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jeudi 6 février 2020

Musique entendue, musique écoutée


Lors de la création de sa ‘Musique d’ameublement’, Satie essaya en vain d’empêcher les gens d’écouter, les incitant à faire autre chose, à bavarder, à considérer sa musique comme une chaise ou une moquette. Il semble en effet aller de soi que la musique est destinée à être écoutée. Mais cette ‘évidence’ est chose récente, et, de fait, assez rare. La musique est toujours entendue ; mais écoutée, c’est une autre histoire. Si l’on y regarde d’un peu loin, la musique écoutée pour elle-même, valant par elle seule, semble un phénomène résiduel. 
Dans l’ensemble de la pratique populaire, la musique est d’abord considérée comme un appui pour la danse. Le chant populaire a le plus souvent un public très réduit hors des chanteurs eux-mêmes ; comme la danse, il n’est pas fait pour un public, mais pour les acteurs mêmes.
Dans la pratique religieuse, la musique joue un rôle, elle est fonctionnelle, voire fonctionnaire dans la liturgie (Cantates, Passions, etc). Des pièces d’orgue (musique ‘pure’) sont éventuellement logées dans la liturgie, mais simplement pour y ménager et orner des plages de temps. 
Religieuse ou profane, la musique vocale est grandement inféodée au sens des paroles : pendant très longtemps, une bonne musique est celle qui se calque bien sur les sentiments du livret, et la musique pure (purement instrumentale) apparaît comme une aberration. On ne dit pas « Cantate que me veux-tu ? » car on sait de quoi parle l’œuvre. Mais on s’agace de la Sonate, dont on ne sait ce qu’elle nous dit, ce qu’elle nous veut. La musique doit peindre, dire, donc avoir son centre de gravité hors d’elle-même. 
Si elle ne peint pas, elle est musique d’ambiance. Dans une fête au XVIII° siècle, on n’avait pas à demander aux invités de faire autre chose ; un divertimento n’était nullement au centre de l’attention. Dans la salle, on parle, rit, joue au cartes, etc. 
De même, dans une salle d’opéra, on s’occupe souvent de tout autre chose (mondanités, séduction, ragots, oranges et gâteaux). Comme forme artistique, l’opéra est loin d’être musique pure, il est « œuvre d’art totale », (Gesamtkunstwerk) : la musique est associée à la poésie, à la peinture, à la narration, etc. Sur l’affiche, le compositeur est parfois indiqué en petits caractères.

Mais, dira-t-on, il y eut des exceptions notables : L’Art de la fugue de Bach est bien de la musique pure ? Certes, mais c’est de la musique destinée à être jouée plus qu’écoutée ; jouée par le compositeur, par quelques collègues admiratifs y trouvant des exemples précieux (90 minutes en ré mineur, cela peut apparaître comme dissuasif encore de nos jours). Les Variations Goldberg étaient un luxueux inducteur de sommeil. Les madrigaux de Gesualdo étaient destinés à un petit nombre de connaisseurs, qui excédait peu celui des exécutants. Pendant des siècles, on fit de la musique de chambre entre amis, sans public (le fameux musizieren allemand, qui n’a pas d’équivalent en français) : personne ou presque ne l’écoutait. (Il en était déjà de même pour ce que l’on peut imaginer comme l’origine la plus rustique de la musique : le berger soufflant dans un roseau pour son propre plaisir n’est auditeur que dans la mesure où il est instrumentiste).
Un violoniste réputé disait à un fils de Bach que les partitas pour violon de son père montraient une parfaite connaissance de l’instrument, et qu’il n’y avait pas de meilleur exercice pour devenir un très bon violoniste. Autrement dit, il voyait cette partition, non comme une œuvre à écouter, mais comme une occasion d’améliorer sa technique, une merveille à cultiver entre spécialistes. Notons que c’est un siècle plus tard que Schumann en fait une version pour violon et piano, bien moins exigeante pour l’auditeur, mais aussi moins formatrice pour le violoniste : les partitas sont devenues des œuvres. Car, entretemps, on s’était mis à écouter la musique. 

