lundi 19 avril 2010

Apollinaire : "Alcools" : micro- et macro-cosme


On a reproché à Alcools de n'être pas un recueil, mais un fourre-tout. Il est vrai que tous les genres y sont représentés, du plus moderne au plus traditionnel. De Villon au cubisme, via Verlaine et Charles d'Orléans. Un recueil de poèmes doit-il être structuré ? La question n'est pas close. On pourrait la poser aussi pour le(s) Charmes de Valéry, passablement disparate, malgré quelques vraisemblables éléments de charpente. Mais ces recueils portent après tout des titres au pluriel, ce qui, au moins, annonce la couleur, ou les couleurs. Les Alcools sont un bar où l'on a le choix.
Mais, à propos de cette diversité, une petite chose me semble significative. Dans le recueil, on trouve de l'ancien et du moderne. Or, dans le grand (dans les deux sens du mot) poème inaugural, Zone, on trouve, dans un désordre tout moderne, au moyen de discontinuités cubistes, des morceaux de moderne, et des morceaux de classique. La rime, le mètre, sont plus que malmenés. Le vers dépasse souvent allègrement les 15 syllabes, et revient parfois à 4 (le dernier : Soleil cou coupé). Le poème d'ouverture peut donc être vu comme une sorte de microcosme du recueil.
Mieux : le premier vers du premier poème propose une très suggestive équivocité.
         À la fin tu es las de ce monde ancien
Il commence par trois anapestes, et on semble donc s'acheminer vers un alexandrin anapestique, le plus traditionnel des mètres français. Dont on trouvera de magnifiques échantillons en cours de poème : 
       La cétoine qui dort dans le cœur de la rose
(a-t-on fait vers français plus beau, plus fluide, parfait, berceur ?)
Mais la fin notre premier vers pose un sérieux problème : si on prononce « cien » en diérèse (classique) ou en synérèse (moderne), tout change : ce n'est plus le même monde. En synérèse moderne on obtient un vers de 11, qui annule rétrospectivement la progression classique de l'anapeste qui s'installait : on a donc non seulement une forme moderne, mais encore une forme agressivement anti-classique, qui n'a fait que simuler le classicisme pour mieux le subvertir. Si on prononce en diérèse, on a un très bel alexandrin anapestique nostalgique (Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps). Les deux interprétations se défendent (mais j'ai un faible pour la première, qui me paraît bien plus riche et porteuse de signification). Le monde ancien peut être évoqué par l'ancienne musique de la diérèse. Ou sa disparition peut être donnée à entendre dans la modernité expéditive de la synérèse.
En tout cas, à supposer un lecteur ingénu, dès le premier vers, il y a problème, il y a à interpréter, et d'une façon qui tire à grande conséquence. Opera aperta. Libre à vous. Débrouillez-vous. Il n'y a pas de vraie version. Mais la synérèse moderne, donc, me semble s'imposer, non pour la beauté intrinsèque, sonore, du vers, mais pour le message très clair qu'elle lance : on bascule du classique au moderne, du symétrique au bancal. On trompe les attentes. On bouscule des normes auxquelles on serait éminemment capable de satisfaire (la suite le prouve). Le bancal du 11, le vers anapestique proposé et inaccompli, qui frustre l'oreille classique, est bien à son tour un microcosme de Zone, qui est un microcosme d'Alcools. Ce brusque déhanchement rythmique, soigneusement et sournoisement préparé par la régularité où nous installent les 9 premières syllabes, nous fait passer soudain, en 1913, à Bartok, voire à Thelonious Monk.