mardi 21 janvier 2020

Nabokov : escarbilles et corps glorieux


La principale leçon spirituelle de Nabokov est que, le passé étant irrémédiablement perdu, la Russie, qui est l’enfance, ne sera jamais retrouvée, ni même regrettée. Toutefois, le passé est susceptible d’être non pas reconstruit, mais recréé : cette entreprise d'anaktisis, plus ambitieuse qu’une laborieuse reconstitution, est pourtant la seule légitime. On n’inverse le temps que par l’œuvre, c’est-à-dire par les signes. La création artistique accomplit dans son ordre un miracle semblable à celui du pardon, qui, dans son ordre moral, transforme le passé en en changeant la signification. 
Il ne s’agit donc pas, surtout pas, de récupérer pieusement des bribes du monde disparu et de les rassembler par exemple dans un appartement à la russité ostentatoire comme font les beaux-parents de Loujine. Une telle entreprise met plutôt en relief la misère de ces débris tristement privés du contexte qui seul leur donnait sens et vie. 
La problématique de Nabokov, comme de bien d’autres auteurs, est l’antique question « ubi sunt… ? » Où est passé le passé ? Que sont les amis devenus ?
Il arrive que la question soit posée de façon strictement matérielle. Dans ses rêveries, Ganine se souvient des détails merveilleux de son adolescence et songe à l’hypothèse d’un éternel retour qui promettrait, au prix de beaucoup de patience, la réédition stricte des mêmes choses, des mêmes êtres, des mêmes situations : 
« Et où est tout cela maintenant ? songeait Ganine. Où est le bonheur, le soleil, où sont ces épaisses quilles de bois qui bondissaient et s'entrechoquaient si joliment, où est ma bicyclette avec son guidon bas et son grand pignon ? Il y a une loi, paraît-il, qui dit que rien ne disparaît jamais, que la matière est indestructible. Donc les éclisses de mes quilles et les rayons de ma bicyclette existent encore, quelque part, aujourd'hui. Ce qui est dommage, c'est que jamais je ne les retrouverai - jamais. J'ai lu autrefois quelque chose sur ‘l’éternel retour’. Mais qu'arrive-t-il quand ce jeu de patience compliqué ne réussit pas une seconde fois ? » [traduction Pléiade]
« Where is the happiness, the sunshine, where are those thick skittles of wood which crashed and bounced so nicely, where is my bicycle with the low handlebars and the big gear ? It seems there’s a law which says that nothing ever vanishes, that matter is indestructible ; therefore the chips from my skittles and the spokes of my bicycle still exist somewhere to this day. The pity of it is that I’ll never find them again - never. I once read about the ‘eternal return.’ But what if this complicated game of patience never comes out a second time ? »
L’hypothèse d’une résurrection matérielle sombre dans le ridicule d’une attente infinie. Malgré ce que disent certains critiques, il semble bien que Ganine n’accède pas au niveau de la création, de la re-création artistique. Mais, en refusant de revoir Machenka, il manifeste qu’il accède au moins à la valeur et à l’autonomie de la mémoire, de la remémoration - donc à une des conditions essentielles de la création. On n’est pas tout à fait sûr que la femme d’Alfiorov soit vraiment la Machenka de Ganine (ce prénom diminutif est on ne peut plus répandu). Mais ce qui est certain, c’est que Ganine a vraiment compris que, même si c’était bien sa Machenka à lui, la femme qu’il reverrait sur le quai de la gare ne serait pas, ne pouvait plus être celle qu’il a aimée. Alors que la mémoire la lui restitue à tout instant dans sa vérité éternelle. 

Vers la fin de Pnine, le narrateur Vladimir Vladimirovitch, se montrant ouvertement sur le devant de la scène romanesque, évoque sa toute première rencontre avec Pnine, dans son enfance petersbourgeoise : 
« Mon premier souvenir de Pnine est associé à un grain de poussière de charbon entré dans mon œil gauche par un dimanche de printemps en 1911 »
« My first recollection of Timofey Pnin is connected with a speck of coal dust that entered my left eye on a spring Sunday in 1911. »
Le jeune V. V. souffre d’une escarbille logée à l’extême nord (bien sûr) de son globe oculaire ; c’est dire que son monde, son orbe, son ‘mir’ en est perturbé, gâché. On l’emmène chez le Dr Pavel Pnine, qui résout le problème en un instant.
« Et quel soulagement divin quand, au moyen d’un instrument menu semblable à la baguette de tambour d’un elfe, le doux docteur retira du globe de mon œil l’atome qui l’opprimait. »
« And what a divine relief it was when, with a tiny instrument resembling an elf’s drumstick, the tender doctor removed from my eyeball the offending black atom ! »
Mais s’ensuit une étrange rêverie :
« Je me demande où il se trouve aujourd’hui, ce petit point noir. Le fait est, bête et fou, qu’il existe réellement quelque part. » 
« I wonder where that speck is now ? The dull, mad fact is that it does exist somewhere. »
Comme les atomes d’Épicure, les particules élémentaires de la matière sont indestructibles. La douleur a disparu en un instant ; la particule durera à jamais, mais n’obsèdera pas le narrateur, qui pourra mener une vie libre, heureuse et créatrice - heureuse principalement parce que créatrice. 
Mais il n’en va pas de même pour le fils du docteur, notre Timofei, qui fait une brève apparition à ce moment-là. 
[Le rapport entre V. V, Pnine, et l’escarbille est traité selon une autre perspective par Stephen Casmier dans « A Speck of Coal Dust : Vladimir Nabokov's Pnin and the Possibility of Translation », Nabokov Studies, Volume 8, 2004, pp. 71-86 ; Published by International Vladimir Nabokov Society and Davidson College. DOI: https://doi.org/10.1353/nab.2004.0005]
Outre ses divers handicaps comiques (maladresse, anglais biscornu, manies etc.), Pnine souffrira de ‘specks’ qui, eux, ne s’en vont pas d’un coup de baguette magique : par exemple sa calamiteuse épouse, et V. V. comme témoin triomphant de son passé ridicule. 