Au XVIII° siècle, le Concert Spirituel commence à autonomiser la musique, en ne maintenant qu’un rapport ténu avec la liturgie. Les premières sociétés d’amateurs de musique connaissent un grand succès en Angleterre, et commandent à Haydn des symphonies uniquement destinées à être écoutées. À peine plus tard à Vienne, le baron van Swieten crée une association du même genre. Les orchestres phil-harmoniques sont créés par des amateurs aisés, indépendamment des cérémonies de la Cour ou des rituels de l’Évêché, pour la délectation des fondateurs, puis pour un public plus large qui paye sa place pour écouter de la musique, et rien que pour cela. 
C’est donc au cours du XIX° siècle qu’on commence à ‘écouter’ vraiment de la musique. Au XX°, la musique enregistrée modifie la donne. Elle sert encore à danser, à accompagner les films, puis à s’isoler dans les transports en commun. Le show musical est un spectacle composite qui ressemble beaucoup à l’ancien opéra. Hormis le concert classique qui perdure, l’écoute pure peut se faire à domicile en tête-à-tête avec sa seule chaîne hi-fi (en remplacement du musizieren). Le casque est peut-être maintenant l’emblème de la méditation strictement musicale, d’où même la présence corporelle de l’interprète est effacée. 

À l’échelle des siècles, la musique écoutée apparaît donc comme un phénomène assez résiduel par rapport à la masse de musique entendue. Certes, il serait excessif de dire qu’il y a une dimension non-musicale chez les amateurs qui se retrouvent pour n’entendre que le quatuor qu’ils vont jouer eux-mêmes. N’empêche que leur ‘écoute’ n’est pas une écoute pure, mais un contrôle permanent, une tension productive éminemment louable mais comportant une forte dimension technique de contention de l’esprit et du corps. 
Le peintre à son chevalet (ou pire encore, sur son échafaudage de la Sixtine) ne contemple pas, il crée : il surveille, il projette, il s’efforce - comme fait le musicien qui joue. Il est vrai que certains chefs évoquent des moments de grâce où, dans un morceau parfaitement connu, le chef peut, tout en dirigeant, écouter de façon pure la musique qui semble se déployer toute seule ; mais ce sont là des cas rares et fugitifs.

On a employé ici, faute de mieux, la formule ‘écoute pure’, pour désigner cette visée du caractère essentiel de la musique, et de lui seul. L’art musical manque en effet d’un terme qui rendrait à la fois la parfaite passivité physique et l’intense activité spirituelle, qui serait l’équivalent de ce que, dans les arts plastiques, on nomme « contemplation ». Pour jouer ce rôle, le terme ‘écouter’ est trop galvaudé et son opposition à ‘entendre’ est insuffisamment marquée.

Les notations ci-dessus, très sommaires et peu inédites, évoquent une problématique que l’on rencontre aussi dans les arts plastiques. On peut considérer avec Malraux que les œuvres, produites en vue d’une fonction sociale ou liturgique, ont en fait pour vrai destin d’être isolées, purifiées de ces attaches empiriques, dans un musée qui n’a pas d’autre fin que la pure contemplation. Ou l’on peut, comme Valéry et quelques autres, considérer que le musée est le résultat d’une mutilation qui, privant l’œuvre de son insertion (dans la cathédrale, dans la fête etc.), la prive de sa signification. 
On peut considérer que la musique a pour vocation de n’être pas pure, solitaire, isolée, mais insérée dans le milieu social et esthétique qui lui donne vie. Que la musique réduite à sa sévère essence est le fait d’une purification artificielle qui revient à une stérilisation. La musique qui n’est que musique, la peinture qui n’est que peinture, en se rapprochant de leur essence flirtent peut-être dangereusement avec leur anéantissement.


mercredi 27 novembre 2019

Maudits musées ! [anthologie augmentée]


[Les textes nouveaux sont imprimés en couleur]

Avant d’être intellectuelle, une critique du musée peut commencer par l’observation des réactions négatives que l’expérience de ce lieu peut susciter. Le musée est critiqué avant même qu’il existe vraiment (Mercier, les cabinets de curiosité). On pourrait faire une anthologie des comparaisons peu amènes dont on le gratifie, dont les plus fréquentes sont le cimetière et le bordel. 
Ici, quelques échantillons seulement. 
Le texte de Valéry « Le problème des musées », qui annonce par son titre que les musées ne sont pas chose qui va de soi, pourrait, devrait être cité en entier. On le trouve ici :     https://www.philolog.fr/le-probleme-des-musees-valery/


