mardi 11 janvier 2022

Notules (13) divers littérature


Une ancienne (et intéressante - donc intéressante ?) émission, de la série "For intérieur", où l'on entend Philippe Beaussant dialoguant avec quelqu'un (Olivier Germain-Thomas) qui sait vraiment dialoguer et non poser des questions préformatées. Je trouve que Beaussant s'exprime bien ; il me fait penser à la clarté sobre de Starobinski. Et puis il dit qu'il admire Staro et qu'il est est allé à Genève pour le voir, ou pour assister à ses cours, je ne sais plus. En tout cas, un ton commun, des gens faits pour s'entendre. Ressemblance moins manifeste que celle, déjà mentionnée, entre Staro et Jaccottet. 

[À propos de gens qui sav[ai]ent s'exprimer, j'ai été très admiratif de la parfaite netteté, simplicité, pertinence, élégance de la parole de Dutilleux]. 


 

Proust, en réponse au questionnaire, disait que le plus grand malheur pour lui serait d'être séparé de Maman. "Serait..." alors que c'est une catastrophe qui a déjà forcément eu lieu, et qui aura forcément lieu...



Starobinski réussit ce tour de force (discret bien sûr) de parler de la paraphrase comme délayage appauvrissant et désespérant, ceci en une page dense et passionnante !

https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/10/starobinski-paraphrase.html



Caillois disait avec raison qu'un art se juge à son architecture. Or il ne peut pas exister d'architecture surréaliste. Le surréalisme est fondé uniquement sur des mots et, comme le dit très bien l'adage, "le papier souffre tout et ne rougit de rien" ; les pires sottises et les plus choquantes âneries le laissent, si l'on ose dire, de marbre. Le papier est décidément un vrai Stoïcien puisqu'il supporte tout, et un vrai Cynique puisqu'il ne connaît nulle honte. Caillois ne pouvait que se séparer du surréalisme qui par définition s'exemptait des exigences du réel ; il ne pouvait qu'aller à l'autre extrême, devenir partisan d'une littérature "édifiante" - mot non de moraliste disait-il, mais de maçon. 



Dorothy Parker a écrit une nouvelle toute simple et très réussie (Such a Pretty Little Picture = "Quel joli petit tableau", in Mauvaise Journée demain, 10x18), qui m'évoque irrésistiblement l'ambiance, avec développement, novellisation, d'un dessin de Sempé. Une vie familiale toute simple, trop simple ; un peu de rêve d'évasion, et puis... rien. Cela m'évoque un peu aussi, pour le thème, le Queneau du Chiendent, mais le ton est tout autre.


  Décidément, Gertrude Stein et moi, ça ne marche pas. À lire sa prose, je suis écrasé d'ennui, et ses théories littéraires me semblent pour le moins aberrantes. Selon elle, puisque la musique répète beaucoup, la littérature doit aussi beaucoup répéter pour en obtenir du mouvement, du dynamisme... (! ?). La répétition, le ressassement me semblent avoir quelques vertus musicales chez Péguy (et encore, quand je suis d'humeur) ; mais chez Stein, c'est pure et stérile irritation. Je suis arrivé à lire Ida, car il y a un aspect amusant qui me fait penser aux nouvelles de Ionesco (d'Ionesco ?), à Dubillard, à Queneau un peu (Sally Mara), à Lewis Carroll. Je l'ai lu(e?) entier mais je me suis forcé dès la moitié. Pour "tenir", j'imaginais le texte dit avec les intonations de Piéplu. Mauvais signe de devoir recourir à de tels subterfuges.  


