar la nostra mente,
ed è la sua vertù tanto possente,
ch'altro penser non lascia star con nui ?

Ei le risponde : Oi anima pensosa,
questi è uno spiritel novo d'amore,
che reca innanzi me li suoi desiri ;

e la sua vita, e tutto'l suo valore,
mosse de li occhi di quella pietosa
che si turbava de' nostri martiri.




Le doux souci qui de vous m'entretient,
en moi fait domicile si souvent
et raisonne d'amour si tendrement
que toujours avec lui mon cœur convient.

L'âme demande au cœur : qui donc parvient
à guérir de mémoire le tourment ?
Par sa vertu, en notre entendement
aucune autre pensée ne se maintient.

Le cœur répond : ô, mon âme dolente,
c'est un esprit qui en sa neuve ardeur
vient présenter ses désirs devant moi.

Toute sa vie et toute sa valeur
sont nés des yeux de la compatissante
qui de nos martyres eut grand émoi.

Écrire ses œuvres complètes...



Je me suis longtemps demandé ce que Gœthe voulait dire au juste par : "Désormais, les écrivains écriront leurs œuvres complètes". Je n'ai pas pu retrouver la référence. Mais Malraux cite la formule : ce doit être sérieux. Quant au contexte chez Gœthe, il faut s'en passer (le contexte malrucien ne présente peut-être pas toutes les garanties de rigueur) . 

Finalement, je crois avoir pressenti, indirectement, grâce à des remarques de G. Steiner dans un entretien sur France-Culture, disant, en substance : Shakespeare ne savait pas qu'il était Shakespeare. C'est Beethoven le premier qui a su qu'il était Beethoven, qu'il avait un génie titanesque.

Sur quoi, j'enchaîne : Shakespeare écrivait des pièces à la demande, sur commande, sans projet d'exprimer un moi, une singularité, un génie personnel. Il savait faire ; on lui demandait ; il fournissait.
Haydn n'était pas aveugle sur ses qualités, sa valeur ; sa réputation était immense. Mais il ne voyait pas l'ensemble de ce qu'il avait composé comme formant un tout organique, ayant sa cohérence, sa portée, sa signification, constituant l'expression de son génie, de sa personnalité. C'était un ensemble d'ouvrages, éventuellement très bien répertoriés, non une cathédrale ou un monument à lui-même. On est dans une époque où la notion d'artiste est encore assez liée à celle d'artisan. La pluralité des productions l'emporte sur l'éventuelle unité du producteur.
Tandis qu'avec Beethoven, commence la conception romantique du génie, de ce Moi dont les œuvres forment un tout organique, un autoportrait sonore (ou littéraire, ou pictural). Les œuvres successives sont les étapes, les étages, les épisodes d'une maturation, d'un progrès, d'une Bildung. 

Un musicien, jusqu'alors (Mozart, comme toujours, est entre les deux) voyait ses œuvres comme insérables dans un tout qui pourrait être dénommé, par exemple : "les symphonies qui ont été écrites pour le Prince Estherazy", ou : "les quatuors créés à Vienne", etc... Les artistes créaient des œuvres, ils ne faisaient pas "une œuvre" à travers la diversité des opus. Chaque symphonie était un élément, insérable dans plusieurs groupes possibles, selon l'époque, selon le lieu, selon la fonction liturgique ou sociale. Mais pas selon la personne et la biographie de l'auteur.
A preuve, me semble-t-il : on dit que Bach a été "oublié" des générations suivantes. Pas dut tout : ses fugues étaient l'objet d'une admiration immense de la part des meilleurs compositeurs. Ils les étudiaient, s'en inspiraient, etc. Mais il ne leur venait pas à l'esprit de se demander ce que Bach avait fait d'autre, comment il avait vécu, etc. On laissait dormir les partitions. On ne recherchait pas "tout Bach". Il a fallu le bizarre Van Swieten, puis le romantique Mendelssohn, aidé par la chance, pour que cela advienne.
Avec le romantisme, il y a un lien entre toutes les œuvres que je produis, et ce lien, c'est "moi". La formule de Gœthe signifie donc : désormais, tout créateur aura en ligne de mire, pour chaque œuvre, l'insertion de cette œuvre dans un tout qui sera son legs à l'humanité, son testament esthétique, et la garantie de son immortalité. Sa personne, sa légende, sa statue.
Auparavant, on voulait faire une belle œuvre, éventuellement on espérait en recevoir des louanges, de l'argent, ou un regard bienveillant de Dieu. Et puis on en faisait une autre pour les mêmes raisons. Au contraire, l'horizon des "Œuvres complètes" va avec l'individualisme romantique, le culte du génie, le refus de la commande, l'indépendance sourcilleuse. Comment ferais-je "mon" œuvre, si chaque œuvre m'est dictée par un commanditaire, avec des contraintes ?
Gœthe (me semble-t-il) n'est pas forcément tout ironique vis-à-vis de la prétention sous-jacente à l'idée "j'écris mes Œuvres Complètes" (il l'est probablement un peu) ; mais il désigne surtout cette perspective, ce point de vue tout à fait nouveau de la génialité individuelle, de la génialité comme individuelle. Chez Kant, le "génie" est une qualité de telle œuvre : dans certaines œuvres, vraiment intéressantes, il y a de la génialité. Mais il ne s'agit pas génies au sens de personnalités titanesques, démiurgiques, prométhéennes. Beethoven en revanche se pensait comme "un Génie" (et n'avait pas tort). 