Mercier, Tableau de Paris "Bouquins" p. 359 : 
"Cabinet du Roi. On y voit le squelette de l'éléphant, confondu avec celui de la baleine ; et dans un frêle bâtiment, on retrouve ce qui est épars dans les quatre coins du monde ; mais quand je sors de ce magnifique cabinet, j'ai toujours un mal de tête ; pourquoi ? C'est que la multitude des objets a fatigué mon attention. Rien ne me paraît plus désordonné, que cet assemblage savant, fait pour être dispersé sur la surface de la terre. Toutes ces différentes espèces qui se touchent et qui ne sont pas créées pour se toucher, réunies en un seul point, forment une dissonance en mon cerveau, et me donnent une sensation pénible. Cet ordre symétrique, ouvrage momentané de la main de l'homme, a quelque chose de factice et de bizarre qui blesse mon sens moral et intime. Ce n'est point là l'ordre dont j'ai l'image en moi. Enfin rien ne trouble tant ma tête et ne bouleverse plus mon instinct, que l'aspect des curiosités entassées au cabinet du roi. Ces animaux, qui peuplent les quatre éléments, non, je n'aime point à les voir rapprochés et confondus. Les quadrupèdes, les reptiles  et les poissons, je ne puis les considérer côte à côte dans la même salle ; ainsi que je ne puis apprendre tout à la fois la botanique, la chimie, l'anatomie, l'histoire naturelle, que quatre professeurs y enseignent dans quatre cours annuels. "

Stendhal : Rome, Naples et Florence
 « J’étais dans une sorte d’extase, par l’idée d’être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de coeur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber »

James : L’Américain à Paris [The American] trad. L. Bochet : 
« Sa tranquille promenade à travers le Louvre l'avait cent fois plus harassé que les violents exercices physiques auxquels, de longue date, il était accoutumé. Il avait examiné l'un après l’autre chaque tableau marqué d'un astérisque dans les formidables pages de son guide ; son attention avait été constamment éveillée, ses yeux éblouis, et il venait de s'asseoir avec une véritable migraine d'esthétique. »  
« But his exertions on this particular day had been of an unwonted sort, and he had performed great physical feats which left him less jaded than his tranquil stroll through the Louvre. He had looked out all the pictures to which an asterisk was affixed in those formidable pages of fine print in his Bädeker ; his attention had been strained and his eyes dazzled, and he had sat down with an æsthetic headache »

Rodin, Faire avec ses mains ce que l'on voit (Mille-et-une-Nuits) p. 38 : 
« Malheureusement, depuis un siècle environ, on s'est avisé d'enfermer les oeuvres d'art loin de la place pour laquelle elles furent créées. Là, dans les Musées, on confond l'esprit des siècles et des manifestations diverses. C'est ce qui a fait perdre le sens parfait de l'ornementation, c'est-à-dire de l'ensemble du cadre qui doit préoccuper un artiste lorsqu'il fait une oeuvre pour un milieu déterminé. On en est arrivé ainsi, assez rapidement, à considérer les oeuvres d'art comme des objets qu'on peut placer n'importe où. C'est fâcheux. Car l'art ne doit pas être un enjolivement, mais une ornementation bien établie, qui doit rentrer dans un ensemble harmonieux.
Et le secret de cette harmonie, que nous observons dans la sculpture et la peinture des Antiques, qui contribuaient toujours à la composition de l'architecture, est tout le secret perdu du métier de l'art. »