Mais ce n’est pas encore là le plus sérieux. 
Pnine sait bien lui aussi qu’il ne retrouvera pas la Russie ; mais il ne peut s’y faire (en cela, il ressemble plus au névrosé qu’au psychotique ; video meliora proboque, deteriora sequor…). Il cherche à tout prix à sauver le sens de sa vie en récupérant des bribes de traditions, des mots, des vestiges du paradis perdu. Avec ces broutilles touchantes mais insignifiantes, il tente de composer un ‘grand’ ouvrage, qui ne verra certainement jamais le jour, et qui ne serait au mieux qu’un bric-à-brac. Il cherche à maintenir un monde disparu, mais n’a ni la force ni le génie de le faire revivre dans la transfiguration de l’œuvre, dans la résurrection par les signes. Ganine sait que la remémoration est la seule voie, et s’en arrête là. Nabokov le sait aussi, mais sa remémoration, elle, est active, elle restitue son objet dans le monde de l’art. Ce sont là deux façons de revivre le passé « recollected in tranquility » [cf. Wordsworth : « Poetry is the spontaneous overflow of powerful feelings : it takes its origin from emotion recollected in tranquility »].

Le plus sérieux, la raison la plus profonde de cette incapacité de Pnine, nous est peut-être suggéré à travers l’indice de l’escarbille. Le narrateur, on l’a vu, en a été débarrassé en un clin d’œil. Mais Pnine n’arrive pas, malgré ses efforts, à ne plus penser à Mira, son 'mir’, son monde perdu, qui a vraisemblablement été dispersé à jamais en une infinité d’escarbilles, véritables particules de charbon résultant d’une carbonisation, que l’on ne peut matériellement récupérer, rassembler, recollecter. L’ubi sunt ? est pour lui une question définitivement sans réponse. Il recueille pieusement des faits et anecdotes ponctuels, mais ne pourra en faire un corps, un individu, une personne. Il ne peut renoncer à une reconstitution matérielle. Dans la scène de la baignade, est évoqué le rapport entre la foi et le sens tactile. De même que saint Thomas exigeait de toucher pour croire, Pnine ne peut admettre la dissémination physique définitive de Mira. C’est pourquoi il ne veut pas penser à elle : « Pnine avait appris au cours des dernières années à ne jamais se souvenir de Mira Belotchkine » [« Pnin had taught himself, during the last ten years, never to remember Mira Belochkin »]
C'est parce qu'il est foncièrement mélancolique, parce qu’il ne se remet pas de la perte de l'être aimé, qu’il collectionne vainement et indéfiniment les petits faits qui sont l’image de sa dispersion en même temps que la dispersion de son image. 

Longtemps la religion chrétienne a proscrit la crémation pour ne pas contrevenir à la résurrection promise des corps. Mais pour un dieu tout-puissant, rien n’est impossible, et rien ne coûte. Il lui est aussi facile de recomposer des escarbilles dispersées dans tout l'univers que de restituer l’intégrité d’un corps inhumé. Nabokov est ce Dieu tout-puissant et serein qui refait le monde avec des mots, un autre monde qui est le même, mais transfiguré en matériaux purs, en pigments éternels, en mots incorruptibles, qui ressuscite Lolita en corps glorieux. 
Lolita sera transfigurée en Lolita. 
Mira ne sera pas transfigurée en Mira.


Nabokov / Sterne (minimes notules)


Sterne signale dans Tristram Shandy la « bend sinister », la « brisure à senestre » sur le carrosse familial, formule qui a fourni un titre de roman à Nabokov. 
C’est on le sait un signe de bâtardise, ce que le nom de Pnine est aussi (réduction du nom noble ‘Repnine’) 
Puis, quelques pages plus loin, (à propos de l’épisode du marron brûlant), Sterne évoque de façon périphrastique la braguette (sans zipper à l’époque) en des termes qui font songer au passage correspondant dans Pnine : 
« it was that particular aperture which, in all good societies, the laws of decorum do strictly require, like the temple of Janus (in peace at least) to be universally shut up. »
trad. Frenais, 1803 : « cette espèce de baie, que les lois du décorum exigent qui soit strictement fermée comme le temple de Janus, au moins en temps de paix… »
La comparaison avec le temple de Janus, ouvert ou fermé selon qu’on est en paix ou en guerre, est déjà très drôle ; drôlerie que la possible mise en relation avec la meurtrissure guerrière et les obsessions polémologiques de l’oncle Toby ne fait qu’accroître.
Un regret : la traduction de decorum par ‘décorum’ ; il semble qu’il vaudrait mieux, le sens anglais se rapprochant de l’étymologie, dire ‘décence’ (« Dulce et decorum est pro patria mori »). En Folio, Tadié traduit aussi par ‘décorum’.
Traduction plus judicieuse : 
« cette ouverture que dans toute bonne société les lois de la simple politesse exigent qu'on tienne, ainsi que le temple de Janus (en temps de paix du moins), fermée. »
traduction donnée (mais non créditée je crois) par 
Dupont Victor. Note sur l'immoralité de Sterne : "Tristram Shandy" et le "Voyage sentimental" . In: Littératures 4, janvier 1956. pp. 91-115; doi : https://doi.org/10.3406/litts.1956.946
https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1956_num_4_1_946 »)

Rappelons la phrase de Pnine : 
« The zipper a gentleman depends on most would come loose in his puzzled hand at some nightmare moment of haste and despair. »