Plus général est le mot au masculin : "Tout l'œuvre peint de..." : une fois le peintre mort, on peut cataloguer l'ensemble de ses peintures. Mais cela n'implique pas que le peintre ait eu ce catalogage-là en vue, à titre d'horizon, quand il peignait. Les neuf Symphonies de Beethoven ne sont pas seulement les neuf qu'il a composées ; ce sont neuf étapes de sa recherche dans le domaine de la symphonie et, en cela, elles vont ensemble, constituent un ensemble réel, possèdent une unité vraie, et pas seulement, comme aurait dit Leibniz, une unité "par agrégation". On y lit une progression, un devenir, l'accomplissement d'une destinée, un effort pour devenir soi à travers ces mutations successives que Gœthe désignait magnifiquement par la formule de "pubertés à répétition". Les "œuvres complètes" ne sont pas le simple rassemblement de ce qui a été fait. Elles incarnent, pour paraphraser Aristote, ce que l'individu a toujours éprouvé qu'il était fait pour faire. Sa destination, sa vocation singulière. Il a fait ce qu'il a fait pour être ce qu'il avait à être. Les œuvres complètes ne sont pas fabrication, mais accomplissement.


dimanche 16 mai 2010

Deux flûtes seules


Deux façons d'être moderne, séparées par deux guerres mondiales... 

En 1913, Debussy écrit une brève pièce pour flûte seule, et l'intitule Syrinx : ce rappel de la Grèce antique (voire archaïque, voire primitive) sonne alors étonnamment moderne. En cette année, on s'appuie sur le passé lointain, on prend un grand élan primitiviste pour assurer les puissantes avancées de la modernité (le Sacre de Stravinski, Totem et tabou de Freud, etc.).

https://www.youtube.com/watch?v=YEyKM13yf_4
On y entend un pâtre rêveur et rêvé, des modes grecs évoqués, des allusions à de profonds sédiments culturels, des senteurs de myrtes, une luminosité sèche, quelques bêlements agrestes, quelques cigales.

En 1947, Varèse écrit une brève pièce pour flûte seule, et l'intitule Densité 21,5 : nul rappel de nul passé, mais une revendication ostensible, voire agressive, de la modernité scientifique, dans sa formulation chiffrée la plus nette : 21,5 est le poids volumique de l'argent dont ont fait les flûtes.
http://www.youtube.com/watch?v=m1crguiFnX4  

On y entend le pur son de l'instrument, du beau métal dont il est constitué, hors contexte, "hors-sol", si l'on peut dire. Ni rêve, ni nostalgie, ni "background".