Rilke, Lettre à la baronne Elisabeth Schenck zu Schweinsberg, 4 nov 1909, Paris ; Seuil, Corresp. p. 147-148   :  
« ... N'y a-t-il pas en [l’amour pour l'humanité entière] un principe dissolvant qui retire à nombre d'énergies dévouées leurs points d'attaque naturels ? Cela me fait le même effet, voyez-vous, que de savoir aujourd'hui toutes les plus grandes œuvres d'art dans des musées, n'appartenant plus à personne. On dit sans doute qu'ainsi elles appartiennent à tout le monde. Mais je ne puis absolument pas me faire à cette généralité ; je n'arrive pas à y croire. Tout ce qu'il y a de plus précieux doit-il vraiment aboutir ainsi à la généralité ? Je ne puis m'empêcher de penser que c'est comme si on laissait un flacon d'essence de rose ouvert en plein air : sans doute sa force serait-elle encore là dans l'espace aérien, mais si éparse, si diluée que le plus doux parfum ne pourrait qu'être perdu pour nos sens. »

Valéry, Le problème des musées 1923 Pléiade 2-1290-1293.  
« Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d’utilité publique, qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices.
Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m’enlève ma canne, un écrit me défend de fumer.
Déjà glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte, je pénètre dans quelque salle de sculpture où règne une froide confusion. Un buste éblouissant apparaît entre les jambes d’un athlète de bronze. Le calme et les violences, les niaiseries, les sourires, les contractures, les équilibres les plus critiques me composent une impression insupportable. Je suis dans un tumulte de créatures congelées, dont chacune exige, sans l’obtenir, l’inexistence de toutes les autres. Et je ne parle pas du chaos de toutes ces grandeurs sans mesure commune, du mélange inexplicable des nains et des géants, ni même de ce raccourci de l’évolution que nous offre une telle assemblée d’êtres parfaits et d’inachevés, de mutilés et de restaurés, de monstres et de messieurs... […]
La tristesse, l’ennui, l’admiration, le beau temps qu’il faisait dehors, les reproches de ma conscience, la terrible sensation du grand nombre des grands artistes marchent avec moi. […]
L’oreille ne supporterait pas d’entendre dix orchestres à la fois. L’esprit ne peut ni suivre, ni conduire plusieurs opérations distinctes, et il n’y a pas de raisonnements simultanés. Mais l’œil, dans l’ouverture de son angle mobile et dans l’instant de sa perception se trouve obligé, d’admettre un portrait et une marine, une cuisine et un triomphe, des personnages dans les états et les dimensions les plus différents ; et davantage, il doit accueillir dans le même regard des harmonies et des manières de peindre incomparables entre elles. »

Valéry, Rhumbs in Tel Quel, [1926] Pléiade 2-606-7 : 
« Libre enfin des musées ! 
Les collections, contraires à l'esprit ; le harem à l'amour. 
On est fatigué des disputes de ces dames sultanes. La somme de toutes ces beautés est absurde, accablante. Une assemblée d'objets exceptionnels, une foule de singuliers ne peut plaire qu'à des marchands, séduire que des insensibles qui se croient sensibles, et des gens crédules. [...] Les musées sont odieux aux artistes. »

Montherlant : Aux Fontaines du Désir [1927] in Essais, Pléiade p. 331 :
« Louvre. Absolument malade devant la multiplicité des choses belles. [...] Tout, jamais je ne saurai tout dans la même minute. Jamais dans la même minute je ne pourrai embrasser tous les âges, tous leurs plaisirs, toutes leurs beautés. 
Une effrayante nostalgie. Toujours quelque chose m'échappera. Quand bien même j'aurais tous les objets d'art d'ici, il y en a que je ne posséderais pas. Un maladif besoin de synthèse, - de tout revivre. Éperdu et misérable. »