Théorie et pratique : pyramides

 

  La construction la plus sûre, la moins sujette aux dégradations, même aux mouvements telluriques, c'est la pyramide.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pyramide_de_Kh%C3%A9ops#/media/Fichier:Great_Pyramid_of_Giza.jpg

Les pyramides d'Égypte sont intactes ; si elles présentent signes d'usure, c'est dans la mince couche de pierre qui les recouvrait. Dès sa conception géométrique, la pyramide se garantit le maximum de repos, d'appui, d'inertie. La pyramide aztèque est efficace aussi : des parallélépipèdes entassés, de plus en plus étroits, en somme une pyramide à marches. 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pyramide_de_Kukulc%C3%A1n#/media/Fichier:El_Castillo_Stitch_2008_Edit_1.jpg


Mais on peut tenter (surtout avec les matériaux modernes de construction, béton armé etc.) l'inverse de la pyramide aztèque : sur un parallélépipède, on en pose un autre, un peu plus grand, soigneusement placé, pour que le centre de gravité reste bien au centre. 

https://www.2tout2rien.fr/letrange-immeuble-de-la-radio-slovaque-en-forme-de-pyramide-inversee/

On peut se permettre qu'une partie ne repose pas directement sur le socle ; elle dépasse, mais ne sombre pas. Cette partie est en "porte-à-faux" : elle n'est pas au-dessus de son centre de gravité. Mais elle tient. On élève ainsi une sorte de pyramide posée, sinon sur la pointe, du moins sur une base très étroite. C'est merveilleux, d'autant qu'il n'y a pas de raison de ne pas répéter l'opération un nombre indéfini de fois. Ça doit toujours tenir. En principe. En théorie. Car, dans la théorie, on ne tient pas compte des éventuels facteurs extérieurs. Or, en pratique, il y aura des bourrasques qui renverseront aisément l'audacieux édifice. Le passage d'un moustique pourrait suffire... 


Analogiquement : on peut être prudent et n'avoir de finance que basée sur un substratum économique correspondant, et même, par sûreté, un peu plus large. C'est-à-dire faire la pyramide aztèque. Là, le vent peut souffler, comme on dit. Mais on peut aussi dépasser financièrement le substrat économique réel, et jouer sur ce différentiel merveilleux, ce 'porte-à-faux' où l'on s'appuie sur l'irréel. C'est la spéculation. Et il n'y a pas de raison de continuer à entasser des étages de plus en plus larges sur des bases toujours aussi étroites. Il y a dans cette liberté quelque chose d'enivrant que l'on appelle la "fièvre de la spéculation", qui met à la merci d'une bourrasque de moins en moins violente, voire d'un souffle... 


Autre analogie. Bien des philosophes (Hume et Bergson par exemple) ont dit que nos idées, pures, abstraites, ne valent qu'appuyées sur une expérience qui les authentifie. Si l'on s'aventure au-delà, on construit en porte-à-faux - pas forcément sur du vide, mais en tout cas au-dessus du vide. On se risque : par exemple le raisonnement par analogie doit nous permettre, par transposition, d'appliquer un schéma connu par expérience à un domaine dont on n'a pas l'expérience. Là aussi, cette possibilité de dépasser l'expérience a quelque chose d'enivrant (sentiment de puissance illimitée). On retrouve (est-ce un hasard ?) les mêmes mots de "spéculation" et de "fièvre", qui font bien mauvais ménage avec la raison. La philosophie "spéculative" est celle qui fait une confiance absolue à la raison, à la raison pure et seule, même si ses conclusions sont démenties par la pratique, par l'expérience. La 'critique' de Leibniz par Voltaire dans Candide est certes un peu simplette, mais elle se place au fond sur le bon terrain. Le penseur, à partir de principes peut-être vrais bâtit un système qui, à mesure qu'il s'élève, se rend de plus en plus vulnérable au moindre souffle de la pratique. Aurait-il été pertinent que Voltaire rédigeât un long traité pour dénoncer d'éventuelles fautes de raisonnement de Leibniz ? Il montre seulement qu'un coup d'épaule renverse l'édifice de l'optimisme. 


Cela n'empêche pas la "maison de la cascade" de Wright d'être une des plus belles qui soient, avec ses dalles en porte-à-faux impressionnant. Mais c'est un porte-à-faux soigneusement calculé, pas un entassement fiévreux qui augmenterait inconsidérément le risque. Toutefois, en cas de séisme, cela résisterait moins que Gizeh.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_sur_la_cascade#/media/Fichier:Fallingwater_-_DSC05639.JPG