En 1913, le nouveau s'appuyait sur le passé, sur le qualitatif. En 1947, il se tourne vers le seul avenir de la quantité. Plus d'évocation, plus d'invocation. Plus de passé, plus de morts à faire revivre, plus de tradition à reprendre, plus de charge à transmettre ni de sol où s'implanter. Seule l'abstraction de la mesure. On est passé d'un poids historique à un poids volumique. On ne rebondit plus en s'appuyant sur la densité du temps humain, de la civilisation. On flotte dans les espaces purs et stériles. On est hors de l'expérience, de l'intuitif, de la mémoire, de la piété. Est-on libre, ou désamarré ? La musique est-elle enfin ce qu'elle est, "autonome", ou est-elle libre à la façon du cosmonaute de 2001 quand se rompt son dernier lien au vaisseau spatial, et qui tourne désormais dans la pureté intersidérale ?


lundi 3 mai 2010

Céline / Dujardin : une rencontre [notule]


"Rencontre" au sens de concordance de hasard, très probablement. 
Les acoustiques respectives des deux auteurs sont très étrangères. Mais il est étonnant de noter que, lorsque Joyce redonna (ou donna) gloire aux Lauriers, Dujardin exposa ses intentions, en des termes qui font irrésistiblement songer à Céline, d'autant que l'opuscule de Dujardin sur Le Monologue intérieur est de 1931 et le Voyage de 1932 : 

Dans le Dossier documentaire de l'édition GF des Lauriers :
p. 135 : (à propos du "motif" wagnérien) « ... une phrase isolée qui comporte toujours une signification émotionnelle qui n'est pas reliée logiquement à celles qui précèdent et à celles qui suivent...»
p. 136 : « ... elles ne sont pas liées les unes aux autres suivant un ordre rationnel mais suivant un ordre purement émotionnel, en dehors de tout arrangement intellectualisé. [...] la pensée la plus intime, la plus proche de l'inconscient [...] phrases directes réduites au minimum syntaxial. »
p. 137 : « .. de façon à donner l'impression de "tout venant" . »

Inutile de rappeler les formules de Céline sur sa "petite musique", sur sa "phase émotive", son refus de la syntaxe intellectualisante qui manque l"intimité des choses. 

Cf. Henri Godard : Poétique de Céline p. 221 : 
« Céline travaille à retrouver cette perception dans son cours, et donc la présence de celui qui la vit. D'où dans le texte la séparation en syntagmes ou segments de phrases distincts, correspondant à des temps successifs [...] dans l'ordre où ils se sont présentés à la conscience du personnage-locuteur. »
On dirait bien une description des Lauriers (mais ici, H. Godard évoque plutôt le Céline tardif).


samedi 1 mai 2010

La culture, c'est ce qui reste...



Exégèse d'un lieu commun, comme le vieux Léon.

"La culture, c'est ce qui reste quand on a tout oublié". 

Si on a appris, et oublié, on est certes incapable de parler de la chose ; mais si on nous en parle, on ne la découvre pas entièrement. Même si le ressouvenir n'est pas net, cela nous "dit" très vaguement quelque chose ; il y a une sorte d'écho, de résonance de ce creux au dessin particulier, laissé dans l'esprit par la chose sue et perdue.
Cet écho se sent dans la conversation : si on parle de Rilke à qui n'en a jamais entendu parler, on sent une matité de l'acoustique, dans la façon de dire "Ah oui...". Tournier remarquait, chez les gens étrangers à la beauté photographique, une opacité, une inertie du regard, même s'ils disaient trouver ça très beau...
C'est indéfinissable, c'est (comme presque tout ce qui compte) un "je ne sais quoi" ; mais l'interlocuteur le sent très bien, comme on sent si quelqu'un est présent ou non à ce qu'on lui dit. Comme on sent de même si une personne parle d'après elle-même ou répète simplement un lieu commun, un cliché.
Pour le dire de façon très philosophique - hégélienne même, n'ayons pas peur ! - il y a une grande différence entre ignorer et avoir oublié. Car l'oubli est la négation déterminée de ce qui fut connu. Tandis que l'ignorance en est la négation abstraite. L'oubli retient encore un peu le fumet de ce qui a été perdu, comme la caque sent encore le hareng. Alors que la complète ignorance ne sent rien du tout. Ne pas savoir et ne plus savoir, ce n'est qu'en apparence la même chose. Car ne plus savoir, cela a encore une sorte (paradoxale) d'épaisseur, de tonalité.
Si j'ôte une pomme d'un panier, elle n'y est plus, à aucun titre. Mais si mon cerveau perd un souvenir, il y est encore en quelque façon, sur le mode de n'y être plus. Autres exemples : ne pas avoir d'argent et ne plus avoir d'argent ; être en bonne santé et n'être plus malade.
L'oubli laisse une trace, à peine décelable, mais qui permet un accueil moins sec. Sinon, on sent qu'on parle à un mur.