Blanchot, Le mal du musée in L’Amitié  Gallimard p. 57-58
« Il n'est que d'entrer dans n'importe quel lieu où des chefs-d'œuvre sont mis ensemble en grand nombre pour éprouver cette sorte de mal du musée, analogue au mal de la montagne, fait de vertige et d'étouffement, auquel succombe rapidement tout bonheur de voir et tout désir de se laisser toucher. Bien entendu, au premier instant, quel ébranlement, quelle certitude physique d'une présence impérieuse, unique, quoique indéfiniment multipliée. La peinture est vraiment là, en personne. Mais c'est une personne si sûre d'elle-même, si contente de ses prestiges et s'imposant, s'exposant par une telle volonté de spectacle que, transformée en reine de théâtre, elle nous transforme à notre tour en spectateurs, très impressionnés, puis un peu gênés, puis un peu ennuyés. De toute évidence, il y a quelque chose d'insupportablement barbare dans l'habitude des musées. Comment a-t-on pu en venir là ? Comment l'affirmation solitaire, exclusive, farouchement tournée vers un point secret qu'elle nous désigne à peine, s'est-elle prêtée, en chaque tableau, à cette mise en commun spectaculaire, à cette rencontre bruyante et distinguée qu'on appelle justement salon ? Les bibliothèques ont aussi je ne sais quoi de surprenant, mais du moins on ne nous oblige pas à lire tous les livres à la fois (pas encore). Pourquoi les œuvres artistiques ont-elles cette ambition encyclopédique qui les conduit à se disposer ensemble, pour être vues en commun, par un regard si général, si confus et si lâche qu'il ne peut s'ensuivre apparemment que la destruction de tout rapport de communication véritable?

Cela, Voyage à la Alcarria [trad. Lacombe] p. 215 : 
«  Aujourd'hui, (…) les tapisseries ne sont plus dans l'ancienne Collégiale de Pastrana.   De   temps   en   temps,   les   habitants   les réclament, mais leurs voix tombent dans le vide. Leur argument est cependant irréfutable : « Rendez-nous ce qui nous appartient », mais on leur répond qu'à Pastrana ils n'ont pas un endroit convenable pour les abriter et que, dans la sacristie où on les gardait autrefois, elles s'abîmaient et se perdaient.
Le voyageur pense qu'avec cette façon de transporter toutes les œuvres d'art dans les musées de Madrid on est en train de tuer la province qui, en définitive, est le pays même. Les choses sont toujours mieux un peu comme elles viennent, un peu en désordre. L'ordre administratif des musées, des fichiers, des statistiques et des cimetières est froid. C'est un ordre inhumain, un ordre anti-naturel. En définitive, c'est un désordre. L'ordre véritable, c'est celui de la Nature qui n'a pas encore produit deux arbres, deux montagnes ou deux chevaux semblables. C'est une erreur d'avoir enlevé les tapisseries de Pastrana pour les mettre à Madrid. Il est toujours beaucoup plus agréable de rencontrer les belles choses par hasard que d'aller les chercher à coup sûr. »  

Lurie (Alison), Liaisons étrangères, trad. S. Mayoux , Rivages p. 341-342 : 
[visite du Victoria and Albert Museum ; pour le « lit de Ware », cf. https://en.wikipedia.org/wiki/Great_Bed_of_Ware]
« Fred se rapproche et pose la main sur le couvre-lit de brocart que ne marque aucun pli. À sa stupeur, le Grand Lit de Ware est dur comme de la pierre. 
Mais pourquoi serait-il surpris ? En termes fonctionnels, ceci n'est plus un lit. Plus personne n'y dormira jamais, plus personne n'y baisera jamais. Personne ne s'assiéra sur ces chaises de chêne au dossier haut ; leurs sièges fibreux de velours pourpre, devenu rose avec le temps, sont protégés des arrière-trains contemporains par des cordons dorés et ternis. Les gobelets ciselés dans leurs vitrines de verre ne contiendront plus jamais d'eau ni de vin ; les assiettes d'étain ne seront plus jamais remplies du rôti de bœuf de la Vieille Angleterre. 
Les musées d'art sont préférables. Les peintures et les sculptures continuent à servir à l'usage pour lequel elles ont été faites : être contemplées et admirées, interpréter le monde et lui conférer une forme. Elles restent vivantes, immortelles, alors que tout ce matériel, vu sous l'angle de sa fonction, est mort ; pis encore, figé dans une sorte de mort vivante [...]. Il trouve quelque chose de futile et de hideux à cette immense brocante victorienne pleine d'ustensiles ménagers de luxe : ces fauteuils, ces plats, ces nappes, ces couteaux, ces horloges en si grand nombre, en trop grand nombre, préservés pour toujours dans leur inutilité glacée [...]. 
Une répugnance à l'égard des milliers d'objets ni morts ni vivants qui l'entourent de tous côtés s'empare de Fred [...]. »